La raison peut-elle mettre fin aux conflits ?
Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert recommande à l’article « Guerre » de « Tonner contre ». Cette idée qu’il nous présente comme reçue semble en effet tout à fait l’être dans le sens où elle est admise par le plus grand nombre comme n’étant rien de plus que ce que recommande le plus humble bon sens, car qui y a-t-il en effet de plus condamnable que la guerre, ou même que les conflits en général? Si quelque chose mérite on ne peut mieux notre indignation, ce serait bien cela, car quoi de plus raisonnable que d’appeler, justement, à « se rendre à la raison »? On est en droit de se demander pourquoi Flaubert qualifie cette idée de reçue : penserait-il que tout pacifiste ne ferait en fait qu’écrire un épisode supplémentaire de Bouvard et Pécuchet qui, cette fois-ci, seraient casques bleus? Mais peut-être y a-t-il en fait comme un accent de pessimisme devant ce que Flaubert nous présente comme une idée reçue, car on aura beau « tonner contre » la guerre, est-ce cela qui l’arrêtera? Le fait que la raison puisse mettre fin aux conflits, ou tout du moins qu’elle désire y mettre fin, semble justement aller de soi, et là est peut-être, implicitement, l’idée reçue. Ainsi, nous sommes fondés à nous interroger sur ce fait : la raison peut-elle mettre fin aux conflits?
Le sujet nous demande de nous interroger sur le pouvoir qu’aurait la raison de mettre fin aux conflits, d’examiner si elle en est capable ou non. Pour reformuler le sujet en termes kantiens, il nous faudra critiquer ce pouvoir qu’aurait la raison. Remarquons que le sujet semble présupposer que les conflits soient une chose à fuir, puisqu’il faut y mettre fin, qu’il faille, avec les mots de Flaubert « tonner contre » : mais cela va-t-il de soi? Serait-ce là aussi une idée reçue? De plus, le sujet semble aussi présupposer que seule la raison puisse mettre fin aux conflits, et que même, celle-ci ne saurait être que pacificatrice. Mais n’y a-t-il qu’elle pour le faire? Et n’est-elle pas parfois un facteur de troubles? Remarquons aussi que le sujet nous parle des conflits en général, et non d’un conflit en particulier. Tous les conflits imaginables sont donc concernés par le sujet, aussi bien, par exemple, « le conflit de la raison avec elle-même » (Kant), que les conflits d’ordre diplomatique. Il nous faudra alors tâcher de définir ce que l’on entend par conflit, et ce qu’il n’est pas : s’il peut être vu comme un antagonisme, peut-être ne peut-il en revanche pas être assimilé stricto sensu à une guerre. De plus, nous avons jusqu’ici pris le verbe pouvoir dans le sens où il désigne une capacité, mais peut-être ne devons-nous pas écarter aussi la possibilité de le prendre dans le sens où il désigne une légitimité, une autorisation : dans ce cas, plus que le pouvoir de mettre fin aux conflits, ce serait au droit qu’aurait la raison d’y mettre fin que nous aurions affaire. Par conséquent, nous devrons aussi nous interroger sur la double signification de la fin : la fin en tant qu’elle s’oppose au commencement, où la question serait de savoir comment la raison peut stopper les conflits; la fin en tant qu’elle s’oppose à moyen, où la question serait de savoir si la raison peut trouver un sens, une finalité aux conflits.
De là voit-on clairement un problème se dessiner : si, pour paraphraser Aristote, la nature ne fait rien en vain, il doit y avoir une raison d’être aux conflits. Or, en quoi donc la raison désignée par le sujet devrait-elle aller à l’encontre d’une autre raison, celle de la nature? Dès lors voit-on qu’avant même que nous ayons commencé, nous sommes déjà face à un conflit, opposant plusieurs raisons. Le problème est profond, car comment la nature a-t-elle pu vouloir deux choses aussi antagonistes dont l’une veut l’arrêt de l’autre? Pour le résoudre, nous devrons donc nous interroger sur un grand nombre de points. Qu’est-ce qu’un conflit? Comment peut-on y mettre fin? Pourquoi y mettre fin? Doit-on y mettre fin? Y a-t-il un sens aux conflits? Les enjeux sont par conséquent multiples et profonds, ils engagent des conséquences tant théoriques que pratiques, voire même métaphysiques : théoriques et pratiques car les deux domaines sont concernés par les conflits, métaphysiques car il nous faudra comprendre comment la nature puisse vouloir un animal rationnel dont la raison va à l’encontre d’une autre raison. On le voit, le programme est ambitieux et nous tâcherons dans la mesure du possible de répondre aux questions posées. Pour cela, nous nous livrerons, premièrement, à ce que nous pourrions nommer une critique de la raison belliqueuse, destinée à dégager la responsabilité (autrement dit le pouvoir) que pourrait avoir la raison dans les causes des conflits en général; en second lieu, nous engagerons ce que nous nommerions une critique de la raison pacificatrice, où nous tenterons de discerner et de trouver les limites au pouvoir qu’aurait la raison de pacifier les conflits, s’il se trouve seulement que ce pouvoir existe; enfin, en troisième lieu, nous tenterons de mettre fin au conflit de la raison avec les conflits.
