L’Eternel Retour
Deleuze a donné une interprétation de l’Eternel Retour de Nietzsche si pertinente qu’on la prend volontiers pour la thèse que Nietzsche défendait lui-même, tout en ignorant bien souvent que cette conception est en fait de Deleuze. Laissons de côté, pour l’instant, ce que Nietzsche disait lui-même à ce sujet, pour nous concentrer sur ce que Deleuze entendait.
Une interprétation classique de l’Eternel Retour deleuzien est d’en faire un principe moral – ou éthique, dirait plutôt Deleuze. « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir agir de la même sorte éternellement ». Sous cet aspect, l’Eternel Retour se rapprocherait, dans sa forme et sa fin, d’autres principes éthiques, tels que, par exemple, l’impératif catégorique kantien. Il constituerait comme un test formel qu’une action se doit de satisfaire pour être admissible, ou d’échouer pour être rejetée.
Prenons, pour Kant, la deuxième formulation de l’impératif catégorique : « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle. » Une action sera jugée admissible, et partant morale, si elle satisfait à ce test. Par exemple, on imagine l’homicide inadmissible, et donc immoral, puisque l’on ne peut pas concevoir que la maxime « Tuer des gens » soit érigée en législation universelle qui commanderait à chacun de « Tuer des gens », puisque la société qui l’adopterait s’anéantirait aussitôt.
Qu’en est-il avec l’Eternel Retour (deleuzien) ? Il s’agirait de déterminer si on peut vivre éternellement en appliquant cette maxime, vivre éternellement en tuant des gens, encore et toujours.
Or, il y a une différence essentielle entre les deux modèles. Le résultat du test kantien peut être déterminé a priori – on s’en serait douté -, il est un test d’une nature presque purement logique dont l’issue est la même pour quiconque : chacun, en tant que sujet moral, s’aperçoit qu’aucune société ne pourrait exister avec une telle maxime pour loi. En revanche, en ce qui concerne le test de l’Eternel Retour, rien ne garantit que l’issue soit la même pour tout le monde. Certains pourraient peut-être parvenir à vivre éternellement en tuant des gens quand d’autres ne le pourraient.
Plutôt que l’homicide, exemple radical, Deleuze prend dans son cours sur Spinoza du 9 décembre 1980 celui de l’alcoolisme, exemple qu’il connaissait bien lui-même comme il le confesse dans L’Abécédaire. Si l’on est capable de vivre éternellement en buvant, le test de l’Eternel Retour est réussi, et c’est une manière d’être que l’on peut adopter. A contrario, un alcoolique qui boirait en se disant à chaque fois que ce verre serait le dernier de sa vie ne passerait pas le test, puisqu’en dernière analyse, on se rend compte que son alcoolisme ne se veut pas définitif dans l’intention, même s’il peut l’être dans les faits. Regrets, remords sont les signes évidents dans le sujet d’un acte qu’il ne saurait répéter éternellement.
En somme, ce que l’Eternel Retour cherche, c’est à déterminer une cohérence entre l’agir d’un individu et la façon dont il approuve ou désapprouve ce même agir. Le test de l’Eternel Retour permet de déterminer si un individu agit en accord avec lui-même. Est-on capable de vivre éternellement en étant tel ? Si on ne l’est pas, alors mieux vaut abandonner cette manière d’être.
D’après Deleuze, la morale est ce système qui cherche à juger les actions de soi et d’autrui. La morale est bonne pour les inquisiteurs, ceux qui cherchent sans cesse à poser des valeurs, à hiérarchiser les êtres. L’éthique, en revanche, ne cherche pas à juger mais à rendre compte d’un comportement quant à un être. L’éthique ne se pose pas la question « que dois-je faire ? » et autres questions connexes du type « est-ce légitime ?, fais-je bien ?, qu’est-ce que le Bien ? le Mal ? » mais plutôt : «comment est-ce possible ? ». Comment est-ce possible que tel être agisse de telle sorte quant à ce qui le définit ? La morale voit du Bien et du Mal ; l’éthique ne considère que du bon et du mauvais : il y a des choses qui conviennent à tel être et d’autres pas. L’éthique est moins un problème de valeurs que de santé.
