La vie des philosophes
Le philosophe se définit en tant que philosophe par ceci qu’il ne se juge pas encore être sophos, mais être en fait en chemin (Pythagore) vers cette Idéal, si l’on devait qualifier cet objectif avec le vocabulaire kantien. Peut-être peut-on définir, ou plutôt positionner le philosophe par rapport au sophos : celui-ci a deux dimensions et est à la fois savant et sage ; savant en tant qu’il sait ; sage en tant qu’il vit conformément au Souverain Bien, à la Justice. Ainsi, si le philosophe aspire à être sophos, c’est qu’il s’efforce chaque jour à s’approcher au plus près du Vrai mais aussi qu’il s’efforce chaque jour de vivre le plus conformément au Souverain Bien.
Que ceux qu’on nomme ordinairement philosophes sussent quelque chose, cela n’est pas niable, ne serait-ce que parce que chacun a dit des choses si différentes de tous les autres qu’il devient presque impossible de savoir qui a dit vrai, qui a dit faux. Les critères mêmes du vrai et du faux sont en effet discutés par les philosophes. S’il s’avérait qu’il existe des critères indiscutables pour cela, notre philosophe n’en serait plus un, mais serait sophos, ou tout du moins savant en tant qu’il aurait trouvé le vrai. Par cela, on peut dire que chacun sait quelque chose ou croit savoir quelque chose conformément à ses propres critères. Que ce qu’il dise puisse être qualifié de vrai objectivement, ou même tout simplement de pertinent n’est pas débattu ici, et il est certain qu’un bon nombre d’élucubrations de nos philosophes ne vaut, pour paraphraser Pascal, pas plus d’une heure de peine.
Reste à savoir, admettant qu’on les conçoivent savants, s’ils sont sages. On se rend compte que par cette vue, contrairement à ce qu’avait pu soutenir Kant, la raison pratique se trouve subordonnée à la raison théorique. Car en effet, il nous faut à notre philosophe élaborer une morale avec sa raison théorique, puis la suivre avec sa raison pratique. Autrement dit, l’aspirant savant va déterminer l’aspirant sage de notre philosophe. Par cela, pourra être dit sage celui qui vivra conformément à ce qu’il put écrire. Notons qu’à ce stade là, on peut confondre sophos et philosophe car chaque philosophe a tendance à se considérer comme ayant trouvé ce qu’il cherchait et que derrière le terme de philosophe se cache une fausse modestie. Reste qu’un philosophe accompli sera celui qui vivra conformément à sa doctrine. S’il ne le fait pas, il manquera une part à son personnage, et il faudrait peut-être trouver un néologisme pour désigner ces personnes qui, suivant toutes présomptions, sont certainement les plus nombreuses.
De cela se justifie complètement une étude biographique de nos philosophes afin de pouvoir discriminer les imposteurs. Notons que certains l’ont déjà faite, dont le plus célèbre se trouve être Diogène Laërce, auteur dont nous nous réclamons, et avec raison. On a tort de nos jours d’oublier que son ouvrage se nommait Vies et doctrines des philosophes illustres : on a tendance à ne privilégier que l’aspect doctrinaire des philosophes, et à négliger l’aspect biographique de ceux-là. Cela est dommageable, car la biographie d’un philosophe est la pierre de touche qui nous permet de juger si celui-ci mérite son titre ; au quel cas, il est un imposteur, ou tout du moins, autre chose. Les Anciens avaient donc bien compris, et il semble qu’aujourd’hui, la dimension sage du sophos se soit éclipsée pour ne plus laisser la place qu’au savant.
De ce point de vue, le terme de philosophe semble donc aujourd’hui fort dénaturé, ou tout du moins, ambigu. Car que doit-on entendre de nos jours, par philosophe ? Un sage, un savant, les deux ? Seule une étude attentive des vies et des doctrines des philosophe postlaërciens peut permettre d’élucider cette ambiguïté, étude à la suite de laquelle beaucoup de surprises peuvent advenir. Kant vivait-il conformément à sa morale ? Botul-Pagès qui a étudié sa vie sexuelle trouvait cette question problématique. Cioran peut-il être vu comme un philosophe ? Sans nul doute, car il vivait comme il écrivait. Et Heidegger : son nazisme peut-il être justifié par son enseignement ? On voit où ces questions peuvent nous mener : elles posent implicitement le rapport entre la plume et l’épée, la plume en tant qu’elle écrit, l’épée en tant qu’elle agit. Soit le verbe peut influencer l’action, auquel cas tous nos philosophes doivent être savant et sage ; soit il ne peut pas, au quel cas ils sont savants, et peut-être sages mais conformément à une doctrine étrangère à eux. Dans ce deuxième cas, cela pose la question même de la fin de la philosophie : fin en tant que but ou sens de la philosophie, car à quoi sert de disserter si cela est sans effet ; fin en tant que mort de la philosophie, car si cela est sans effet, pourquoi continuer et ne pas considérer achevée la philosophie.