I – 1) Tentons dans un premier temps de tracer une généalogie du conflit en général, et de voir quel peut y être le rôle tenu par la raison. Savoir si la raison peut avoir une propension à semer le trouble et la discorde peut en effet nous aider à résoudre notre problème, car s’il se trouve que la raison occupe une part non négligeable dans les causes des conflits, nous aurons une bonne piste pour élucider une grande part des questions qui nous préoccupent, ne serait-ce que parce que nous aurons trouvé un des principaux fauteurs de troubles dont il nous suffira ensuite de faire le procès. Dès lors, procédons avec méthode. Nous savons, comme nous l’avons montré dans notre introduction, qu’il nous faut nous préoccuper du conflit en général, et non pas d’un conflit en particulier. Or, le caractère général que l’on trouve dans tout conflit tient à un antagonisme entre un ou plusieurs points de vue (points de vue dont nous ne disons pas qu’ils sont nécessairement tenus par des partis différents) ou intérêts sur un même objet et refusant de s’accorder par eux-même. Or, c’est presque un truisme, mais s’il y a des conflits, c’est précisément parce qu’il y en a plusieurs, entendons qu’on peut s’attendre à en trouver non pas un seul, et dans un champ particulier, mais dans plusieurs champs. Nous nous proposons de diviser ces champs d’une manière finalement assez classique, entre le domaine théorique d’une part et le domaine pratique de l’autre, et de débusquer les responsabilités que pourrait avoir la raison quant à l’initiative de ces conflits, ceci afin de nous aider dans la résolution de notre problème. Nous commencerons donc par examiner les conflits dans le domaine théorique, c’est-à-dire dans le champ de la connaissance. On pourrait s’attendre à n’y trouver que calme et sérénité : l’univers de la connaissance pourrait être, selon toutes présomptions, on ne peut mieux accordé, puisque quelle meilleur manière d’obtenir l’assentiment que de montrer que l’on a trouvé la vérité? En effet, tant que l’on a pas la vérité, chacun peut y aller de son opinion, et toutes ces opinions seront à jamais impartageables puisque l’on aura jamais, à première vue, de moyen indiscutable de discerner le vrai du faux puisque nous ne saurons précisément pas ce qui est vrai d’une manière universelle et objective. Dans les sciences et la connaissance en général, on peut s’attendre justement à ce qu’il y ait vérité, puisque quelle est leur mission, si ce n’est de la chercher? Or, il se trouve qu’il y a débat, et cela depuis la plus lointaine Antiquité. Rappelons-nous simplement des sophistes, dont Protagoras fut sans aucun doute l’un des plus remarquables. Celui-ci enseignait, selon la formule bien connue, que « l’homme est la mesure de toute chose », que « il y a sur tout sujet deux discours mutuellement opposés ». L’homme se trouverait incapable de vérité, et par cela même, de s’accorder. Plutôt qu’une « paix perpétuelle en philosophie » (Kant), ce serait bien plus à un conflit perpétuel que le philosophe, qui est tout autant ami de la sagesse que de la connaissance, aurait droit. Les pyrrhoniens l’avaient bien compris qui ne trouvèrent par la suite qu’une seule issue à ces disputes sans fin, celui de dire que l’on ne peut rien connaître. Mais, ironie du sort, Diogène Laërce nous rapporte que même au sein des pyrrhoniens, il y avait des conflits, ceux-ci s’avérant incapables de s’accorder sur le fait qu’il ne pouvait y avoir qu’affrontements au sujet de la connaissance, les zététiques continuant à chercher la vérité, les sceptiques examinant toujours mais ne trouvant jamais, les éphectiques suspendant leur jugement, et les aporétiques soulevant toujours des apories1. Ce qu’il nous faut néanmoins remarquer, c’est que sur le terrain de la connaissance, la raison est initiatrice des conflits, car qu’est-ce qui désire connaître (ou tout du moins connaît) en l’homme, si ce n’est la raison? Kant, qui quant à lui ne déniait pas le fait que l’on puisse connaître, voyait lui aussi dans la raison un caractère parfois trompeur qui la faisait tomber dans la dialectique, cette « logique d’apparence », où elle se trouvait empêtrée dans les antinomies sans pouvoir en sortir, dans un conflit avec elle-même lui aussi sans fin, conflit, et même « champ de bataille » qui résumait pour lui toute l’histoire de la métaphysique avant lui. Et tout cela par la seule faute de la raison : il semble par conséquent qu’au moins au niveau de la connaissance théorique, la raison ne soit pas étrangère à l’origine des conflits, et qu’elle se trouve même en être l’actrice principale. On pourrait donc supposer qu’elle puisse mettre fin aux conflits, simplement en arrêtant d’agir, comme le proposaient les pyrrhoniens, mais on a vu que cela était peu efficace : si nous avons (peut-être) trouvé la cause des conflits, au moins des conflits théoriques, nous sommes encore donc loin dans avoir trouvé le remède, et celui-ci semble, pour l’instant, ne pas résider dans la raison.
