Les Visiteurs du soir raconte l’histoire d’un amour qui échappe au diable, et d’un diable à qui l’amour échappe.

Pourtant, au début du film, le diable est à la manœuvre…

« … Or donc,
en ce joli mois de mai 1485
Messire le Diable
dépêcha sur terre
deux de ses créatures
afin de désespérer
les humains…
(Vieille légende française du XVe Siècle) »

Livre d’ouverture

Ce film de Marcel Carné, d’après un scénario de Jacques Prévert et Pierre Laroche, présente un diable joué par Jules Berry. C’est un Méphistophélès en manque d’amour. Mais faut-il croire le diable quand il dit manquer d’amour ?

Pour faire simple : le diable se prive d’amour en ne voulant pas aimer. Mais il veut être aimé et, pour être aimé, dit manquer d’amour. C’est un diable à la Prévert. Il ne nous reste plus qu’à étayer.

Le diable manque-t-il d’amour ?

Le diable comme négation active de l’amour (concept)

Le manque d’amour est un caractère classique du diable. A minima, il s’agit d’une négation logique : le diable n’est pas l’amour. Si l’on est charitable avec lui, on parle d’un manque d’amour (on ne l’aime pas), voire d’une privation d’amour (on ne l’aime pas alors qu’on aurait dû l’aimer, il y a faute d’amour). Et si l’on est moins charitable, on considère que le diable se prive d’amour tout seul (il ne veut pas aimer). On parle d’une négation active de l’amour.

Pour être le diable, le diable doit nier l’amour. Comme on dirait en philosophie, c’est analytiquement compris dans le concept.

« Il est évident, après nos éclaircissements, qu’il existe des maux par manque (mala defectus) et des maux par privation (mala privationis). Les premiers sont des négations et ce qui leur est opposé n’est pas un principe, les seconds supposent des principes positifs pour supprimer le bien, ces principes sont réellement des principes, et ces maux sont un bien négatif. Ce dernier constitue un mal beaucoup plus grand que le premier. »

Kant, Le Concept de grandeur négative, trad. Jean Ferrari modifiée, Œuvres I, p.277

Les Visiteurs du soir révèle le diable comme la négation active de l’amour. Il a beau clamer manquer d’amour, la vérité est qu’il s’en prive lui-même. A ne pas vouloir aimer, on n’est pas aimé. Bref, le diable est désamour.

La négation de l’amour et les interprétations classiques du diable (re-concept)

En cela, le diable des Visiteurs dépasse, complète ou fonde certaines interprétations classiques :

1) Ce diable n’est pas un monstre physique, une bête aux pieds fourchus. Il n’est pas là pour impressionner, faire immédiatement peur et mieux nous faire entrer dans le rang. Dans le film, le diable réserve ce rôle à ses émissaires. Lui est plutôt superbe. S’il effraie, c’est par ses actes et son caractère. C’est un monstre moral. Ce diable dépasse et complète l’image classique des diables affreux. – On pourrait écrire « sursume ou relève l’image classique », pour traduire la synthèse (Aufhebung) si chère à Hegel.

2) Ce monstre superbe se rapprocherait volontiers du Lucifer des romantiques : terrible dans sa puissance, repoussant par son orgueil, séduisant dans sa révolte. Le diable serait-il la subversion de toute autorité ? Sur ce point le film est clair : le diable manipule l’autorité afin d’être l’autorité. Il hait la liberté. Il veut qu’on lui obéisse. – Sans amour, la révolte n’est qu’une autre figure du pouvoir autoritaire. « Lucifer » n’est qu’une illusion à dissiper : a révolte pour la révolte est un exercice autoritaire. La mise en cause de l’autorité (et même de la vérité) n’appartient qu’à l’amour.

3) Le diable autoritaire des Visiteurs du soir est facilement perçu comme une métaphore de l’Occupation. Certes, cela est opportun, mais toutes les métaphores de l’Occupation ne sont pas des diables sans amour. La puissance symbolique de ce diable sans amour est très forte.