La morale présupposera une essence qui doit s’actualiser ; l’essence précéde l’existence, et l’être doit l’accompir. Pour l’éthique, c’est bien différent : il n’y a pas d’essences, mais des puissances ; les êtres sont gros de possibilités, de virtualités qui tantôt s’actualisent, tantôt ne s’actualisent pas. L’Eternel retour n’est alors pas le test qui permet de découvrir l’essence d’un sujet, mais ce qui permet de discriminer les puissances qui caractérisent l’être dans son devenir. C’est ce qu’avait compris Spinoza, et c’est pourquoi il nomma son livre : L’Ethique.
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14 juin 2009 à 13:10 Luccio[Citer] [Répondre]
Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que l’Eternel retour ce n’est ni Nietzsche ni Deleuze, c’est Johnny.
28 février 2010 à
[…] conclure – car sur un malentendu, tout est possible -, je citerai Luccio qui, un jour – ou peut-être une nuit ? -, dans une intuition métaphysique décisive, a très justement dit : […]
15 mai 2010 à 20:14 Dia[Citer] [Répondre]
Deleuze s’est au moins ridiculisé avec son interprétation de Nitche, laquelle interprétation n’est au fond – comme votre post le montre assez – qu’un bon gros vieux vitalisme.
Une philosophie pour camp naturiste. Le surhomme est un mec cool, il fait des fromages dans le Larzac !
2 juillet 2010 à 6:33 rogeleo[Citer] [Répondre]
tuer quelqu’un, ça serait la decomposition d’une relation, et tel acte ça a avoir avec une reaction, pas avec une action –> la question c’est que pas tous les actes revient dans le test ou évaluation de l’éternel retour, de la meme manière que pas tous les problèmes sont vrais. C’est pour ça que c’est une preuve… mais pas une preuve subjective.
J’aime bien ton point de vue, mais je pense que c’est plus compliqué que ça.
L’alcoolique justement c’est quelq’un pris dans une relation d’esclavage avec quelque chose, c’est quelqu’un qui n’a su pour longtemps d’être d’accord avec soi meme… C’est là qu’on perde la puissance d’agir et d’exister, et c’est pour ça qu’on entre dans des situations qui ne permetent pas d’aller loin (justement le « mal » ou le « mauvais » c’est ne pouvoir aller « assez » loin…, c’est à dire la moral (en tant que limitation)).
2 juillet 2010 à 9:21 Gnouros[Citer] [Répondre]
Plus que mon point de vue, il s’agit de celui de Deleuze. L’exemple de l’alcoolique est celui qu’il prend et interprète de cette manière dans son cours sur Spinoza à Vincennes.
Mais je suis d’accord en revanche sur le fait que la théorie deleuzienne est un peu rapide. Car effectivement, elle permet peut-être de donner une justification positive de tous les phénomènes addictifs, et de les conforter. Or, plus que de révéler romantiquement une certaine manière d’être, l’addiction ressort très certainement davantage de l’esclavage.
4 juillet 2010 à 10:15 rogeleo[Citer] [Répondre]
* Mon point c’est que ta phrase, «Certains pourraient peut-être parvenir à vivre éternellement en tuant des gens quand d’autres ne le pourraient.», n’est pas réellement deleuzienne. Pour Deleuze, le critère pour distinguer le vrai [problème] et la bêtise, c’est ne pas l’adequation au donnés ou à l’état des choses externe, mais l’efectivité d’un acte de penser qui introduit dans le donné une hiérarchie (la bêtise n’étant que la confution sur l’important et le non-important). Je ne vois pas les conséquences de cette «différence interne» dans ce que tu dis. Si l’éternel retour comme preuve étique c’est une sélection, entre quoi et quoi il va sélectioner? Cette problème on peut le retrouver déjà depuis son Nietzsche et la philosophie, pag. 77 et s., où il spécifie que cette primière sélection, avec la formule «Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour» (NP, 77), a besoin d’une seconde sélection.