I – 2) Mais passons sans attendre à l’examen du second champ que nous nous étions proposé, à savoir, la sphère pratique. Nous voulons désigner par là un champ d’activité assez large, qui englobera notamment le domaine de l’agir, et spécialement celui de l’agir politique. Sur ce dernier point, celui de la politique, il ne fait nul doute que le conflit soit quelque chose de très présent. Cela est évident, dans le sens premier de l’évidence, c’est-à-dire clair, apparent, manifeste, car il suffit pour nous de regarder ce qu’il se passe autour de nous. Si nous prenons une taxinomie basique consistant à classer les régimes politiques entre sociétés ouvertes et sociétés fermées, il apparaît immédiatement que les conflits politiques font parti de la vie quotidienne de ces deux classes. Ainsi, dans les démocraties (appartenant au premier type), le conflit est un caractère essentiel de l’essence même du régime, puisqu’il consiste à avoir, pour simplifier, une opposition qui sera le plus souvent en désaccord avec une majorité, et l’on trouve même à l’intérieur de ces deux derniers camps des antagonismes entre plusieurs visions de la chose politique qui semble destinées à ne jamais pouvoir s’accorder. Du coté des sociétés fermées, par exemple des totalitarismes, il n’y a en apparence aucune opposition, puisqu’il n’y a qu’une majorité (par exemple, celle du parti unique). Mais il faudrait être naïf pour croire qu’il s’agit là d’une marche naturelle des choses : bien souvent, l’opposition est réduite au silence par des moyens effroyables, et les récits des Klemperer et Soljenitsyne sont là pour nous le rappeler. Devons-nous, en ce qui concerne la chose politique, incriminer également la raison comme étant la responsable de ces oppositions? Une lecture attentive de Rousseau pourrait nous donner quelques pistes. Selon son analyse du second discours, l’homme à l’état de nature, c’est-à-dire avant son évolution en ce que nous pourrions nommer homo politicus, n’a pas affaire à des conflits d’ordre politique puisque, par définition, il est en dehors de tout ordre politique encore vraiment constitué. Ce n’est qu’avec l’apparition de la réflexion, et donc de la raison, qu’il s’avilit et devient fourbe, et ce n’est que par là qu’il songera à fonder un Etat (ou du moins est-ce les puissants qui songeront à le faire, pour mieux asservir ceux qui ne le sont pas). Ainsi, retrouvons-nous encore la raison comme étant à l’origine des conflits politiques, puisque c’est tout bonnement elle qui fait passer l’homme au stade politique. Sans la raison, il serait encore à l’état de nature, et serait vierge de tout conflit politique. Mais même si l’on fait fi des conflits d’ordre politique, et que l’on se concentre sur le domaine de la morale seule, nous rencontrons des conflits dans lesquels la raison nous précipite. Par exemple, qui y a-t-il de moins rationnel que la morale kantienne? Pour cette doctrine, la raison doit se déterminer elle-même, sans référence à quoique ce soit qui puisse être empirique; nous devons agir par et conformément au devoir, devoir que la raison doit s’occuper d’édicter grâce notamment à la formulation très célèbre de l’impératif catégorique, « agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » : cela nous met-il cependant à l’abri du conflit moral? Ne peut-on pas imaginer une situation qui enclencherait un conflit des devoirs où un même acte serait à la fois moral et immoral, ou tout du moins légal ou illégal, selon le point de vue avec lequel on l’envisage? Nous ne pouvons sur ce point que renvoyer à la célèbre polémique ayant confronté Benjamin Constant et Emmanuel Kant sur le droit de mentir : si ne pas mentir est un devoir, mais que des assassins poursuivant un ami me demandent s’il ne se cache pas dans ma maison, dois-je pour autant leur dire la vérité? On voit dans quels embarras peut nous précipiter la raison pratique, aussi bien dans la sphère de la politique que dans celle de la morale. Les conflits semblent être inévitables, et bien plus, ils semblent être une conséquence directe de la raison elle-même. Comment, si la raison est cause des conflits, pourrait-elle y mettre fin?
