MontaigneTolstoï, pour aller mourir, aurait pris la Bible et les Essais de Montaigne. Il n’a pas pris la Critique de la raison pure ou La phénoménologie de l’esprit. Ainsi, le fragment serait supérieur au système car on pourrait relire Montaigne comme la Bible indéfiniment, sans lassitude, en cherchant chaque jour quelque chose, et pas Kant ou Hegel.

Mais emporterait-on aussi les éléments d’Euclide ? La physique de Newton ? La relativité d’Einstein ?

Les deux types d’écrits donnent à penser. Mais ils le donnent différemment, de toute évidence. Avec Montaigne, on pense avec plaisir, comme avec Proust ou la Bible. Avec Newton, Kant on pense. Avec plaisir. Mais il manque ce quelque chose qui nous ferait y revenir sans arrêt. Bien sûr, on peut lire Kant 5 fois. Mais à chaque fois, on le lit pareillement, ou avec très peu de nuance. Chaque lecture supplémentaire de Kant n’a qu’un but qui est celui de nous aider à nous approcher encore plus prêt de la signification du texte et est rarement le lieu d’une nouvelle interprétation radicale. Avec un écrivain en revanche, on lit à chaque fois différemment. C’est nous qui pensons. Un écrivain fait penser. Un philosophe se contente de montrer sa pensée. Eco le dit très bien. Lorsqu’il est essayiste, son souci est d’être bien compris ; lorsqu’il est romancier, sa préoccupation est de permettre plusieurs compréhensions. Certains philosophes sont écrivains, à moins que ce ne soit des écrivains philosophes : Platon, Montaigne, Pascal, Nietzsche, Cioran. Kant est un philosophe tout court dans la plupart de ses écrits.

Mais faut-il qu’un philosophe soit écrivain ? Accepterait-on qu’Einstein ait écrit son oeuvre en vers, façon Lucrèce ? L’écriture théorique, philosophique cerne son objet. L’écriture écrivaine le fait sentir. Un écrivain fonctionne à la sympathie, à l’empathie. Le lecteur lisant un écrivain reconstitue dans son esprit ce que l’écrivain voulut lui faire sentir. S’il lit un philosophe, il le reconstitue dans son esprit, mais sans médiation. Avec un écrivain, il y a une médiation, celle du sentiment : on ne sait pas précisément de quoi parle l’écrivain, ce dont parle l’écrivain ressort du noumène, de l’inaccessible ; le lecteur tente de s’en approcher, et c’est pourquoi il revient souvent sur le texte d’un écrivain, indéfiniment, car il veut s’approcher encore et encore du noumène, corriger la théorie qu’il se fait de la réalité décrite par l’écrivain.

En fait, tout le monde à sa dose de théoricien abrupte et d’écrivain. C’est le mélange qui change. Certains sont plus lyriques que d’autres, font plus sentir. D’autres le sont moins. La balle est dans le camp des premiers, car ils seront toujours plus lus, puisque personne ne pourra jamais dire qu’ils ont été déjà lus comme les autres les ont lus : chaque lecture est différente. En revanche, le théoricien n’est lu qu’une seule fois, s’il est bon, s’il est vraiment théoricien. Après, on ne le lira plus que dans les manuels : qui encore aujourd’hui lit Newton ou Galilée dans le texte ? En revanche, on lit et on lira toujours Cioran, Nietzsche, Pascal, Montaigne, Platon. On ne lit plus et on ne lira plus Wittgenstein. Ni Popper. On lit un peu Schopenhauer. On lit Sartre, mais ce n’est pas son existentialisme qui marque le plus, ou en tout cas, ce n’est pas son ontologie phénoménologique qu’on retient.

Un écrivain se distingue en cela qu’on ne peut pas le résumer. Il est marqué par une singularité, une individualité irréductible. De sorte qu’un écrivain en est un si ce qu’il a écrit n’aurait pu être écrit par nul autre. Un théoricien peut quant à lui être résumé. Ce qui marque son oeuvre, c’est plutôt l’objectif, l’universel. C’est pourquoi ce qu’il a dit aurait été dit par un autre, tôt ou tard.

D’où un paradoxe que je découvre à l’instant. On souligne le génie de Kant. Mais si Kant est génial, c’est qu’il est écrivain, et que son oeuvre est particulière, que s’il n’y avait pas eu Kant, jamais nous aurions entendu parler de transcendantal (ou avec des mots différents : comprenons : ce que Kant avait à l’esprit en nous en parlant). Or, dire cela, c’est dire qu’on ne peut prêter une valeur objective à la philosophie kantienne puisqu’elle serait par nature contingente.

La philosophie marche donc sur un fil. Elle est schizophrène. Une face particulière où l’on a affaire à des génies, des grands hommes, des écrivains : ce n’est par pour rien que l’on étudie Kant et pas la philosophie transcendantale (malgré les efforts pour en établir une), de même, on étudie Sartre et pas l’existentialisme en tant que tel (alors qu’on étudie pas Newton mais la mécanique). Une face objective où l’on a affaire à des objets, au réel. L’étude de texte se concentre plus sur la face particulière, la dissertation sur l’objectif.

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