Dans le problème de l’éternel retour comme preuve étique il faut bien faire intervenir l’analyse des forces par rapport à la volonté de puissance. D’un côté, la volonté a à voir avec un « vouloir » (affirmation et négation comme qualitées immediates de la volonté de puissance); et, d’autre côté, la force avec un « pouvoir » (active ou réactive). Et l’essentiel ici, c’est que la volonté de puissance renvoie à un vouloir dans l’intérieur de la force. Si ce vouloir interne à la force est une négation, s’il « dit » Non, alors il s’agit d’une force réactive. Et « les forces réactives qui vont même jusqu’au bout de ce qu’elles peuvent à leur manière » jusqu’à ses derniers consequences [c’est à dire que s’affirment], ne devientent pour cela des forces actives (de la même manière que l’union des esclaves ou faibles ne leur rendent libres ni fortes. « Car,comme le dit Deleuze, aussi dans NP,78, «aller jusqu’au bout», «aller jusqu’aux conséquences dernières», a deux sens, suivant qu’on affirme ou qu’on nie, suivant qu’on affirme sa proppre différence ou qu’on nie ce qui diffère… Quand une force réactive dévelop ses consequances últimes, c’est en rapport act la négation, avec la volonté de néant qui lui sert de moteur. »
** Bref, c’est délicat tout ça. Et c’est vrai, l’exemple de l’alcoolique il le reprend aussi dans son Abécedaire, mais justement, il est très prudent dans ce cas là, il ne s’explique pas beaucoup. Je pense qu’on pourrait dire que Deleuze distingue deux types d’alcooliques: 1) ceux qui ont mis l’alcoolisme au service de ses oeuvres (la liste ouverte des ecrivans qu’il admire, London, Fitzgerald, etc.) ; et 2) ceux qui « craquent » à cause d’une usage inadequate de l’alcool (dans ce cours il fait le commentaire de la triste situation dans laquelle sont pris quelques personnes par rapport à les drogues).
*** Enfin, la question de la possibilité du mode de vivre proprement étique en tant que tuent des gens n’a pas de sens, au moins de sens deleuzien (il faudrait analyser le cas de Blyenbergh).
5 juillet 2010 à 19:55 tribak ahmed[Citer] [Répondre]
Il s’agit bien là d’un Deleuze, mais certainement pas de Deleuze le grand philosophe dont cet article fait preuve qu’il est posthume, comme l’était Nietzsche. Mais dire que Deleuze prêche pour une morale qui consiste à inciter à » tuer éternellement, c’est un peu trop cruel ! Et pourtant ce que Deleuze disait dans l’abécédaire était spontané et bien transparent.
5 juillet 2010 à 22:26 rogeleo[Citer] [Répondre]
En tout cas,c’est vrai qu’on ne peut pas dire que la lecture de la théorie étique deleuziene comme justification positive des phénomènes addictifs soit fausse (parce qu’on peut toujours profiter du fait que Deleuze ne s’intéresse pas à juger les addictions, ce n’est pas son problème). Mais pourtant ce n’est pas moins vrai que ce n’est qu’une pétite lecture de Deleuze.
Et bien sûr, c’est une formule très belle qu’il emprunte à Nietzsche, et la fait sienne, et la présente comme une sorte de boussole pour le désert. […] Et justement, c’est même à ceci qui sert la preuve étique de l’éternel retour: affirmer que «l’être égal» (de l’univocité de l’être) ne veut pas dire (sauf ontologiquement) « tout se vaut » (vivre éternellement en tuant de gens) , mais que l’être se dit également de tous les étants.
Alors pourquoi est-ce que on ne peut pas vivre librement en tuant tout le monde en restant au même temps étiquement deleuzien? Parce que ça seriat opposer de manière radical le logos y la violence (sans compromis posible). La violence décrite par Deleuze est celle que la pensée subit et sous l’impact de laquelle elle se met à penser (agressivité critique). Ce n’est pas du tout un violence spontanée, caractéristique d’une pensée d’abord agressive qui cherche son moteur dans la négation. C’est ça que fait souvant l’histoire de la philosophie (opposer logos/violence), et c’est ça que font les hégéliens. (cf. F.Z.)
Mais il faut être trop hégélien
17 janvier 2011 à 23:50 NGAKO JOSUE[Citer] [Répondre]
à lire avec attention la question de l’eternel retour de F. Nietzsche, on comprend assez bien que la vie est cyclique. que rien ne se perd tout se transforme et se reconstruit, pour revenir sous une autre forme, sinon sous la même forme.
on retrouve la héraclitéenne dans cette pensée de l’éternel retour.
aussi je crois que cette idée renvoie et rappelle la resurection dans la christianisme. bien qu’étant promesse, la vie chrétienne est une vie qui n’a pas de fin. on meurt certes mais on a la vie éternel. on retourne à la vie.
c’est le processus de l’éternel retour.
nietzsche n’aurait donc pas assassiné Dieu, car il est non seulement immortel, mais susceptible de revenir à la vie.