I – 3) L’exposé que nous venons de tenir fut des plus troublants. Alors que la raison semblait être une clef, un remède, une solution, que nous avions fondé de grands espoirs en elle pour nous permettre de mettre fin aux conflits, celle-ci se révèle être plus un facteur de désordre, de trouble. Elle semble être plus belliqueuse, provocatrice, tentatrice que pacificatrice, pacifiste, apaisante. Einstein, dont on sait le génie qu’il fut et dont on pourrait penser qu’il soit un des plus fervents défenseurs de la raison aux vues des succès exemplaires qu’elle lui permit de réaliser, émit à la fin de sa vie de sérieux doutes quant à sa véritable fin : si la raison nous permet de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes), de pénétrer les plus profonds secrets que l’univers puisse renfermer, elle permet aussi d’utiliser ces découvertes pour détruire. Le nucléaire, c’est de l’énergie à moindre frais, mais c’est aussi Hiroshima. Nous pourrions sans problème, au regard de tout cela, écrire un « livre noir de la raison », la balance du positif et du négatif que permet la raison semblant pencher cruellement en faveur de ce second terme. La raison serait la mère de tous les maux, et par conséquent des conflits de toutes les espèces. Nous cherchions dans la raison un remède aux conflits voici que nous trouvons en elle leur responsable, et nous n’avons plus qu’à prier avec Cioran pour qu’un jour l’humanité se réveille atteinte d’une légère folie qui la privera de l’usage de la raison : celle-ci sera alors délivrée de tous les troubles que nous venons de décrire, de tous les conflits qu’on puisse imaginer, puisqu’il semble bien au regard de cette analyse que la raison soit la coupable. Pour mettre fin aux conflits, il nous faut tout simplement tuer la raison, et en ce sens la raison peut mettre fin aux conflits : en se suicidant. Pourtant, n’y a-t-il pas une autre solution que cette voie quelque peu nihiliste voulant que l’animal rationnel qu’est l’homme redevienne simple animal en abandonnait la raison? Ne peut-on pas mettre fin aux conflits autrement? Fûmes-nous vraiment exhaustifs dans notre analyse de la raison? N’y a-t-il pas tout de même au fond d’elle un pouvoir pacificateur? Peut-on sauver l’idéal du XVIIIème siècle et tous les espoirs qu’il avait placés dans la raison pour sortir de ce pessimisme où ce premier moment de notre réflexion nous a jeté?
II – 1) Proposons-nous donc maintenant d’établir une critique de la raison pacificatrice après avoir fait celle de la raison belliqueuse, et revenons là où nous en étions restés avec Rousseau et à son état de nature. L’homme était alors bon jusqu’à ce que la raison vienne le pousser à se comparer aux autres. Ici interviennent les premiers troubles, juste avant la fondation de l’ordre politique proprement dit, c’est-à-dire de l’Etat, lorsque l’homme commence à réfléchir. Pour Hobbes, il s’agit là encore de l’état de nature – jugement que Rousseau lui reprochera, l’accusant de prendre pour objet d’étude non pas le véritable homme à l’état de nature en tant que tel mais plutôt celui qu’il avait alors sous les yeux lors des sanglantes guerres de religions du XVIIème siècle. Selon la formule bien connue, « l’homme [y] est un loup pour l’homme ». Un état de guerre permanent y règne, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit là d’une guerre à proprement parler, car comme Hobbes l’écrit, « la nature de la guerre… ne consiste pas en une bataille effective, mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire2 ». Autant dire que la situation est strictement conflictuelle, les différents partis ayant tout à craindre des autres, même s’il ne s’agit pas d’une guerre comme on pourrait l’entendre généralement. C’est sous ce climat conflictuel que vivent les hommes, où la situation pourrait facilement s’aggraver si elle restait dans cet état. Jusque là, rien de nouveau avec ce que nous avions déjà pu dire précédemment, car là aussi la raison semble être coupable de cet état malheureux, ou au moins l’est-elle partiellement, en permettant aux hommes de se comparer – même si Hobbes ne le dit pas, le fait que l’homme se sente égal aux autres résulte d’un calcul qui ne peut être effectué que par la raison. Cependant, l’humanité va-t-elle en rester à ce niveau? Un regard sur nos sociétés actuelles montre le contraire, car nous ne connaissons pas de sociétés, ou tout du moins de grandes civilisations, ayant pu se passer d’Etat et étant restées à l’état de nature, autrement dit, de grands peuples qui en soient restés à l’état conflictuel où la barbarie est le quotidien. Comment cela s’est-il effectué? L’homme est poussé à faire la paix, et la raison est sommée de trouver une solution pour remédier à ce climat nauséeux : « Les passions… poussent les humains à la paix…. La raison suggère les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront d’accord3. ». Re-voilà donc la raison en scène, mais cette fois-ci dans un rôle beaucoup plus enviable. Alors que nous l’avions jusqu’alors décrite comme un facteur de discorde, nous la retrouvons ici comme étant une clef. On sait ce que Hobbes proposera par la suite, ou plutôt la raison, pour mettre fin aux conflits politiques : le pacte (ou contrat) social comme base constitutive de l’autorité politique, à laquelle les hommes abandonnent, pour parler comme Weber, « le monopole de la contrainte physique légitime ». Il est donc possible, sous cette vue, que la raison puisse mettre fin aux conflits, ou tout du moins, à un conflit, celui opposant les hommes hors de toute autorité étatique, la raison proposant justement la création d’un Etat. La raison est donc capable de résoudre les maux qu’elle provoque, elle corrige ses propres erreurs : si elle a un rôle négatif en permettant l’état de guerre en donnant aux hommes l’opportunité de se comparer, elle a un rôle positif en leur permettant de trouver un remède pour sortir de cet état conflictuel. À ce terme, la balance de son positif et de son négatif semble s’égaliser. Un espoir se laisse entrevoir pour sauver la raison, au moins en ce qui concerne la sphère pratique du politique.
