Franck Pavloff Avec cette nouvelle, Pavloff dépeint d’une manière exemplaire l’aube d’un nouveau totalitarisme visant à instituer le règne du brun. Exemplaire est le mot, car le but de cet ouvrage est sans conteste de nous faire prendre conscience que l’inaction peut nous être fatale.

Le roman est à la première personne. Le héros a un ami, Charlie. Tous deux mènent une existence tranquille, sans problème. Ils ne veulent à tout prix aucun problème, et c’est ce qui va leur attirer des problèmes. Le héros possédait un chat blanc et noir, mais duquel il dut mettre fin à ses jours, suite à un décision des scientifiques de l’Etat national qui jugeaient que pour contrer à la surpopulation féline, il ne faudrait maintenant plus que garder les chats bruns, étant prouvé que ceux-ci possèdent des qualités leur permettant de moins se reproduire et donc de moins pulluler.

Puis vient le jour où Charlie, qui lui ne possède pas un chien brun, dut le faire piquer à son tour, simplement parce qu’il n’était pas brun. Ces décrets étonnent quelque peu les deux amis, mais ceux-ci s’y plient, pour être tranquilles.

Ce n’est pas le cas du journal de la ville, le Quotidien, qui n’avait de cesse dans ses colonnes de dénoncer l’absurdité de ces décrets. Jusqu’au jour où vint une décision étatique de fermer le journal. Et avec lui, tous les livres ayant été édités par des maisons d’éditions appartenant au même groupe que lui furent retirés des bibliothèques. Ces livres évoquaient souvent des chiens ou des chats, mais qui n’étaient pas bruns.

Puis, Charlie et son ami adoptèrent respectivement un chien brun et un chat brun, très satisfaits de leurs acquisitions. « Comme si de faire tout simplement ce qui allait dans le bon sens dans la cité nous rassurait et nous simplifiait la vie. ».

Mais un jour, la définition du délit changea. Partant pour aller jouer à la belote avec Charlie, le héros a la stupeur de voir que ce dernier n’est plus là. D’après la rumeur, ce serait parce que celui-ci a possédé par le passé un chien qui n’était pas brun, « non conforme ». Sont susceptibles d’être arrêtées toutes les personnes dont la famille a déjà eu affaire à un chien non conforme.

Effrayé, Charlie rentre chez lui, l’air de rien. La nuit qu’il passa fut difficile pour son sommeil. Son réveil ne fut pas sans surprise, puisqu’il fut réveillé de très bonne heure par des personnes frappant à sa porte. Qui était-ce ? Le héros a peur. Fin de l’histoire.

Cette nouvelle nous apprend comment, de « petites » concessions en petites concessions, on peut en arriver à une situation des plus dangereuses. Les allusions au « brun » ne sont pas gratuites : il désigne sans aucun doute possible le totalitarisme brun, celui des races. La « culpabilité » du chien non conforme pouvant rejaillir sur une famille toute entière, même pour ses branches les plus éloignées, n’est pas sans rappeler les différents degrés de pureté, ou plutôt d’impureté, que les nazis instituèrent à propos des possibles ascendances juives. L’interdiction des journaux à risque, pouvant détourner le peuple de la vérité unique est typique des régimes liberticides et totalitaires refusant la liberté d’expression et d’opinion.

Comment a-t-on pu en arriver là ? Difficile à dire. À en croire le récit, il s’agirait d’une responsabilité collective. Les gens voulaient juste la tranquillité, avoir la paix. Oui, mais à quel prix ? La réaction de Charlie après la suppression du Quotidien est symptomatique. Celui-ci tout d’abord s’en inquiète, puis est peu à peu rassuré après avoir appris que le quotidien « officiel » qui le remplace, les Nouvelles brunes, était d’une grande qualité en ce qui concerne le journalisme sportif et pour les analyses turfistes. Mais ce comportement n’est pas propre à Charlie, puisque la ville entière semble avoir changé de lecture pour les nouvelles propagandistes sans problème d’adaptation. Pourvu qu’il y ait les sports et le tiercé, c’est l’essentiel. Le reste n’a pas grande importance.

