Limites des fruits du travail sur la performance sportive
Surentraînement. Voici la notion clef. On veut nous faire croire que lors d’une compétition, le vainqueur est celui qui s’est plus entraîné que les autres. Mais non. Le corps, chaque corps à ses limites. Un homme ne peut s’entraîner plus qui ne le peut. Au delà d’une certaine dose, l’entraînement subi a un effet négatif. C’est donc une erreur que de dire que si le deuxième est deuxième, c’est parce qu’il ne s’est pas assez entraîné. Probablement s’est-il entraîné le plus qu’il le pouvait. Aujourd’hui, l’entraînement est tellement scientifique que l’on peut être pratiquement sûr que chaque sportif s’entraîne à 100% de ses possibilités. Le temps où un Zatopek ou un Finlandais était capable de prendre de vitesse les autres parce qu’il avait découvert une nouvelle formule d’entraînement (interval training, fractionné) est révolu. Aujourd’hui, chacun est, du point de vue de l’entraînement, à armes égales.
D’où vient donc la différence entre le premier et le deuxième ? Sûrement pas d’un manque de travail, comme nous venons de le voir. Mais bien plutôt d’une différence de potentiel inhérente à l’essence, à la nature de chaque individu. Il doit très probablement exister des différences physiques naturelles entre les hommes qui permettent à certains d’être plus forts que d’autres. Raisonnons par l’absurde : il existe naturellement des hommes plus faibles que les autres, d’une mauvaise santé ; relativement à eux, ceux qui sont « normals » sont plus forts naturellement.
On voit tout de suite que nous sommes là autour de la question de la norme et du pathologique (Canguilhem). Et tout le problème est là. Prenons le cas de l’EPO. Pendant longtemps, il ne fut pas détectable. On déduisait alors la prise d’EPO par rapport à ce qu’il changeait dans le corps, en l’occurrence, le nombre de globules rouges dans le sang (hématocrite). On fixa, plus ou moins arbitrairement, c’est-à-dire en fonction d’une norme, le seuil de globules rouges au-delà duquel on considérait qu’il n’était pas naturel qu’il soit possible d’aller à 50%. On voit tous les problèmes philosophiques que cela pose, toute la conception de la nature, du vivant que cela implique. Ainsi, quelqu’un peut avoir plus de 50% de plusieurs façons : prise d’EPO, entraînement en altitude ou naturellement. Mais peu importe d’où viennent ces 50% : ce qu’il se passe, c’est que c’est anormal. En somme, cette règle des 50% visait à mettre les sportifs à armes égales du point de vue physique. Le sportif, nous l’avons vu, ne pouvait déjà plus créer la différence par plus de travail, il ne peut maintenant plus la créer par une différence physique anormale.
Qu’est-ce qui ferait, suivant cette loi, que le premier est premier et le deuxième deuxième ? Cela pose un gros problème. Mais remarquons toutefois que cette loi avait choisi cette méthode pour lutter contre le dopage à défaut d’autre chose, et que le seuil de 50% n’était pas un seuil normal mais plutôt extra-normal car le normal se situerait plutôt vers 30 ou 40% : on laissait donc une marge d’extraordinairité au sportif. Mais remarquons que ce problème est récurrent. Botero disait, et il me semble que ça a été prouvé, qu’il produisait plus de testostérone que la normale. Et même si ça n’avait pas été prouvé, cela montre que c’est une faille dans ce type de contrôle. De même Landis pour qui cela venait de la bière. De même, là c’était faux, mais c’était une attaque légitime sur le moyen de contrôle.
Revenons en au problème de la limite. Spinoza notait qu’on ne sait pas ce que peut un corps. Aujourd’hui, on le sait mieux. Des scientifiques avaient calculé les limites maximales qu’un corps humain pouvait encaisser. Car il y a des limites, ne serait-ce que physiques. Sans rentrer dans la physiologie ou la biomécanique, on peut déjà dire, selon Einstein, que l’homme ne peut pas aller plus vite que la vitesse de la lumière. Ainsi, une expérience imaginaire peut nous conduire à ce cas limite : lorsque l’on courra le 100m à presque 300 000 000 km/s, comment fera-t-on ? Il y aura déjà de nombreux problèmes de mesures, mais n’allons pas si loin. Déjà, pour le saut en hauteur, il y a des limites au corps. On a calculé qu’il est impossible pour un corps de sauter au-delà d’une certaine hauteur, sinon, les fémurs se briseraient nets. Mettons que le record du monde soit à 2m99 et la limite théorique infranchissable à 3m00, comment faire ?
