Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique
La formation de l’esprit scientifique est un ouvrage dans lequel Gaston Bachelard montre comment la science n’a pu naître qu’au XIXe siècle. Avant, celle-ci restait embourbée, en butte contre maints obstacles épistémologiques qui l’empêchaient d’avancer et lui faisaient prendre pour de la science ce qui ne l’était pas. C’est ce musée des erreurs de la préscience que Bachelard expose dans son livre. Se trouve présenté ci-dessous un exemple d’obstacle épistémologique, ainsi que la problématique du doute scientifique.
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Le fonctionnement de l’obstacle verbal : l’exemple de l’éponge.
Le texte sur lequel il nous est proposé de nous appuyer pour décrire le fonctionnement de l’obstacle verbal est issu du chapitre 4 qui est sous-titré « Extension abusive des images familières » et qui traite de l’obstacle épistémologique du type verbal. Un obstacle verbal est en effet une image familière à partir de laquelle on voudrait pouvoir expliquer un phénomène. Bachelard condamne cette méthode qui n’a pour résultat que de bloquer la croissance du savoir scientifique.
Face à un phénomène, le scientifique, ou plutôt le préscientifique, a parfois la tentation d’user d’images familières. L’exemple utilisé par Bachelard est celui de l’éponge. Quelques pages plus haut, il nous dit que ce « pauvre mot … permet d’exprimer les phénomènes les plus variés. Ces phénomènes, on les exprime : on croit donc les expliquer. On les reconnaît : on croit donc les connaître ». Tel est donc le mécanisme de l’obstacle verbal.
D’un point de vue pédagogique, on utilise souvent une image familière pour faire comprendre un phénomène complexe. Pour ce qui est de l’éponge, on pourrait dire que son image « est la chose du monde la mieux partagée », car on suppose que chacun a déjà eu affaire à une éponge, que chacun eut déjà le loisir d’en observer une, de bien comprendre comment cela agit, réagit. Or, quoi de plus tentant que d’avoir recours à cette chose si connue pour tenter de faire comprendre, exprimer une idée beaucoup plus complexe? Comme l’écrit Bachelard, « expliquons donc les phénomènes compliqués avec un matériel de phénomènes simples ». Par cette formule, Bachelard parodie bien évidemment la très célèbre troisième règle de la méthode cartésienne, recommandant de commencer « par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ». Sans doute cela n’est-il pas à blâmer pour une première approche d’un phénomène, lorsqu’il s’agit de l’expliquer pour une toute première fois. Bachelard écrit même dans le chapitre premier qu’il n’existe pas de connaissance bâtie ex nihilo, de table rase de la connaissance. L’esprit n’est-il pas toujours vieux de ses préjugés?
Mais ce qui distingue le scientifique du préscientifique, c’est que le premier se garde bien de prendre cette explication primaire comme définitive. Tout au contraire, il cherchera à la dépasser. Le préscientifique quant à lui ne cherche pas à détruire cette image familière. En fait, il l’enrichit même en substituant presque l’image choisie à la place du phénomène préalablement étudié. De l’énoncé pédagogique, partant d’un bon sentiment, qui dirait par exemple que l’espace est comme une éponge mais qu’il n’en est pas une en aucun cas, certains auront tôt fait de dire que l’espace est une éponge. Ainsi, on s’attendra à ce que l’espace réagisse comme on pense qu’une éponge le ferrait à la place. C’est ce que fait Descartes, selon Bachelard : le célèbre philosophe trouve dans l’éponge une explication suffisante. De là, on pourrait dire que Descartes hypostasie, réifie son exemple. D’une idée, de quelque chose de purement logique, d’imaginaire, d’un effet de style rhétorique, « d’une habitude toute verbale », toutes choses qui sont dans un certain sens irréelles, Descartes les rend réelles – pire, il remplace même presque le réel avec. De l’éponge, on en tire comme un propriété que posséderaient les corps : la spongiosité. Bachelard écrit : « l’image de l’éponge est suffisante dans une explication particulière, donc on peut l’employer pour organiser des expériences diverses ». Le réel est, au final, comme remplacé par l’image, au point que pour Bachelard, « la métaphysique de l’espace chez Descartes est la métaphysique de l’éponge » : Descartes ne fait en fait plus que philosopher sur l’éponge, au détriment de la véritable recherche scientifique.
Et c’est là que l’image familière se transforme en obstacle. Toujours l’on viendra buter contre l’éponge qui sera indépassable car elle sera considérée comme un principe d’explication final. Et quand bien même l’expérience empirique viendrait contredire les prédictions que l’on aurait pu déduire de la théorie spongieuse, on ne changera pas de principe d’explication (ce que ferait un scientifique) mais on tentera plutôt d’interpréter, de reconsidérer les résultats en apparence contradictoires pour les faire expliquer par l’image familière utilisée, car on ne veut en aucun cas s’en défaire. Pour le dire avec les mots de Popper, la théorie spongieuse devient irréfutable. Donc non scientifique. « Que les détails de l’image viennent à se voiler, cela ne devra pas nous amener à abandonner cette image ».
