Maurice Pradines, Traité de psychologie générale
Maurice Pradines (1874-1958) était une psychologue, ou simplement un philosophe selon le point de vue. Son imposant Traité de psychologie générale publié en 1949 renferme bien plus que ce que le simple titre laisse supposer. Bien plus qu’une réflexion se limitant à la seule psyché de l’homme, Pradines entreprend de situer et resituer le sujet dans son monde. Ce travail passe par l’expérience esthétique qui constitue une étape incontournable. Deux phrases de la troisième section du deuxième livre sur les « arts et les sciences » de ce traité sont ici commentées.
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« L’opinion commune jugera que l’artiste sent faux, parce qu’il se refuse à sentir selon la convention commune »
L’opinion commune, qui désigne d’une manière générale le public non-spécialiste, a un pouvoir de juger à la fois l’art et les artistes. Kant, dans le paragraphe 40 de la Critique de la faculté de juger, est peut-être celui qui a le mieux théorisé cette notion. La question du goût peut ainsi être comprise comme une sorte de sensus communis. Kant écrit : « Sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre, pour en quelque sorte comparer son jugement à la raison humaine toute entière ». Il y a quelque chose de cette définition du sens commun dans l’opinion commune. L’opinion commune est capable de juger sur l’art, et jugera en établissant une convention commune, qui bien souvent est tacite et ne se communique que de manière presque inconsciente.
Quelle est cette convention? Ernst Gombrich, dans son introduction à l’Histoire de l’art, remarque que la plupart des gens jugent de la réussite d’un tableau en fonction de si celui-ci est ressemblant ou non avec la réalité. En ce sens, le trompe-l’oeil est bien souvent tenu par l’opinion commune comme le soumet en matière d’art. On comprend ainsi pourquoi cette opinion peut se sentir désabusée devant un ouvrage de Jackson Pollock ou de Piet Mondrian. Le public n’hésitera pas à dire qu’il n’y a dans ces toiles que pure folie, qu’il ne s’agit évidemment pas d’art : l’art, ce serait bien plutôt un tableau qui aurait plus l’air d’une photographie (en couleurs, cela va sans dire) que d’un monochrome.
Ainsi est le problème de l’opinion commune. Si elle est capable de se former une sorte de jugement collectif pour aboutir, pour parler comme Hume, à une norme du goût, elle a en revanche le fâcheu travers de rejeter toute personne dérogeant à cette norme. C’est le travers de toute norme, d’avoir des tendances totalisantes : si on considère quelque chose comme normal, tout ce qui est étranger à cette norme sera vu comme souffrant d’une dégradation quasi-ontologique. Mais ce serait faire un mauvais procès à l’opinion commune que de n’affliger qu’elle seule de cette faute. Songeons par exemple aux critiques d’art de la fin du XIXème qui envoyèrent les premiers impressionnistes au Salon des refusés voir s’ils y étaient. Ou à Poussin, tonnant contre Caravage car il s’écartait de l’académisme. Ou, plus près de nous, aux surréalistes excluant Salvador Dali.
L’opinion commune, pour ne pas dire l’opinion en générale, à la fâcheuse tendance à outrepasser les trois maximes que Kant énonça dans le même paragraphe que cité ci-dessus, et par conséquent, l’opinion est bien souvent inconsciente de n’être qu’opinion, cela l’amenant à se prendre la plupart du temps pour une vérité objective, alors qu’elle n’est finalement que contingente, donc relative, car dépendante, entre autre, du contexte historique, géographique, etc.
Or, cette opinion, en plus d’être totalisante, est totalitaire. En effet, elle voudrait forcer l’artiste à sentir comme elle l’entend. « L’artiste sent faux, parce qu’il se refuse à sentir selon la convention commune ». L’opinion commune semble penser qu’il est possible de sentir faux, et qui plus est elle veut pouvoir influencer sur l’artiste, en le menaçant : il doit suivre la norme édictée, ou sinon le verdict est implacable : sa sensibilité ne peut être que défaillante, l’artiste est atteint de débilité sensorielle.
