Gilles DeleuzeDans les Pourparlers, qui sont à Deleuze ce que les Dits et Ecrits, en gros et en plus gros, sont à Foucault, on lit :

Deuxième exemple : mes ongles qui sont longs et non taillés. À la fin de ta lettre tu dis que ma veste d’ouvrier (ce n’est pas vrai, c’est une veste de paysan) vaut le corsage plissé de Marilyn Monroe, et mes ongles, les lunettes noires de Greta Garbo. Et tu m’inondes de conseils ironiques et malveillants. Comme tu y reviens plusieurs fois, à mes ongles, je vais t’expliquer. On peut toujours dire que ma mère me les coupait, et que c’est lié à Œdipe et à la castration (interprétation grotesque, mais psychanalytique). On peut remarquer aussi, en observant l’extrémité de mes doigts, que me manquent les empreintes digitales ordinairement protectrices, si bien que toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m’est une douleur nerveuse qui exige la protection d’ongles longs (interprétation tératologique et sélectionniste). On peut dire encore, et c’est vrai, que mon rêve est d’être non pas invisible, mais imperceptible, et que je compense ce rêve par la possession d’ongles que je peux mettre dans ma poche, si bien que rien ne me paraît plus choquant que quelqu’un qui les regarde (interprétation psycho-sociologique). On peut dire enfin : « Il ne faut pas manger tes ongles parce qu’ils sont à toi ; si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux » (interprétation politique, Darien). Mais toi, tu choisis l’interprétation la plus moche : il veut se singulariser, faire sa Greta Garbo. En tout cas c’est curieux que, de tous mes amis, aucun n’a jamais remarqué mes ongles, les trouvant tout à fait naturels, plantés là au hasard comme par le vent qui apporte des graines et qui ne fait parler personne.

Gilles Deleuze, « Lettre à un critique sévère », Pourparlers 1972-1990, p. 13-14.

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