14 février 2011 à 16:55 Skware[Citer] [Répondre]
Deux choses.
1)
L’éternelle récurrence sert à décupler la volonté dans l’acte. CAD affirmer. Et cela s’anime dans l’être-étant auparavant.
Comme faire ceci ou cela avec à l’esprit « je vais essayer de faire » au lieu de vouloir réaliser la chose avec détermination.
Si effectivement cela ne redouble pas le plaisir dans le chemin retour c’est que c’est mauvais/triste(spinoza) ET bas/vil(nietzsche).
Je me permet de faire remarquer au passage que l’éternelle récurrence se veut partie intégrante de l’affirmation dionysiaque (vivre comme on crée). Hors, tuer est le summum de l’acte nihiliste par excellence.
La philosophie n’est pas un outil pour les idiots car, juqu’à preuve du contraire on n’a pas vu un philosophe serial killer dans l’histoire. La religion/morale, en revanche, a tué des millions d’hommes.
Les plus malin évoqueront Heidegger, mais il n’a tué personne de ses mains. Alors de grâce, évitons le point Godwin.
2)
Percevoir les essences fait parties du 3ème type de connaissances chez spinoza. Et c’est en percevant une essence via « l’idée adéquate » que la puissance d’agir libère l’action. Alors oui il y a bien des essences dans l’Ethique.
27 décembre 2012 à 12:34 Luccio[Citer] [Répondre]
Je conseille le film Looper, où l’on peut puiser l’inspiration pour une variation pédagogique sur le concept de l’éternel retour.
27 décembre 2012 à 13:44 Luccio[Citer] [Répondre]
Sinon, sur ton billet. Il me semble qu’on peut aller dans ton sens en accentuant la différence entre Kant et Nietzsche. Kant ne serait pas à placer du côté de l’a priori contre la vie effective, mais aussi du côté de l’a priori comme impersonnel source de culpabilité (je sais, c’est un peu la même chose).
Ainsi, chez Kant, j’ai envie de dire ou faire un truc, et je regarde si c’est compatible avec la loi morale — voire parfois je cherche dans ce qui est compatible avec la loi morale ce que je pourrais faire. Or le problème de la loi morale, c’est qu’elle se formule dans des mots, dans une langue, etc. Or les mots, la langue, la formalisation, c’est un peu de la mise en boîte, c’est un risque de ne pas penser par soi-même alors même qu’on s’y essaye.
En effet j’essaye de penser par moi-même, je ne suis pas en train de suivre un précepteur ou un livre de moral, je me demande si ce que je fais un autre le ferait.
Mais ça Nietzsche s’en méfie, le spécialiste du langage et de son histoire, le philologue, sert le philosophe moraliste. « Je » est un autre, mais non pas celui qui assiste à l’éclosion en moi de la poésie (Rimbaud — je maîtrise mal, si une bonne âme veut me faire la leçon, elle est la bienvenue), plutôt ce Moi inventé par les moralisateurs pour me rendre responsable de mes actions, et donc coupable !
Ainsi le Je de la formalisation pourrait ne plus être moi, où plutôt Moi dans sa nature révélée, selon le philologue qui voit dans ce Je ou ce Moi des illusions de la pensée culpabilisante qui crée des essence. Le voilà qui préfère l’éternel retour.
27 décembre 2012 à 16:36 Gnouros[Citer] [Répondre]
C’est pas bête, et assez bergsonien, cette critique de l’impératif catégorique par le biais du langage.
28 décembre 2012 à 11:55 Luccio[Citer] [Répondre]
En ce qui me concerne c’est vraiment d’esprit nietzchéen (enfin du peu que je connaisse).
J’ai rajouté le truc sur le langage pour gonfler un :
C’est que j’ai la pensée aphoristique, mais comme je ne suis pas encore reconnu à ma juste mesure, il me faut encore m’escrimer à développer mes pensées. C’est là que commencent les malentendus entre le reste du monde et moi.
11 janvier 2013 à
[…] conclure, et en évitant de trop en dire, rappelez-vous le thème nietzschéen de l’éternel retour du même. Il faut savoir vivre sa vie comme si chaque instant était destiné à se reproduire […]