Mais peut-être est-ce l’action qui détermine le verbe, et peut-être doit-on considérer toute philosophie comme une idiosyncrasie ? C’est ce que pensait Nietzsche dans Le crépuscule des idoles. À nous de déterminer s’il avait raison, et de nous poser une des questions dont Jacques Derrida pensait que le philosophe était celui qui se la posait toujours : « qu’est-ce que la philosophie ? »
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13 mai 2013 à 10:05 Abbé Augustin FOKAM[Citer] [Répondre]
Il faut sortir, dégager la philosophie de ses définitions trop nuageuses et l’ouvrir aux esprits les plus simples.
13 mai 2013 à 10:18 Abbé Augustin FOKAM[Citer] [Répondre]
Quel est ce plaisir de vouloir toujours jouer avec des mots? L’essentiel c’est quoi?
13 mai 2013 à 13:28 Luccio[Citer] [Répondre]
On se le demande en effet.
Au fait, bonjour.
Réflexion intéressante que celle qui consiste à se méfier des scories (et que j’essaye de faire mienne, moi qui suis souvent brouillon). Mais il faut éviter de confondre la simplicité et le simplisme, l’exposition claire et distincte et les questions simplifiantes. Car c’est malheureux, mais le monde est complexe.
Enfin je dis « c’est malheureux » car il semble que ça le soit pour des esprits un peu dogmatiques. Mais personnellement, ça me ravit. C’est la richesse du monde et des hommes qui s’expriment dans toute cette complexité.
S’il fallait vraiment viser quelque chose, ce serait davantage l’unité que le simple, c’est à dire cette cohérence qui intègre le complexe. Ne viser que le simple, ce serait surtout se taire.
21 mai 2013 à 16:51 Abbé Augustin FOKAM[Citer] [Répondre]
Ce qui est simple, c’est ce qui se déploie de l’extérieur dans la lumière, dans la clarté. Quand ce qu’on veut exprimer ne vient pas au monde dans tout son éclat, mais comme une sorte de nébuleuse, il est sage de se taire.
22 mai 2013 à 14:28 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Position très wittgensteinienne, qui se défend. Malheureusement, pour trahir un mot de Pascal, très souvent : clarté en-deçà des Pyrénées, obscurité au-delà. Il est de bonne guerre de qualifier la position adverse d’obscurité pour affirmer la sienne la seule claire, quand l’autre en fait de même. Certainement est-ce même l’un des stratagèmes repérés par Schopenhauer pour toujours avoir raison, dont Luccio a appris la liste par cœur.
Par ailleurs, la préoccupation pour le simple et le clair sert souvent à cacher habilement un obscurantisme encore plus sombre que celui dénoncé, comme l’expose ce fragment que je retrouve à l’instant d’un dialogue antique anonyme :
4 juin 2013 à 15:00 Abbé Augustin FOKAM[Citer] [Répondre]
La vraie parole, brille, scintille dans le silence du cœur ou de l’âme dans une suavité et une simplicité étonnantes, inhérentes en elle-même. Elle exige d’être dite dans sa propre lumière avec les mots qu’elle engendre elle-même, mais pas à la manière des poètes de l’obscur. Ces mots ne se fabriquent pas comme nous le faisons tous les jours, elle les engendre et les couche dans sa propre clarté. Ils ne sont pas inspirés par la Muse, le démon du verbiage, mais portés par l’Esprit. Il y a le démon des philosophes, des écrivains en général qui ne peut que les pousser dans une sorte d’emballage de mots avec la malignité propre à lui. C’est la raison pour laquelle pour les comprendre, il faut de grandes acrobaties intellectuelles.