Deux issues. Soit on attend qu’un athlète extraordinaire arrive (méthode naturaliste) et ait des os beaucoup plus solides que les autres. Le record ne serait plus battu par le travail mais en vertu d’un privilège de naissance : le sport serait donc foncièrement antidémocratique ou du moins antiméritocratique par essence de ce point de vue. Soit on utilise une méthode artificielle. Celle-ci peut être vue à deux niveaux. Soit intrinsèque à l’individu, soit extrinsèque. Intrinsèque, il s’agirait à l’aide d’un moyen artificiel de renforcer les os : peut-être existera-t-il un produit qui serait comme équivalent à boire beaucoup de lait pour avoir des os plus que solide ? Ou bien on mettra des os en titane à la place dans l’homme ? Le champion serait alors une sorte de terminator. Ou alors de manière extrinsèque : on trouverait des chaussures spéciales qui permettrait de sauter plus haut avec la même énergie. Remarquons que le saut à la perche a anticipé cette problématique. Par suite, battre des records ne serait plus l’affaire des champions mais des ingénieurs : telle perche, en carbone, est plus performante que telle autre, etc.
Et c’est déjà le cas dans le cyclisme, avec le record de l’heure, où les ingénieurs ont pris le pouvoir. Comment Graham Obree a-t-il pulvérisé les records ? Il avait trouvé un moyen d’abaisser son Cx. Idem pour Boardman. Mais cela n’a pas plut à l’UCI. Elle a imposé des limites aux vélos. Un même type de vélo pour le record de l’heure : le vélo classique. Un poids limite pour les vélos tout court : 6,8 kg. Il serait intéressant de voir comment l’UCI a motivé ces choix. Mais il reste que l’on interdit le fait que la différence sportive puisse être établie par la technique. De même dans la Formule 1, hyper-réglementée, qui veut limiter les différences mécaniques pour ne laisser les différences s’établir que par la seule habileté du pilote.
Quoiqu’il en soit, on voit le principe qui se cache derrière ces réglementations, tant sur la technique sur les potentiels humains : l’égalitarisme. Les instances sportives tentent de régler sur le sport une morale coubertine démocratique. Or, le sport, dans ses principes, semble être fondamentalement antidémocratique. Il y a une antinomie radicale entre le droit et le fait, entre la morale et la réalité. Les institutions croient réellement que l’on puisse faire la différence par le travail. On interdit donc alors les différences artificielles qui viendraient soit du dopage, soit de la technique pour n’accepter que les différences naturelles entre les individus, en pensant naïvement que celles-ci peuvent être gommées par le travail. Cela revient donc à faire de la différence naturelle le seul critère de démarcation entre le premier et le deuxième. Cela ne valorise donc plus le travail mais le privilège de naissance de l’individu. On en revient donc à une morale aristocratique où le meilleur règne parce qu’il est bien né. On en arrive à un déterminisme qui ferait que l’on pourrait détecter dès la naissance les champions potentiels car ils auraient des globules rouges en surnombre, etc.
Voici donc l’équation du champion : champion = privilèges de naissance + addiction. On voit difficilement comment cela peut se concilier avec la morale coubertine, avec la morale sportive que l’on croit déceler dans le sport.
Reste une issue où la différence par le travail est peut-être encore possible. Si le corps reste intouchable et semble avoir des limites, peut-être est-il possible de travailler du coté de l’esprit, du conditionnement. Et là, c’est tout une conception du sport qui est à revoir. En Occident, dans la tradition dualiste, c’est plus l’esprit qui commande au corps, et c’est pourquoi on est dans cette idéologie de la volonté qui ferait que le champion est un fort caractère qui parvient à aller au delà de ce que son corps peut. En Orient, cela n’est pas du tout le cas. L’esprit est plus considéré, pour aller vite, comme une émanation du corps. Dans les arts-martiaux, un maître est celui qui parvient à oublier son esprit pour ne faire place qu’au corps. Remarquons ces bouddhistes et autre yoggis qui disent qu’ils sont capables de faire des choses que la science occidentale dit impossible à faire. Comme par exemple, ces fakkirs, insensibles à la douleur. Que dirions-nous d’un champion capable, par la seule préparation mentale, qui serait capable d’oublier la douleur, sans prise de produits ? Évidemment, c’est une illusion de croire que cette résistance à la douleur vient de l’esprit seul. Très probablement, sur commande de leur esprit, le corps libère telle ou telle hormone, telle endorphine qui rend la douleur supportable. Reste que cette libération d’endorphine n’est pas commandée par un artifice extérieur mais intérieur.
Mais peut-être est-ce là aussi se leurrer. Sans doute l’esprit possède-t-il lui aussi ses limites, sans doute arrivera-t-on un jour également dans ce domaine à une stagnation qui verra les plus doués prendre le large sur les moins doués, ces derniers ne pouvant les rattraper malgré tout le travail fourni.
[amtap book:isbn=1841583359]