On voit tout de suite le paradoxe dans lequel s’enferme l’opinion : d’un coté, elle admet que, suivant le célébré adage « tous les goûts soient dans la nature ». En ce sens, la seule façon pour elle de pouvoir tenir un discours rationnel sur l’art est de trouver en commun une norme par rapport à laquelle juger. Mais, du coup, il y a des goûts qui deviennent contre nature s’ils s’écartent de cette norme, et tel est le sort de l’artiste qui voudra aller à l’encontre de cette norme. Être artiste est donc un combat de tous les instants, puisqu’il doit faire fi de cette convention et aller au delà, au risque d’être marginalisé par l’opinion commune lui étant contemporaine. Tel fut le cas des Cézanne et autres Van Gogh. Comme le disait Nietzsche, « certains naissent posthumes ».
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« Pour bien faire voir à d’autres ce réel méconnu, il le grandira, et, retournant en quelque sorte le procédé commun, qui le dilue dans l’artifice de la convention, il l’isolera jusqu’à lui donner l’artifice de l’anomalie »
Pradines parle ici d’un « réel méconnu », notion qu’il définit plus haut dans le texte : il s’agit du « spirituel » du réel, de la « vérité typique, durable et peut-être éternelle ». On retrouve là une vieille distinction que l’on rencontre déjà chez Platon, ou même depuis Parménide et Héraclite, entre l’être-en-soi et l’apparence. L’apparence est ce qui s’offre directement à nous, et pour parler comme Platon, elle est l’objet de l’opinion. On retrouve donc l’idée d’une opinion, dans un sens peut-être différent de précédemment, qui voudrait dicter sa loi alors qu’elle est en fait entrain de se fourvoyer elle-même sur ce qu’elle croit connaître. On retrouve une distinction du même type chez Kant, entre le phénomène et le noumène. Il nous est possible de connaître les phénomènes, c’est-à-dire ce qui s’offre directement à notre conscience, mais pas les noumènes, qui sont les choses-en-soi, échappant à l’entendement. Du moins est-ce impossible pour Kant, mais un bon nombre de penseurs post-kantiens, comme Schiller, Schelling ou Schopenhauer, admettrons que c’est possible, au moyen de l’art. Ainsi, là est ce réel méconnu : derrière l’apparence. Le rôle de l’artiste est de le rechercher, et de le montrer.
Paul Klee disait à ce propos que « l’art ne rend pas le visible, il rend visible ». L’artiste doit rendre visible l’invisible, et non ce qui est simplement visible aux yeux de tous : ce dernier choix est celui du « procédé commun » dont parle Pradines. L’artiste doit sentir la tension entre l’apparence de la chose et la chose elle-même, et là est son talent s’il parvient à l’exprimer. Il ne doit pas se fier aux apparences, mais doit au contraire chercher à les dépasser pour tenter de saisir ce qui échappe justement au commun, ce « je-ne-sais-quoi » que seul lui est capable d’entrevoir.
Par la suite, il doit « faire voir à d’autres » cette partie du réel qu’il a su trouver. L’artiste a en effet une mission. Il est, en premier lieu, médiateur entre le public et le réel méconnu par le biais des oeuvres qu’il réalise. Si je peux connaître l’apparence, le phénomène au moyen du concept, je ne peux en revanche entrevoir la vrai nature des choses qu’au moyen de l’art. L’oeuvre d’art devient pour moi un moyen de connaître, et c’est pourquoi l’artiste doit me « faire voir ». Là est, en second lieu, l’autre mission de l’artiste : c’est une sorte de militant de ce réel méconnu. Il doit publier ses oeuvres, montrer au public ce qui est vraiment, ne pas avoir peur de heurter les sensibilités trop formatées par « la convention commune ». Médiateur et militant, là sont les deux rôles sous-entendus lorsque Pradines dit que l’artiste doit « faire voir ».