II – 2) Reste à examiner le pouvoir pacificateur de la raison sous ses rapports avec le théorique. Nous avons tout à l’heure montré comment Kant doutait de la raison en certaines circonstances pour ce qui était de son usage théorique. La raison sombre dans la dialectique, cette « logique d’apparence », qui l’embourbe dans les antinomies sitôt qu’elle prétend pouvoir connaître ce qu’elle ne peut. Ainsi est-ce ce qui se produit lorsqu’elle s’attelle aux objets métaphysiques ou transcendantaux, lorsqu’elle en fait un usage transcendant en voulant leur faire correspondre un objet : tout et son contraire peut y être dit. Comme nous l’avons dit, la raison est fautive de ces conflits, victime de son envie de connaître, et toute la métaphysique est un résultat de cette ambition. Mais la raison peut-elle mettre un terme à ces querelles qu’elle a elle-même provoquées? Tout le travail que Kant fit dans sa monumentale Critique de la raison pure avait pour but de le démontrer. Si la raison entre en conflit avec elle-même, c’est parce qu’elle prétend connaître l’inconnaissable, ce qui dépasse le champ de l’expérience possible. Parler de la liberté, par exemple, savoir si elle existe ou pas, est un non sens, car aucun objet en lui-même ne peut correspondre à la liberté, autrement dit, rien dans le monde sensible ou phénoménal (la nature) ne peut venir remplir avec une intuition le concept que je puis forger de la liberté. Ce concept reste donc vide, et est par cela problématique : il est donc plutôt une Idée de la raison à laquelle rien ne pourra correspondre; on pourra donc tenir les deux discours, c’est-à-dire dire que la liberté existe ou bien que tout arrive selon les lois de la nature sans pour autant trancher en faveur de l’un ou l’autre parti. La seule manière d’y parvenir est de poser le problème en d’autres termes, ce que Kant réalisera avec sa pénétrante critique, par laquelle il arrivera à accorder les deux partis : les uns ont raison, la liberté peut exister du point de vue nouménal; les autres ont quant à eux aussi raison, il n’y a que nécessité du point de vue phénoménal. Ainsi la raison parvient-elle à se pacifier elle-même, il n’y a plus à disserter sur l’essence de la liberté. Le conflit que la raison contribua à créer par son désir de connaître est stoppé par cette même raison après qu’elle ait critiqué son pouvoir de connaître, Leibniz et Locke pouvant désormais se serrer la main et rire ensemble du temps qu’ils perdirent tous deux à se réfuter l’un et l’autre. Ainsi se trouve-t-il aussi que du point de vue théorique la raison ait le pouvoir de mettre fin aux conflits qu’elle rencontre, et dont nous avions montré dans un premier moment qu’elle en était la grande initiatrice.
II – 3) Il n’est donc plus nécessaire arrivés ici de songer à un suicide de la raison qui nous délivrerait des conflits de toutes sortes. Si, comme nous l’avons montré, la raison contribue à créer les conflits, il se trouve qu’elle est capable aussi d’y mettre fin. Tant pour Hobbes que pour Kant, les objectifs furent la paix, en d’autres termes, l’élimination des conflits. Mais examinons plus précisément cette démarche. Nous avons vu avec Protagoras qu’une des causes des conflits était qu’il n’existait aucune vérité, et que chacun pouvait venir décemment avec « sa » vérité, vérité que nous devrions nommer pour plus de justesse, opinion. Car, comme l’écrit Kant, si la vérité (ou connaissance) est suffisante et objectivement, et subjectivement; l’opinion est quant à elle insuffisante à la fois subjectivement et objectivement; la croyance restant quant à elle suffisante uniquement subjectivement, mais pas objectivement. Difficile, cela étant dit, et lorsque l’on suppose que tout n’est qu’opinion, obtenir l’adhésion de l’autre, et par là, la fin des conflits, et cela d’une manière générale. Si tout est ou opinion, ou croyance, personne ne pourra se présenter avec une légitimité suffisante et revendiquer que l’on se rallie à ses vues. Pour mettre fin aux conflits, il faut donc une autre idée de ce problème, supposer par là que la vérité puisse exister, et surtout que l’on puisse la connaître. Kant ne doutait absolument pas de cela, et on peut même dire qu’il pensait l’avoir découverte sur un certain nombre de points. Son Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie en témoigne : on y découvre que si Kant croit pouvoir pacifier la philosophie, c’est parce qu’il prétend implicitement avoir trouvé la vérité, et veut clore le débat, au moins en ce qui concerne la philosophie, ceci par le simple fait qu’il entend désormais par philosophie rien d’autre que la philosophie critique, autrement dit son système, qu’il pouvait juger comme étant globalement achevé; ceci permettant à Kant de dire « Quand s’élève encore un conflit sur ce que la philosophie dit… il n’y a là qu’un simple malentendu… entre les principes… de la moralité et les principes théoriques…; et comme on ne peut plus et qu’on ne pourra plus élever contre la philosophie d’objections…, c’est à juste raison qu’on peut dès lors annoncer la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie4. » C’est bien parce qu’il voit dans sa doctrine un moyen de réconcilier