La représentation du diable (esthétique et concept)

Le diable, la négation de l’amour, révèle une signification double. D’une part il est le symbole de tous les moments où l’amour manque et de toutes les forces niant l’amour. D’autre part, il est une créature, un personnage qui intrigue pour être aimé. Cette créature apparaît dans dans le film sous les traits de Jules Berry. D’une part le concept, d’autre part son apparence. Tel est le diable des Visiteurs du soir.

Le diable, par Jules Berry

Le diable n’a pas besoin d’exister pour nier l’amour (concept) ; il suffit qu’on nie l’amour pour représenter le diable (apparence). C’est un anti-Cupidon. Esthétiquement au moins, le diable se révèle un agent dirigeant ses forces contre l’amour.

A suivre les Visiteurs, les autres attributs du diable sont dérivés : sa monstruosité, son orgueil et son ambition, mais aussi sa puissance, son intelligence et sa magie (nous le verrons). Même ses fonctions bibliques de faire-valoir de Dieu, de diviseur (diabolos) et de menteur sont remises en question. Dans les Visiteurs, le diable sert de faire-valoir à l’amour.

Néanmoins, pour discuter cela et en apprendre davantage sur les attributs et fonctions classiquement rapportés au diable, vous pouvez lire Le Diable dans la pensée européenne, de Kurt Flasch.

L’idée du diable à la Prévert

L’idée du diable

Imitons Hegel. Nous avons le concept du diable, le diable en soi : la privation active de l’amour. Nous avons l’apparence du diable, le diable pour soi : le personnage intrigue pour être aimé. Mais nous ne pensons pas encore l’union de l’apparence et du concept, le diable en soi et pour soi. Ce que, en gros, Hegel nommerait l’idée du diable.

En voici l’esquisse. D’une part, allons du concept vers l’apparence : le diable nie l’amour mais veut être aimé (il veut l’amour sans amour). D’autre part, retournons de l’apparence vers le concept : pour être aimé, le diable nie l’amour (finesse diabolique : il dit manquer d’amour). Voici l’idée du diable : niant activement l’amour, cette créature cherche à obtenir l’amour en signifiant son manque d’amour.

Voilà une déduction de l’idée du diable, c’est-à-dire une présentation et une justification de ce que le mot « diable » recouvre de rationnel et d’effectif. Cette déduction emprunte son allure à Hegel ou à l’idéalisme allemand (n’hésitez pas à corriger !) et sa matière à Jacques Prévert.

Les diables à la Prévert

La matière de l’idée du diable, Jacques Prévert et Marcel Carné nous la proposent sous la forme d’un film. Entre le film et l’idée « allemande », présentons l’idée du diable sous la forme d’un court récit. Pour cela, reprenons l’histoire du diable et de l’amour dans Les Visiteurs du soir.

Allons à la fin du film : le diable n’aime pas mais veut être aimé. Afin d’y parvenir, il emploie divers moyens, de la contrainte à la pitié. Pour faire pitié, il dit manquer d’amour. Et cet amour lui échappe en effet tout au long du film ; car il demande toujours à être aimé en premier. Le diable se prive d’amour et dit seulement qu’il en manque. Sans doute le croit-il vraiment.

Ah, le vieux piège ! Qu’il semble malheureux. On voudrait lui trouver un nom charmant. Est-il le roi du stade esthétique, un « mal-aimé-mal-aimant », un séducteur inenamourable ? Snif snif. Même pitoyable, le diable est maléfique.

Le diable veut séduire sans aimer l’amour. Et sont un diable tous ceux qui veulent séduire sans aimer l’amour. (Telle, dans le film, le personnage de Dominique). A ces méchants, donnons un nom charmant mais sans ambiguïté sur leur méchanceté. Ce sont des « diables à la Prévert ».

Présentation esthétique de l’idée du diable à la Prévert

Si pour vous l’amour n’est qu’une bluette, une illusion ou un truc chimique, alors l’idée du diable proposée vous paraîtra fausse, secondaire ou farfelue. Si pour vous le diable n’est qu’un chef de rang (réel ou symbolique), parmi les menteurs, les jaloux, les ambitieux et les violents, alors cette idée vous paraîtra biaisée. Si tout cela, alors peut-être les diables à la Prévert ne vous intéressent pas. Et pourtant ils tournent…

Voir le diable et sentir l’amour

Les Visiteurs du soir montre ces diables à la Prévert, mais aussi l’amour. Une fois le film vu, vous ne douterez plus de ce que sont les diables et de ce qu’est l’amour. Et, si l’amour était la force fondamentale de l’univers, les Visiteurs en seraient une preuve. Du moins une épreuve, une preuve à sentir ou à percevoir.