Ce sera d’autant plus irréfutable que l’on regardera toutes les tentatives de ceux voulant user d’un autre principe d’explication, d’une autre théorie, comme autant d’actes vains. Ainsi Bachelard écrit-il que « mettre en doute … l’image que nous offre l’éponge, c’est, pour Descartes, subtiliser sans raison les explications ». L’image familière se dogmatise. L’image familière est même dans un certain sens totalisante, voire totalitaire. Elle s’érige comme principe total d’explication et ne saurait en souffrir d’autres, quand bien même ceux-ci serait plus performants : c’est a priori, abstraction faite de toute efficacité que le choix est fait. « Cette leçon de la plénitude hétérogène suffit à tout expliquer ». Hannah Arendt n’écrira-t-elle pas dans ses lumineuses analyses du totalitarisme que celui-ci s’organise autour d’une logique de l’idée comme principe d’explication de toute chose? L’éponge, l’utilisation qu’en fait Descartes, est totalitaire.
Toute la tâche du scientifique sera de dépasser l’imagerie première, ce qui est une tache plus ardue qu’on ne le pense, car Bachelard dit bien que « de très grands esprits [y] sont pour ainsi dire bloqués » : c’est le cas de Descartes. Mais pouvait-il faire autrement? Il semble en effet que les obstacles épistémologiques soient ce qui caractérise une époque, quelque chose qui est comme dans l’air du temps et qu’on ne saurait éviter de respirer, d’où la distinction entre les trois stades du développement de l’esprit scientifique que distingue Bachelard. Sans doute la science contemporaine est-elle elle aussi prisonnière d’obstacles épistémologiques, d’obstacles verbaux dont nous n’avons pas conscience, mais dont des épistémologues des temps futurs, des psychanalystes de la connaissance, mettront en lumière pour permettre un nouveau progrès scientifique.
Il faut donc se garder de l’utilisation d’images familières, ou tout du moins, se garder de les étendre à tout va. Nous avons dit plus haut que l’on s’en sert souvent dans un but pédagogique. Mais peut-être vaut-il même mieux d’éviter de le faire, pour ne pas ancrer plus encore dans l’inconscient de l’interlocuteur cette image familière : on pourrait en effet être tenté de ne garder du principe d’explication que le plus simple, c’est-à-dire l’éponge, et de ne faire rien d’autre ainsi que de renforcer l’obstacle.
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Pour le « doute particulier », contre le « doute général »
Bachelard écrit plus haut dans son texte qu’à l’obstacle verbal, à la tentation d’étendre abusivement une image familière, correspond comme un empirisme naïf. Est-ce à dire que Descartes opère ainsi avec le problème de l’espace? Il semble que Bachelard le pense. Descartes serait tenté par la voie facile qui consisterait à opérer avec la réalité de façon sommaire, basique. Alors que l’on résume souvent toute la philosophie de Descartes à son célèbre doute, qu’on le présente comme un esprit très critique, Bachelard trouve curieux qu’il n’ait justement pas osé étendre son doute à sa position spongieuse.
Il est en effet beaucoup plus simple, beaucoup plus facile de douter d’une manière générale, une bonne fois pour toute, plutôt que de douter précautionneusement de toutes les choses particulières. Le doute particulier est ce qui caractérise l’esprit scientifique. Encore une fois, le parallèle avec les conceptions de Karl Popper est éclairant : le scientifique est celui qui, sitôt qu’il possède une théorie entre les mains, ne cherche pas à la confirmer par tous les moyens, mais bien plutôt cherche à l’éprouver, à la faire se contredire, à la réfuter. En un mot, le scientifique doit douter du particulier, pas-à-pas, de tout ce qu’il ose affirmer. Là se trouve le doute particulier. De tout ce qu’on ose déduire d’une hypothèse, il faut douter que cela puisse être vrai, il faut chercher la faille. Une fois réfutée, on peut formuler une nouvelle théorie, plus performante, qu’il faudra à nouveau mettre à l’épreuve du doute particulier. Ainsi, on ne doit pas considérer que la science nous donne une vérité définitive, bien au contraire : on voit suivant cette description que la vérité scientifique ne saurait être rien d’autre « qu’une erreur rectifiée », comme l’écrit Bachelard. Or, là est le drame de Descartes : lui qui voulait tant se prémunir de l’erreur, avait inventer un outil pour s’en préserver qui était son doute. Mais celui-ci oublie de l’appliquer là où il en aurait le plus besoin. Déjà dans les objections à ses Méditations métaphysiques, son public eut tôt fait de dire à Descartes que par endroit, il allait trop vite en besogne et qu’il oubliait rapidement les si belles recommandations sur le doute qu’il avait proposé initialement.