La réglementation envers les animaux non bruns n’a de cesse de se durcir. Celle-ci est justifiée tant bien que mal par des pseudo-scientifiques chargés de montrer à la fois que les chats bruns sont moins fornicateurs, que les chiens bruns sont plus obéissant, mais aussi d’assurer, après d’âpres analyses psychologiques, que « ce n’est pas parce qu’on aurait acheté récemment un animal brun qu’on aurait changé de mentalité ». En ce sens, avoir possédé un animal non brun serait une tare et vouloir posséder un animal brun en serait également une. On se rend compte de la vision « pessimiste », si l’on peut dire, que peut posséder ce genre de régime, c’est-à-dire qu’un homme ne peut changer, que le « vice » est en quelque sorte éternel – en supposant qu’avoir un animal non brun soit un vice.

Car est-ce bien d’un vice qu’il s’agit ? Le héros s’interroge de cela après avoir dû piquer son chat blanc et noir, dont le seul crime était d’être né : « un de gouttière qui avait eu la mauvaise idée de naître blanc, taché de noir ». Une définition philosophique du génocide, telle qu’elle est citée dans Le livre noir du communisme, est : « tuer quelqu’un sous le seul prétexte de sa naissance ». C’est le cas de ce chat. Mais le héros va plus loin, puisqu’il semble sous-entendre le fait que son chat pourrait être responsable de sa naissance, puisque s’il est noir, c’est tout simplement parce que celui-ci en a eu l’idée. En ce sens, s’il est responsable, il peut être coupable, et donc puni. Le héros semble être convaincu de la bonne foi de ce raisonnement, tout comme semble-t-il les autorités qui ont institués ces lois, sous couvert de « scientificité ».

Lorsque le « brunocentrisme » en est à son apogée, on se rend compte que la situation est aussi compromise que sous l’Allemagne hitlérienne ou la Russie stalinienne. Le simple fait de parler d’animaux non-bruns, ou même de choses non-brunes peut suffire à se faire suspecter. D’ailleurs, il est intéressant de voir comment ces interdits sont ensuite acceptés et comment les gens vivent ensuite avec sans grandes difficultés et en viennent finalement à employer la langue même du totalitarisme, à parler de « pastis brun » au lieu du « pastis putain con » plus usuel. L’emploi de cet même langue du totalitarisme montre que le totalitarisme commence à s’installer, que finalement, les gens se laissent faire. Ceux-ci cachent leurs chiens, c’est-à-dire qu’ils acceptent le caractère clandestin de leur existence une fois que celle-ci est définie comme telle par les instances étatiques.

Cette situation peut nous sembler folle. À nous, oui, sans aucun doute. Tout simplement parce que nous sommes les témoins qui observons d’une façon objective et extérieure l’évolution des faits. Pour les acteurs de cette situation, il n’en est rien. Pour le prix de leur tranquillité, ceux-ci semblent ne pas voir comment la situation a pu évoluer jusqu’à cet extrême. C’est quelques minutes avant ce qui est sûrement son arrestation que le héros semble enfin se rendre compte de la gravité de la situation : « Je n’ai pas dormis de la nuit. J’aurais dû me méfier des Bruns dès qu’ils nous ont imposé leur première loi sur les animaux. Après tout, il était à moi mon chat, comme son chien pour Charlie, on aurait du dire non. Résister davantage, mais comment ? Ça va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non ? ». Rétrospectivement, le héros se rend compte de l’évolution. Il se rend compte qu’il a sacrifié sa propriété privée, ou du moins ce qu’il considère comme tel (« mon chat » « son chient ») sous le prétexte d’une loi. Or, le droit à la propriété privée est considéré comme inaliénable par les différentes déclarations des droits de l’Homme (art. 4). Sous prétexte d’être tranquille, les citoyens, qui ne seront bientôt plus que des habitants, ont laissé s’installer un totalitarisme. Pour être juste « un peu tranquilles », ils ont sacrifié leur liberté, leur paix.