Le film propose une leçon sur le diable et l’amour. Cette leçon, sur les idées du diable et de l’amour, se laisse percevoir plutôt que formuler. C’est une leçon esthétique.

« Esthétique » vient du grec « aisthesis« , la perception. Forgé par Alexandre Baumgarten, ce mot baptise l’idée que la perception nous enseigne certaines choses de manière spécifique. Par exemple, face à un spectacle vous écoutez votre perception. Vous sentez en vous le beau, le sublime ou le dégoût. Vous savez si ce spectacle a quelque beauté, grandeur ou laideur.

L’esthétique s’intéresse ainsi à ces sentiments éprouvés dans la perception (ou la représentation) auquel aucun discours ne peut entièrement se substituer. Par extension elle est devenue la philosophie de l’art et des expériences artistiques.

Dans Les Visiteurs du soir, on peut ainsi percevoir l’idée du diable. Elle est incarnée par Jules Berry. Le diable est redoutable, puissant et séducteur ; puis haïssable, pitoyable et méprisable ; enfin, peut-être, insignifiant. Plus besoin de raisonner pour comprendre, vous connaissez les diables à la Prévert. La perception vous a découvert le réel. Désormais les diables à la Prévert sont des imitations de Jules Berry.

En outre, ce film parle essentiellement d’amour. Les images, le montage, le récit et le jeu des acteur donnent à percevoir toute la force du sentiment amoureux, et tout l’attrait des imitations de l’amour. Si vous êtes amoureux, vous sentez comment continuer à l’être.

Le spectateur perçoit la faiblesse du diable et la force de l’amour. Il expose combien l’amour résiste au diable pourvu qu’on veuille aimer et comment, face au diable et à ses simulacres, tout peut échouer sauf l’amour. La leçon n’est pas docte mais bien sentie. L’amour s’y laisse sentir, et les diables à la Prévert aussi.

La réflexion esthétique

Le discours ou la réflexion esthétique est un discours à propos de la perception esthétique. Il ne prétend pas s’y substituer mais essaie de penser les leçons esthétiques et la façon dont elle sont transmises. On suppose ainsi que certaines idées inhérentes aux œuvres ou aux spectacles de la nature se connaissent à travers la perception sensible et les sentiments. Ces idées, Kant les nomme des idées esthétiques.

Lorsque ce discours s’attarde sur une oeuvre en particulier, on parle plutôt de critique esthétique. Lorsqu’il réfléchit sur l’esthétique en général (par exemple sur la nature des idées esthétiques), on parle de philosophie esthétique. Enfin, nommons réflexion esthétique quand on mélange un peu les deux pour le plaisir. Alors ou bien on propose une philosophie esthétique enrichie par la critique, on bien l’on tente une critique guidée par des réflexions esthétiques.

Dans les billets suivants, nous tenterons une critique des Visiteurs du soir guidée par l’esthétique. Nous étudierons : 1) les images et le montage, pour comprendre le combat des forces magiques fantastiques et diaboliques contre le rêve, le merveilleux et l’amour, 2) le récit et sa mise en scène des ravages de la séduction, 3) l’apport du jeu des acteurs à la force de notre perception.

Petite exhortation

En tout cas, Ô âme amie ! je t’invite à regarder ce très bon film, à la fois fantastique et onirique. Quand mes parents nous le montrèrent à mon frère et moi, nous étions enfants et l’aimions déjà.

Si tu es fatiguée, ô âme amie, n’aie crainte ! Au pire tu t’endormiras au milieu de ce doux rêve projeté sur écran. Cela m’arriva au cinéma un après-midi d’autonome alors que je faisais le touriste à Paris (comme d’autres). Je m’assoupis une ou deux minutes et me réveillai heureux. Autrement dit, quitte à t’endormir devant un film…

Si tu n’es pas fatiguée, tu verras le film en entier et en pleine forme. Et c’est encore mieux !