C’est que le doute général semble en effet beaucoup plus facile. Il est intéressant, même s’il est peut-être dangereux et abusif de le faire, d’établir un parallèle entre l’attitude de Descartes et celle des différents théoriciens du complot. Descartes voit en quelque sorte un complot, ou tout du moins le simule en allant jusqu’à la folle hypothèse du malin génie; la seule solution pour lui de trouver la vérité qui se cache est d’installer un doute général sur tout ce qui peut se présenter à lui. Puis, ayant trouvé la première vérité que pas même les sceptiques ne sauraient ébranler, son point d’Archimède, Descartes entreprend de reconstruire la connaissance. Mais doute-t-il toujours des hypothèses qu’il élabore? Rien n’est moins sûr. De même, les théoriciens du complot se méfient de l’histoire officielle, ils pensent que la vérité est dissimulée, que ce qu’on leur dit est faux; ils entreprennent à leur façon de donner une explication des faits. Mais doutent-ils de leurs hypothèses? Il semble que non. Tout comme pour Descartes, ils doutent d’une manière générale sur ce qui se présente à eux, puis entreprennent de reconstruire en ne doutant aucunement, en particulier, sur ce qu’ils pourraient avancer. Ainsi Descartes ne remet-il pas en cause, par exemple, l’idée d’un dualisme entre le corps et l’âme.
Si le doute général est plus facile, c’est qu’il semble plus porter sur ce qui est donné par les autres, par ce qui est autre : il consiste à critiquer ce que disent les autres, ou même ce qui est autre que moi, comme le réel. Le doute particulier consiste plus dans une démarche autocritique concernant les hypothèses que je puis formuler. Je peux facilement douter d’une manière générale de tout ce que les autres peuvent affirmer; en revanche, il est beaucoup plus difficile que j’ose me remettre en question, de douter point par point de tout ce que je puis affirmer. Le doute particulier demande une certaine humilité, il demande que l’on ose reconnaître que l’on puisse avoir tort. Au contraire, le doute général ne demande aucune qualité personnel. Bien plus, c’est souvent l’orgueil qui en est le moteur, qui nous commande de douter de manière générale de tout ce qui peut provenir d’autre chose que nous : car bien évidemment, nous sommes présumés par nous-mêmes infaillibles, alors que ce qui est autre est a priori beaucoup plus suspect à l’erreur.
En un mot, le doute particulier, caractéristique, comme nous l’avons vu, de la démarche scientifique, nécessite un effort constant, une attention de tous les instants, ainsi qu’une réelle humilité. Le doute particulier est, pour oser un néologisme, comme un théoricide : il demande au scientifique de chercher à tuer sa théorie par tous les moyens pour pouvoir en proposer une nouvelle, qu’il faudra à nouveau tuer. C’est pourquoi il faut du courage, car qui voudrait chercher à détruire ce qu’il vient de mettre tant de peine à trouver? Qui voudrait défaire ce qu’il a fait pour ensuite le refaire, telle la tapisserie de Pénélope, tel le rocher de Sisyphe? Au lieu de défendre par tous les moyens son éponge, si Descartes était animé par un réel esprit scientifique, il chercherait plutôt à trouver tout ce qui ne peut pas aller dans sa théorie, il chercherait à la réfuter par tous les moyens, à douter de ce qu’il dit, à prouver paradoxalement qu’il ne peut qu’avoir tort.
Or, tout cela, comme nous l’avons dit, demande effort, courage, humilité. Ce pourquoi la tentation est grande de s’écarter d’un doute particulier pour un doute général, beaucoup plus facile. Du doute particulier, discursif, qui s’attache à douter point par point, le préscientifique ne garde que l’idée d’un doute. Appliquer son doute de manière générale lui permet de conserver comme un gage de scientificité : « je doute donc je suis scientifique » pourrait dire Descartes. Mais en cela il se méprend, car il n’a que l’apparence d’un scientifique, tout comme le théoricien du complot n’a que l’apparence d’un historien. S’il fallait formuler comme un cogito du scientifique, dans le sens que l’on ne saurait découvrir sa conscience scientifique qu’en l’énonçant, ce serait plus précisément, en reprenant les mots de Bachelard : « je doute sur tous les points particuliers, de manière discursive, donc je suis scientifique ». Bachelard laisse souvent entendre que ce qui caractérise le scientifique est avant tout sa méthode, l’art de poser les problèmes. La méthode est presque comme un critère de démarcation entre science et non-science. La façon d’exercer son doute fait partie de la méthode scientifique.
[amtap book:isbn=2711611507]