Lorsque le héros se rend compte de la gravité de la situation, lorsque la veille de son arrestation il est alarmé par la disparition de son ami, il est malheureusement trop tard, et ce constat aurait dû être établi bien avant. Mais est-on sûr qu’il ne l’avait pas été avant ? Si l’on reconsidère les propos du héros tout au long du récit, mais surtout quelques instants avant sa fin, il semble que ce raisonnement ait été réalisé depuis longtemps, consciemment ou inconsciemment. Seulement, le héros n’a pas voulu s’écouter. « Ça n’ira jamais si loin » se dit-il sûrement à lui-même. Malheureusement, si.

Le message que veut sûrement faire passer Pavloff dans sa nouvelle est que nous sommes tous concernés, tous responsables. Le silence face à l’inacceptable est inacceptable. Se taire, ne rien dire lorsque les droits les plus fondamentaux de l’homme sont menacés est irrecevable. L’avenir dépend de notre action présente. Cela signifie aussi que le présent est le résultat du passé. Le totalitarisme présent à la fin du récit s’en prenant maintenant aux hommes après les bêtes est le résultat des concessions accordées par le passé. « Résister (…) dès qu’il nous ont imposé leur première loi sur les animaux ». Encore une fois, le terme de « résister » n’est pas gratuit, et fait sans nul doute possible référence à la résistance de la Deuxième Guerre Mondiale, ou même aux dissidents de tous les totalitarismes possibles. Pavloff veut-il entendre par là que ces résistants étaient jadis semblables aux 3 singes souvent représentés où l’un se cache le regard, l’autre se bouche les oreilles, et l’autre se ferme la bouche ? Que finalement, la résistance ne serait qu’une résultante de la culpabilité qu’a eu l’homme sur son inaction passée ? On peut le penser.

Finalement, Pavloff semble plutôt critiquer une sorte « d’égoïsme » de l’homme le poussant à ne s’intéresser qu’à sa destinée et à se désintéresser de la destinée collective, et donc de l’autre. Mais, si l’on en croit Hobbes, il en nécessairement ainsi. La naissance de l’Etat n’est que le fruit du désintéressement de l’autre : la peur pousse, « l’instinct » d’autoconservation pousse les hommes à céder leur droit à se faire justice eux-même à une instance supra-individuelle : l’Etat. Or, ceux-ci sont donc prédisposés à lui faire confiance, et naturellement enclin à accepter toute mesure venant d’en haut. La naissance même de l’Etat pousse la plupart gens à se désintéresser de celui-ci. La plupart des gens, mais une autre partie tend justement à s’en emparer pour tenter d’asservir l’autre. Et l’on en arrive à un des problèmes du système démocratique, le fait que par sa constitution même, celle-ci est naturellement encline à donner la parole à ses ennemis.

Il faut donc s’intéresser à la vie publique avant que celle-ci soit sacrifiée sur l’hôtel du totalitarisme. Mais Pavloff ne remet pas ce fait en cause. Le Quotidien est un exemple du fait que certaines personnes, les journalistes ou autres intellectuels, sont inquiets du problème posé. Ceux-ci sont d’ailleurs écoutés puisque certaines personnes en viennent à cacher leurs chiens. Mais la disparition des médias libres et indépendants ne semble poser aucun problème à personne, et c’est très certainement là dessus que Pavloff veut attirer notre attention. Tout l’ouvrage est en fait un vibrant réquisitoire contre les 3 singes qui sont enfouis dans chacun de nous. Occupons-nous de politique avant que la politique ne s’occupe de nous.

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