les philosophes, qui sont en désaccord par simple mégarde, que Kant peut dire que la raison a mis fin aux conflits en philosophie; en un mot, c’est parce qu’il prétend que son système a une certaine validité objective. Nous ne discuterons pas de savoir si le kantisme est vrai ou pas; nous remarquerons simplement que cette paix perpétuelle est restée lettre-morte : combien de philosophes post-kantiens, au sens chronologique où ils ont pensé après Kant, ont tenté de dépasser ce qu’il put dire? Combien sont-ils à avoir remis en cause la doctrine du « vieux Kant » comme se plaisait à le surnommer Nietzsche, et à être rentrés en conflit directement avec lui? Cela scandalisait d’ailleurs Schopenhauer, qui se demandait si Hegel et les autres avaient un jour lu la Critique de la raison pure, et il sommait quiconque voulant philosopher de passer sa doctrine au tribunal de la critique de la raison pure : il suffit de regarder l’histoire de la philosophie pour voir que cet appel fut vain et non écouté; on peut d’ailleurs se demander si Schopenhauer lui-même a suivi ses propres recommandations, car il n’hésitait pas à critiquer la doctrine de Kant, et il y a fort à parier que ce dernier ne fut pas entièrement d’accord avec les conceptions du Monde comme volonté et comme représentation s’il plut à Dieu qu’il vive encore un siècle, n’en déplaise à Schopenhauer qui affichait volontiers son portrait dans sa demeure. Ainsi voit-on que la paix proposée par la raison est ô combien fragile, cet exemple philosophique visant à le montrer. Du point de vue politique, c’est encore plus patent, et il n’y a nul besoin de grands discours pour le justifier : si après la fondation de l’état hobbesien certains conflits sont écartés, l’histoire tendrait à démontrer quant à elle que le conflit semble une réalité malheureusement inamovible, le sombre XXème siècle l’ayant hélas! prouvé de la plus effroyable des manières. Ainsi, aussitôt la fin des conflits ayant été annoncée par la raison la paix semble-t-elle se dérober. Comment est-ce possible? Le conflit serait-il, à tout point de vue, inéluctable? N’y a-t-il pas un remède ferme et définitif que puisse proposer la raison pour stopper tout antagonisme, que celui-ci soit d’ordre théorique ou pratique? Ne peut-on pas envisager une solution plus satisfaisante que le décevant suicide de la raison que nous avions évoqué plus haut en élargissant la proposition de Cioran? Et s’il s’avère que le conflit ne puisse être évité, n’y a-t-il pas lieu de trouver quelque chose qui puisse dans certaines circonstances le légitimer? Nous venons en effet de voir que vouloir mettre fin aux conflits s’accompagne le plus souvent d’une prétention à vouloir clore le débat, sous prétexte que l’on aurait trouver la vérité. Peut-on affirmer cela? N’y a-t-il pas quelque chose de dangereux à oser l’affirmer? Ne risque-t-on pas, à trop vouloir mettre fin aux conflits, de casser quelque chose d’essentiel?
III – 1) Nos deux premiers moments, qui correspondent respectivement à ce que nous avons choisi de désigner par critique de la raison belliciste et critique de la raison pacificatrice, semblent ne nous avoir conduit qu’à des apories. Nous avons trouvé que la raison provoque les conflits, ou au moins y contribue, qu’elle est capable d’y mettre fin, mais qu’aussitôt les conflits réapparaissent. C’est pourquoi nous voulons tenter, dans ce troisième moment, de poser notre problème différemment. Peut-être que finalement, la question de savoir si la raison peut mettre fin aux conflits n’est, au fond, qu’un faux problème. Peut-être le conflit peut-il s’avérer être quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi nous allons tenter d’établir à notre modeste mesure un semblant de révolution copernicienne : nous avions jusqu’alors pris la raison comme centre de nos préoccupations, nous allons maintenant lui substituer le conflit, et l’examiner attentivement. Écoutons pour cela Darwin et regardons où peut nous conduire sa théorie évolutionniste. Le conflit permettrait justement l’évolution grâce au concept de struggle for life, et ouvrirait par conséquent la porte à un progrès potentiel, progrès dans le sens où l’issue des conflits entre les différentes formes biologiques résulterait sur l’espèce la plus adaptée aux conditions environnementales : du point de vue de l’adaptation au milieu, il y a donc évolution et même progrès puisqu’il y a un mieux; la forme vivante restant étant mieux adaptée que les autres; ceci jusqu’à ce qu’elle soit supplantée par une autre forme biologique. Vu sous cet angle, le conflit apparaît comme un moteur, et tout ce qui pouvait être vu jadis comme négatif disparaît : si conflit il y a, c’est pour permettre l’évolution, et par conséquent pour permettre le progrès, si ce n’est même pour le réaliser. Mettre fin aux conflits reviendrait donc à tuer le processus évolutionniste. Remarquons que ce processus n’est pas que biologique : Karl Popper l’étend notamment aux théories scientifiques. Sur ce point, cela va avec l’abandon de la prétention à trouver une vérité absolue, et donc, à vouloir mettre fin aux conflits à l’aide de sa découverte. Popper nous dit qu’une théorie scientifique sera