Que faut-il entendre lorsque Pradines parle d’artifice, à la fois de « l’artifice de la convention » et de « l’artifice de l’anomalie »? « Artifice » sous-entend tout d’abord quelque chose d’artificiel, c’est-à-dire quelque chose qui, sans l’intervention de la main de l’homme, n’aurait pas existé. C’est le cas de l’art : au risque d’énoncer une platitude, on peut dire que l’art est le propre de l’homme. Sans hommes, pas d’art; l’art reste une construction humaine. Mais « artifice » sous-entend autre chose : quelque chose destiné à s’interposer devant le réel ou même à le remplacer, quelque chose parfois destiné à tromper, mais pas toujours. L’artifice peut être vu ici comme un outil construit par l’homme, une sorte d’interface nécessaire pour que l’homme puisse accéder au réel.
Or, il y a artifice et artifice, et Pradines en oppose deux types : celui « de la convention » et celui « de l’anomalie ». Le premier, fruit de l’opinion commune, a bien souvent sa source dans l’apparence. Le second, en tant qu’anomalie, déroge justement à la convention, à la règle édictée : anomalie vient en effet d’anomalus qui signifie irrégulier. En effet, l’artifice de l’artiste déroge à la règle de l’opinion commune, et en ce sens, cet artifice devient anomalie, car irrégulier. L’artiste ne va pas, comme le voudrait « le procédé commun », se contentait d’effleurer le réel. Ce procédé commun est lui aussi un artifice : c’est une création humaine, puisque c’est le fruit d’une convention entre les hommes; c’est une interface, une grille de lecture du réel, car on va juger au travers de cette convention. C’est donc un artifice, mais le plus souvent il n’est qu’opinion quand il n’est pas préjugé. Il ne s’attache pas à la vérité, et bien souvent, la convention commune est, en matière d’art, plus le signe de l’hétéronomie que de l’âge des Lumières : on va en effet penser l’art non pas par lui, mais par la convention.
C’est pourquoi Pradines parle d’une dilution : l’artifice de la convention va diluer cette part du réel en lui même. Diluer, c’est étendre, dissoudre une substance dans quelque chose. Mais au fur et à mesure de ce processus, la substance perd de sa force, de son contenu, jusqu’à ne plus se faire sentir. La convention commune est ainsi un danger pour l’art, puisqu’elle risque de faire disparaître ce qui la caractérise, c’est-à-dire le rôle de passerelle entre le réel méconnu et l’oeil. La mort de l’art, pour parler comme Hegel, est imminente si l’artiste se laisse vaincre par ce que veut de lui le commun : l’artiste est un résistant, il doit protéger l’art et lui faire conserver sa mission originelle, celle d’accès à l’invisible.
C’est pourquoi l’artifice de l’artiste, l’artifice de l’anomalie est le résultat d’un procédé qui va, par définition, à l’encontre de la règle commune. Mis à part la qualité d’artifice, ces deux procédés ne partagent rien. L’artiste agit pratiquement de façon contraire, et c’est pourquoi il retourne le « procédé commun » : il agit à l’inverse carl au lieu de s’arrêter aux apparences comme le voudrait le commun, il va au delà, pour aller grandir et isoler ce qu’il va voir. Grandir, car avec son pinceau, l’artiste est semblable à un chercheur utilisant une lunette pour mieux voir : il ne s’arrête que sur ce qui lui paraît être essentiel, pour mieux se concentrer dessus. Isoler, parce qu’il va justement détacher cette partie du réel au travers de son oeuvre qui lui sera dévouée.
Ainsi, Pradines assigne dans ce texte une mission à l’art : connaître l’invisible – le réel méconnu, mais aussi le faire connaître. Contre l’opinion commune qui voudrait qu’il se contente de rester confiné au simple « individuel », il doit résister : c’est l’essence même de son activité qui le réclame. Il ne doit pas hésiter à aller à l’encontre de la convention, quitte à produire de l’anomalie : là serait le moindre mal, en comparaison de celui de la mort de l’art.
[amtap book:isbn=2130395864]