Gilbert GrissomChaque fois qu’ils sont programmés sur la télévision, Les Experts battent des records d’audience. On se passionne pour cette série télévisée qui met en scène une police qui serait enfin devenue scientifique. Exit les détectives et inspecteurs ancienne mode à la Sherlock Holmes ou Hercule Poirot dont les instruments et méthodes « d’arrière-garde » furent incapables de faire tomber (a)droitement un Henri Désiré Landru ou une Marie Besnard ; le chasseur de crime d’aujourd’hui porte une blouse blanche (parfois non, car il faut pouvoir reconnaître les acteurs – ce pourquoi on porte aussi rarement des charlottes sur les scènes de crime -, ainsi que montrer jambes et décolletés), utilise les armes de la techno-science et progresse par conjectures et réfutations – la médecine n’est pas en reste : le Docteur House est un médecin qui théorise, réfléchit, expérimente, teste, se trompe, recommence, etc.

En somme, on conçoit la scientificité comme la fin, un progrès, cette dernière étape enfin accomplie. Les Experts achèvent le programme d’une lente rationalisation progressive des méthodes policières, processus de rationalisation qui était pour Weber le trait caractéristique de la société occidentale. Au cheminement empirique et chaotique du policier d’hier succèderait la rigueur et la science de l’expert d’aujourd’hui, qui enquête le crime et le criminel comme le physicien investit et questionne l’atome. La science accoucherait ainsi d’une police plus efficace, plus moderne, voire plus humaine, car moins arbitraire : les résultats de la science ne sont-ils pas indubitables ?

Mais est-on sûr cependant de cet enchaînement des faits ? D’après Foucault, ce serait en fait l’inverse. Non pas la police qui aboutirait après une longue histoire difficile sur la scientificité que la modernité pose comme terme final du progrès que doit accomplir chaque discipline, mais bien plutôt la science qui aurait été rendue possible par les méthodes policières, et avant elles inquisitoriales.

Le Moyen Age a inventé l’enquête judiciaire. (…) L’enquête comme recherche autoritaire d’une vérité constatée ou attestée s’opposait ainsi aux anciennes procédures du serment, de l’ordalie, du duel judiciaire, du jugement de Dieu ou encore de la transaction entre particuliers. L’enquête, c’était le pouvoir souverain s’arrogeant le droit d’établir le vrai par un certain nombre de techniques réglées. Or si l’enquête a depuis ce moment fait corps avec la justice occidentale (et jusqu’à nos jours), il ne faut pas oublier ni son origine politique, son lien avec la naissance des États et de de la souveraineté monarchique, ni non plus sa dérive ultérieure et son rôle dans la formation du savoir. L’enquête en effet a été la pièce rudimentaire, sans doute, mais fondamentale pour la constitution des sciences empiriques ; elle a été la matrice juridico-politique de ce savoir expérimental, dont on sait bien qu’il a été très rapidement débloqué à la fin du Moyen Age. Il est peut-être vrai que les mathématiques, en Grèce, sont nées des techniques de la mesure ; les sciences de la nature, en tout cas, sont nées pour une part, à la fin du Moyen Age, des pratiques de l’enquête. [1]

La science moderne ? Elle n’est pas née, comme l’enseigne le mythe admis de la révolution copernicienne théorisé de Kant à Koyré, d’un bouleversement de nos structures mentales nous faisant passer « d’un monde clos à un univers infini », d’un monde qualitatif aristotélicien médiéval à un univers quantitatif platonicien renaissant, d’un décentrement du sujet connaissant, mais plutôt d’un transfert des méthodes inquisitoriales du champ du pouvoir au champ du savoir.

Les méthodes d’enquête policières ? Elles sont, dans leurs balbutiements médiévaux, la condition de possibilité de la science moderne. L’alternative est : l’inquisition médiévale que l’on réprouve aujourd’hui avec tant horreur, ou bien pas de cette science dont la modernité se félicite et se délecte.  Police et science sont toutes deux le produit, les héritiers de ce complexe savoir-pouvoir.

Les Experts ? Non pas des policiers venus enfin à la science après bien des tâtonnements, mais des inquisiteurs qui se réapproprient le savoir scientifique que leurs lointains ancêtres ont rendu possible.

Gilbert Grissom ? Non pas un Copernic, un Galilée, un Einstein qui chasserait le crime, mais plutôt un Conrad de Marbourg, un Robert le Bougre, un Torquemada qui utiliserait servilement cette science qui partage le même noyau que les pratiques policières.
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[1] Foucault, Surveiller et Punir, p. 261-262.

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