Dans le Toi vers Dieu
L’état de fait a été brisé par le fait d’origine – non pas de manière telle qu’une irruption du fait d’origine eût jamais été possible au sein de l’état de fait dominant. L’état de fait a été pour ainsi dire contourné quasiment comme s’il n’existait pas et l’ipséité rencontrée de manière élémentaire par le biais d’un chemin originaire nouveau. Le « Toi » de ton âme aimante m’a rencontré.
L’expérience de cette rencontre a été le commencement de l’irruption de mon ipséité la plus propre. Le fait de t’appartenir, à « toi », de manière immédiate, sans pont aucun, m’a mis en possession de moi-même.
Être nouveau, vivant, et ancien état de fait ont, dans un premier temps cherché à se compenser, la strate de l’état de fait, qui pesait de toute sa pesanteur propre, ne pouvait être mise d’un coup à l’écart. Des influences cachées de son type singulier continuaient à proliférer, et ce n’est que lentement que ses morceaux réduits en miettes en tombaient. – À ce moment-là l’expérience fondamentale du « Toi » est devenue une totalité dont les flots traversaient l’être-là… L’expérience fondamentale d’un amour vivant et d’une confiance véritable a conduit mon Être à se déployer et à croître. Elle a eu un effet créateur au sens que les types de comportement du travail intérieur, qui ne souhaitaient rien d’autre au départ que retourner vers le fait d’origine spirituel – ont fait irruption en partant de l’origine.
Heidegger, « Ma chère petite âme », Lettres à sa femme Elfride (1915-1970), Seuil, p. 406-407.
Au verso, Elfride a écrit :
Extrait d’une lettre de Martin de 1918, modèle de toutes les lettres d’amour écrites à ses nombreuses « bien-aimées ».
Voici donc la fameuse lettre d’amour type intitulée « Dans le Toi vers Dieu » que Heidegger envoyait à ses multiples maîtresses, lesquelles faisaient tant de peine à sa femme Elfride, sa « chère petite âme », comme le philosophe la désignait en début de chaque lettre qu’il signait d’un « ton petit gamin ».
À lire cela, on se demande comment il est parvenu à, comme on dit, « pécho autant de meufs ». Heidegger a ceci de rassurant – et d’effrayant – que l’on peut être nazi, antisémite, dire des conneries, et pourtant, séduire : Elfride, Hannah Arendt, Marielene, Margot von Sachen-Meiningen, Sophie Dorothee von Podewils, Dory Vietta, Hildegard Feick, et tant d’autres.
Peut-être le secret de la séduction réside-t-il dans le verbiage du « jargon de l’authenticité » (Adorno), dans la crypto-philosophie qui nomme les hommes des Daseins et les individus des « ipséités ». Finalement, c’est assez simple.
Cela expliquerait pourquoi Être et Temps, et notamment sa traduction française par François Vezin encore plus hermétique que l’original, est ce best-seller philosophique qui put séduire tant d’âmes.
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28 janvier 2009 à 11:48 Sylvaine[Citer] [Répondre]
Habillée de jargon pompeux ou de verbiage, il semblerait donc que lorsque la crypto-philosophie prétend accorder à l’autre une importance immense, alors le tour est joué. Je te rejoins, finalement, c’est assez simple 🙂
28 janvier 2009 à 12:41 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
En effet, mettre l’autre au centre à l’aide de termes grandiloquents est peut-être une des règles fondamentales du canon constituant le manuel heideggérien de l’être-pour-la-drague. Il serait intéressant d’en découvrir tous les rouages 🙂
8 septembre 2011 à
[…] se souvient que Martin (Heidegger) avait « un piège à fille, un piège tabou, un joujou extra, qui fait crac boum hu : les filles en tombent… » (© Jacques Dutronc Jacques Lanzmann). Cette arme, c’était une lettre d’amour type […]
29 décembre 2011 à 6:23 jicé[Citer] [Répondre]
« Il n’aurait fallu / qu’un moment de plus / pour que la mort vienne / mais une main nue / alors est venue / qui a pris la mienne… »
ça a plus de gueule, certes, mais est-ce que cela dit autre chose et surtout autrement?
L’amour, ça rend balourd.
(Je trouve qu’il y a dans votre propos quelque chose d’erroné -son point de vue sans doute, quelque chose du ricanement complice de mecs qui s’apprêtent à sadiser le petit gros ou le mal fagoté dans la cours de récré-.)
A part cela, merci pour les textes. Votre site est brillant, même si surplombant et désincarné comme une copie de normalien.
29 décembre 2011 à 13:16 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Le propre d’Heidegger est sa propension à maquiller sous le jargon philosophique son propos, en amour tout comme en politique : de la déclaration d’amour à l’idéologie du IIIe Reich. C’est pourquoi je pense qu’il est sain de montrer comment fonctionne sa stratégie rhétorique, et même et surtout d’en ricaner.
Car n’inversons pas les rôles : pour ce qui est de sadiser les autres dans la cours de la récré, Heidegger s’en est, pour le coup, donné vraiment à cœur joie une fois recteur à Fribourg avec une certaine population de l’Université allemande qui malheureusement ne faisait pas partie de la « souche originellement germanique » (voir le Discours du rectorat).
Quoique sur le même thème, je pense qu’Aragon/Ferré disent les choses autrement ; et en les disant autrement, ils disent sans doute autre chose : c’est le propre de la poésie que la forme et le fond soient inséparables.
En tout cas, merci pour votre commentaire, et bienvenue sur Morbleu ! Cependant, je me juge − et on m’a jugé − davantage anormal que normalien. C’est pourquoi votre allusion à l’ENS me touche, mais je ne saurais dire si elle me chagrine ou me réjouis.
30 décembre 2011 à 1:03 Luccio[Citer] [Répondre]
« anormal »… tu te vantes !
Le seul truc anormal que t’aies jamais fait, si j’en crois ton dernier billet, c’est ramener dix milliards de bouteilles de Riesling sans m’en proposer une.
30 décembre 2011 à 10:59 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Je ne pensais pas que tu pouvais boire de l’alcool.