nécessairement réfutable, puisque nous ne pourrons jamais dire ce qu’est exactement la vérité, et elle se devra d’être réfutable si elle veut prétendre à la scientificité. Cette théorie aura sa vie propre, jusqu’à ce qu’elle soit réfutée par les faits, et soit supplantée par une théorie plus adaptée à décrire le réel. Il y a donc un évolutionnisme des théories scientifiques, non pas lamarckien, qui supposerait que la théorie évolue par elle-même de l’intérieur, mais darwinien, qui indique que la théorie meurt au profit d’une meilleur. Ainsi plusieurs théories scientifiques sont-elles en concurrence, en conflit les unes avec les autres, et seul cela permet le progrès, c’est-à-dire de marcher vers la vérité, même si nous savons qu’elle inatteignable. Le conflit serait donc un moteur de la connaissance, par conséquent, un moteur de la raison elle-même. Dans ce cas, mettre fin aux conflits reviendrait à mettre fin à la démarche scientifique, et ce serait tuer la raison. La raison ne peut donc pas mettre fin aux conflits, car cela serait un suicide. La raison a besoin du conflit pour pouvoir fonctionner, tout comme la vie en a besoin pour évoluer. Cette dissertation en est la preuve même : n’avons-nous pas, dans un premier temps, tenu un discours presque opposé à celui que nous avons tenu dans le second temps? Ce n’est qu’ainsi que notre réflexion a pu évoluer vers ce que nous énonçons ici même. Il en est de même pour le procédé dialectique prôné jadis par Socrate et Platon : ce n’est que par la confrontation, par réfutation que la marche vers la connaissance est possible. Ainsi, une raison pacifiée est une raison morte et c’est pourquoi elle ne peut pas mettre fin aux conflits. Cela est vrai tant pour la sphère théorique que pratique, car qu’observe-t-on dans les régimes totalitaires précédemment décrits? Rappelons brièvement une des précieuses analyses d’Hannah Arendt : le régime totalitaire est régi par une « logique de l’idée », c’est-à-dire par une prétention à avoir trouvé la vérité. C’est pour cela qu’il ne tolère pas la contradiction, autrement dit le conflit. À l’inverse, pour les démocraties, comme nous l’avons montré, le conflit est un élément essentiel : la démocratie a abandonné l’idée de détenir la vérité, même si gauche et droite croient tous deux la posséder; la démocratie laisse le conflit gouverner, laisse la voie ouverte à la contradiction; si la démocratie refuse ce conflit, elle meurt. Tout cela conduirait à penser que nous condamnons l’entreprise pacificatrice kantienne. Mais il n’en est rien, les titres de certains des ouvrages de Kant suffisant à l’affirmer : il s’agit d’aller vers la paix perpétuelle, d’annoncer la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle; la paix perpétuelle n’est pas encore atteinte, Kant se contente de l’annoncer car le but est d’aller en son sens, autrement dit, d’aller vers la vérité.
III – 2) Ainsi, à défaut de mettre fin aux conflits, la raison doit faire autre chose avec eux, à commencer par leur donner une fin, la fin étant ici la finalité, le sens, et c’est ce que nous venons de faire jusqu’ici en montrant que la fin des conflits est la possibilité de la raison même. Mais la raison doit faire plus que cela avec les conflits. Nous venons de le voir, il y a du positif aux conflits, et ceux-ci sont inévitables pour toute raison voulant vivre, et pour la vie elle-même. Cela dit, il y a aussi du négatif, et c’est ce négatif qui pousse justement la raison à vouloir y mettre fin globalement, au risque de mettre fin également au processus qui la constitue. Kant l’avait d’ailleurs compris, lui qui condamna la guerre et les conflits dans les textes que nous avons précédemment cités, mais la loua aussi, que ce soit au niveau esthétique où elle peut être sublime (Critique de la faculté de juger), ou en tant que celle-ci peut-être vue comme un processus positif de construction : « Toutes les guerres sont… autant de tentatives (certes pas dans l’intention des hommes, mais dans celle de la nature) de provoquer de nouveaux rapports entre Etats)5 ». Que faire alors avec nos conflits? Le problème est qu’il y a conflits et conflits; ceux qui sont nécessaires, et ceux qui sont à blâmer. La raison se trouve fort embarrassée pour pouvoir trouver un critère de démarcation valide. Ce que nous pouvons lui proposer serait finalement un rôle d’arbitrage. N’ayons pas peur d’écouter la métaphore sportive qui vient à nous spontanément. Que fait un arbitre? Celui-ci arbitre le conflit confrontant les joueurs, visant ainsi à faire respecter les règles par lesquelles seules ce conflit peut garder un rôle positif, et sans lesquelles l’affrontement vire à la guerre; la guerre serait ainsi un conflit dégénéré, et toute la difficulté de la raison sera d’entretenir le conflit sans que celui-ci ne dégénère, de la même manière que l’on entretien un feu à la fois pour ne pas qu’il s’éteigne et pour qu’il ne dégénère pas en incendie. En d’autre termes, la raison doit tenter de promouvoir la démocratie, juste milieu entre totalitarisme tyrannique et guerre anarchique de tous contre tous; elle doit promouvoir la connaissance critique, juste milieu entre dogmatisme et scepticisme.
