Les ongles de Deleuze
Dans les Pourparlers, qui sont à Deleuze ce que les Dits et Ecrits, en gros et en plus gros, sont à Foucault, on lit :
Deuxième exemple : mes ongles qui sont longs et non taillés. À la fin de ta lettre tu dis que ma veste d’ouvrier (ce n’est pas vrai, c’est une veste de paysan) vaut le corsage plissé de Marilyn Monroe, et mes ongles, les lunettes noires de Greta Garbo. Et tu m’inondes de conseils ironiques et malveillants. Comme tu y reviens plusieurs fois, à mes ongles, je vais t’expliquer. On peut toujours dire que ma mère me les coupait, et que c’est lié à Œdipe et à la castration (interprétation grotesque, mais psychanalytique). On peut remarquer aussi, en observant l’extrémité de mes doigts, que me manquent les empreintes digitales ordinairement protectrices, si bien que toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m’est une douleur nerveuse qui exige la protection d’ongles longs (interprétation tératologique et sélectionniste). On peut dire encore, et c’est vrai, que mon rêve est d’être non pas invisible, mais imperceptible, et que je compense ce rêve par la possession d’ongles que je peux mettre dans ma poche, si bien que rien ne me paraît plus choquant que quelqu’un qui les regarde (interprétation psycho-sociologique). On peut dire enfin : « Il ne faut pas manger tes ongles parce qu’ils sont à toi ; si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux » (interprétation politique, Darien). Mais toi, tu choisis l’interprétation la plus moche : il veut se singulariser, faire sa Greta Garbo. En tout cas c’est curieux que, de tous mes amis, aucun n’a jamais remarqué mes ongles, les trouvant tout à fait naturels, plantés là au hasard comme par le vent qui apporte des graines et qui ne fait parler personne.
Gilles Deleuze, « Lettre à un critique sévère », Pourparlers 1972-1990, p. 13-14.
Voilà qui n’éclaircit guère le mystère onychologique deleuzien, qui est de l’importance la plus haute et la plus critique. Car en effet, les livres de Deleuze, malgré tout leur génie, sont souvent très hermétiques, voire illisibles, et, pour tout dire, ils paraissent la plupart du temps avoir été écrits avec les pieds, ce qui pourrait s’expliquer très facilement, si on y réfléchit, par le fait que ses ongles l’empêchaient de se servir de ses mains correctement. Or, comme le prouve ce texte, toute la philosophie de Deleuze consista précisément à légitimer ses ongles ; en somme, il y a une circularité dans l’argument, car ses ongles écrivirent ce qui les justifiait. Peut-être est-ce donc que ses ongles sont causa sui ?
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26 novembre 2010 à
[…] plus de paraître cuistre à l’occasion, il l’est jusqu’au bout des ongles (que Deleuze avait fort longs), tant et si bien que sa cuistrerie s’observe déjà quand il expose sa méthode de […]
30 novembre 2014 à 18:47 Je me ronge les ongles[Citer] [Répondre]
Bonsoir,
je me demande jusqu’à quel point ce commentaire pouvait être ironique. Car vraiment dire que le monsieur écrit avec les pieds… On peut détester le style, la méthode ou la non-méthode( la question de François Châtelet dans « Deleuze et Guattari s’expliquent »). Mais il est assez net qu’il écrit objectivement bien. Le texte cité et ton commentaire le font d’ailleurs assez bien ressortir.
Ce mystère mérite à mes yeux d’être un peu plus creusé. Un vrai critique, bien con lui aurait dit: » mon pauvre vieux toute votre philosophie n’est là que pour justifier votre alcoolisme et votre schizophrénie notoire. Philosophie de PMU. » C’est peut être pareil de lui dire qu’il est jaune et crade; mais n’empêche le gars l’attaque sur ses ongles ni limés ni vernis.Étonnant.Et Gilles il lui répond, lui explique. Alors que les ongles de Deleuze tout le monde devrait s’en foutre, à commencer par lui. Je crois qu’il avoue, un peu, à la fin que ça le touche beaucoup qu’on lui dise: » tu cherches à te singulariser ». Il veut devenir imperceptible, et il fait tout pour qu’on le remarque. Il ne les cache pas ses ongles, il se gratte la tête en permanence avec ou s’en sert de peigne ( comble de l’image dégueulasse). Il les met dans sa poche pour mieux qu’ils éclatent au grand jour quand il les en sort. Tous ses amis avaient remarqués évidemment. Alors il veut dire quoi? Peut être que ses amis, parce qu’ils sont les siens justement, n’en ont rien à foutre à tel point qu’ils peuvent ne pas les percevoir. Mais le petit critique, bien au propre dans sa culture ça lui donne la gerbe, comme la première page de l’Anti-Oedipe. Alors ce bon philosophe prend un malin plaisir à lui montrer.
Je me demande maintenant si ton mot de commentaire n’impliquait pas tout ça. L’ironie c’est de l’hermétisme?
Bien à toi, qui m’a donné l’occasion de parler de Gilles ^^
3 décembre 2014 à 12:51 Gnouros[Citer] [Répondre]
Je dois le confesser : beaucoup d’ironie dans ce commentaire.
En revanche, si j’apprécie de plus en plus la philosophie de Deleuze (une sorte de « devenir-Deleuze »), j’ai vraiment beaucoup de mal avec son style. Mais, au fond, ceci n’est peut-être qu’affaire de goût.
5 janvier 2016 à 19:08 Lüther[Citer] [Répondre]
Ah, le style de Deleuze.
On en parlera encore après ma mort.
Je le trouve plus équilibré quand il écrit avec Guattari ; j’aime la crasse mais fine ironie distillée dans ce billet, merci pour ces quelques secondes de rire irrépressible.
6 janvier 2016 à 21:53 Noblejoué[Citer] [Répondre]
Est-ce que les ongles ne sont pas l’équivalent des griffes des animaux ?
Donc de longues griffes peuvent paraitre aggressives à certains qui aggressent leur porteur, lequel peut les avoir laissé pousser par négligence… Mais non taillés les ongles renvoient encore plus à la nature donc à la sauvagerie et à la violence, déclenchant en retour la violence du critique.
Nous sommes des animaux assez particuliers, mais à la base, on l’oublie vraiment beaucoup, des animaux.
C’est bien pour ça que Mitterand c’est fait limer ses canines de « vampire ».
14 juin 2021 à 23:24 K[Citer] [Répondre]
Dans l’extrait au début, il explique qu’il n’a pas d’empreintes digitales, sa peau est comme à vif au bout des doigts. Il dit que ses ongles le protègent. Au delà, je serais tentée de penser que cette contrainte esthétique, (comme d’autres se rongant les ongles de manière irrépressible parce qu’au fond, il en va de leur sensorialité), peut participer à mettre la personne en décalage, et l’obliger à développer cette prothèse mentale qui est chez lui la philosophie. D’où ce paradoxe de vouloir être imperceptible alors que pour quelqu’un qui l’observe selon le filtre des normes, il se disqualifie. C’est comme quand on est pris pour un garçon quand on est une fille, ça déclenche des avalanches de micro-procès comme : elle n’a qu’à mettre une jupe. Mais on ne fait pas ce qu’on veut de son corps : pour une partie majoritaire, il est, tout simplement. Et l’élagage social, qui reflète sans doute les majorités ne reflète pas plus l’excellence, que ne la reflète la foule.