III – 3) Pour continuer à vivre, la raison doit donc abandonner l’idée de découvrir la vérité, elle doit admettre le conflit entre plusieurs points de vue, et cela, à tous les niveaux. Vient ici l’idée de tolérance, consistant, comme l’écrit André Lalande dans son Vocabulaire en citant Jacob, « non à renoncer à ses convictions ou à s’abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s’interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs; en un mot à proposer ses opinions sans chercher à les imposer ». Ce n’est qu’ainsi que, selon la métaphore que nous avons choisi précédemment, la raison peut entretenir sa flamme pour éviter qu’elle ne s’éteigne ou qu’elle ne s’embrase plus que de mesure. La raison est mue par le conflit et comprend que celui-ci ne doit pas dégénérer, ce pourquoi elle se propose d’y mettre fin, pour s’auto-préserver; mais elle sait qu’elle ne doit pas l’étouffer totalement, au risque de se rendre muette. La raison doit donc être tolérante, autoriser les conflits, que ce soit en elle-même (en « pensant en se mettant à la place de tout autre », comme le recommande la seconde maxime du sens commun qu’énonce Kant dans la Critique de la faculté de juger) pour ce qui concerne plus la sphère théorique, ou que ce soit en dehors d’elle (avec l’aide, par exemple, de la démocratie, de la république ou du parlementarisme : comme Popper le remarquait d’ailleurs, seule la société ouverte peut fournir l’espace nécessaire au libre examen critique des hypothèses scientifiques; ceci indique que politique et théorique sont intimement liés) pour ce qui est plus du ressort de la sphère politique ou pratique. Ce qui ne veut pas dire qu’il lui faille tolérer l’intolérable : il lui faut au contraire être intolérante avec ce qui se trouve l’être, condamner toute tentative visant à faire dégénérer le conflit en quelque chose qui détruirait tout autant la raison que pas de conflit du tout. Ainsi sommes-nous maintenant réconciliés avec le XVIIIème siècle et ses Lumières que nous avions tout à l’heure trop vite condamnés, et la raison est sauvée.
Nous partîmes du questionnement de ce que Flaubert présentait comme une idée reçue, à savoir, « tonner contre la guerre » et nous émîmes de sérieux doutes à son sujet : il semblait acquis qu’il faille condamner sans appel la guerre, et nous nous étonnâmes que ce que le plus humble bon sens prescrive soit qualifié d’idée reçue. Face à ce problème, notre réflexion tenta d’esquisser une archéologie du conflit et en trouva les racines dans la raison même, tant sur le plan théorique ou pratique – et si la raison n’y était pas directement l’instigatrice, au moins y avait-elle une responsabilité non négligeable. Puis nous nous rendîmes compte que, malgré ce penchant belliciste, il y avait également un coté pacificateur de la raison, qui lui permettait de mettre fin aux conflits, du moins momentanément. Mais nous vîmes très vite qu’il était impossible d’évacuer tout conflit, le conflit constituant un processus constitutif et évolutif, à la fois de la vie et de la raison elle-même.
La raison peut-elle mettre fin aux conflits? Nous pouvons répondre que non. Elle ne peut pas car ce serait nier ce qui la constitue, ou même nier la vie elle-même. Doit-elle cependant laisser aller les conflits? Dans aucun cas : elle se doit de les arbitrer tout en tolérant les différents partis mais en en écartant l’intolérable. Car si l’absence de conflit est une mort passive tant pour la vie que pour la raison, la dégénérescence du conflit en guerre est quant à elle une mort active. La société ouverte offre le seul espace permettant à la raison et à la vie de s’accomplir le mieux possible, et elle devient un paradigme que notre raison doit tâcher d’imiter à son échelle.
Était-ce alors une idée reçue que de « tonner contre la guerre », comme le laissait supposer Flaubert? Si on assimile guerre et conflit, cela relèverait bien d’un préjugé comme nous l’avons suffisamment montré. Mais si par guerre on entend un conflit dégénéré, il nous faut nous en préserver, et n’en déplaise à Flaubert, être intolérant avec ce qui est intolérable, pour finalement entrer en conflit avec la barbarie de tout ordre, tant pratique que théorique – et même peut-être entrer en guerre avec.
1Diogène Laërce, Vies et doctrines, IX, 69
2Thomas Hobbes, Léviathan, I, 13 « De la condition du genre humain »
3Ibid.
4Kant, Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, Première section, Résultat
5Kant, Idée d’une histoire, VIIème thèse
[amtap book:isbn=2080713035]