Alexis de TocquevilleIl y eut au XVIIIe siècle bien des révolutions libérales. Notamment l’américaine, dont Tocqueville (1805 – 1859) étudia d’une certaine manière les effets dans le désormais classique De la démocratie en Amérique qui est, plus largement, une lecture de la civilisation américaine.

L’Ancien Régime et la Révolution, texte plus tardif du même Tocqueville, tente quant à lui de cerner les causes qui enfantèrent une autre révolution : la française de 1789.

La thèse que présente Tocqueville est que la Révolution française ne constitue pas une rupture dans l’histoire de France. Il y a pour lui une continuité entre l’avant et l’après. La Révolution n’est pas sortie de rien. L’Ancien Régime était fondé sur un terreau de liberté qui contenait ainsi les premiers germes de son effondrement. Pour Tocqueville, la Révolution ne fit qu’abolir les derniers privilèges féodaux pour compléter les libertés déjà acquises progressivement jusqu’au XVIIIe siècle.

L’extrait présenté ci-dessous est tiré d’un des derniers chapitres du livre. Dans les pages précédentes, Tocqueville montra en quoi maintes libertés que l’on croit faussement être les fruits de la Révolution existaient déjà durant l’Ancien Régime. Après avoir minutieusement reconstitué ce paysage pré-révolutionnaire, il montre comment la Révolution en est sortie presque nécessairement.

Le texte étudié ici compare deux notions dont on peut dire encore aujourd’hui qu’elles structurent grossièrement les camps du libéralisme et du socialisme, et qu’on assimile grossièrement également à la droite et à la gauche, au prix de quelques contre-sens. Ces notions, ce sont la liberté et l’égalité. Quelles sont leurs natures ? Sont-elles antinomiques ? Doit-on en privilégier une plutôt que l’autre ? Ces questions structurent encore le débat politique contemporain. C’est la dialectique entre ces deux « passions » qui furent principalement le moteur de la Révolution.

Pour Tocqueville, le crime fut de délaisser la liberté, ce que l’on fit après, et même pendant la Révolution. Cela n’eut pour résultat que d’ouvrir grand la voie à la tyrannie napoléonnienne. Si l’on suit l’auteur, il eut été possible d’éviter tant de sang, d’éviter la Révolution même pour peu que l’on ait gardé un bon équilibre entre la liberté et l’égalité.

Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Livre III, Chapitre VIII « Comment la Révolution est sortie d’elle-même de ce qui précède », 1856

Ceux qui ont étudié attentivement, en lisant ce livre, la France au XVIIIe siècle, ont pu voir naître et se développer dans son sein deux passions principales, qui n’ont point été contemporaines et n’ont pas toujours tendu au même but.

L’une, plus profonde et venant de plus loin, est la haine violente et inextinguible de l’inégalité. Celle-ci était née et s’était nourrie de la vue de cette inégalité même, et elle poussait depuis longtemps les Français, avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions du moyen âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une société où les hommes fussent aussi semblables et les conditions aussi égales que l’humanité le comporte.

L’autre, plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre non seulement égaux, mais libres.

Vers la fin de l’ancien régime ces deux passions sont aussi sincères et paraissent aussi vives l’une que l’autre. A l’entrée de la Révolution, elles se rencontrent ; elles se mêlent alors et se confondent un moment, s’échauffent l’une l’autre dans le contact, et enflamment enfin à la fois tout le coeur de la France. C’est 89, temps d’inexpérience sans doute, mais de générosité, d’enthousiasme, de virilité et de grandeur, temps d’immortelle mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration et avec respect les regards des hommes, quand ceux qui l’ont vu et nous-mêmes auront disparu depuis longtemps. Alors les Français furent assez fiers de leur cause et d’eux-mêmes pour croire qu’ils pouvaient être égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démocratiques ils placèrent donc partout des institutions libres. Non seulement ils réduisirent en poussière cette législation surannée qui divisait les hommes en castes, en corporations, en classes, et rendaient leurs droits plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisèrent d’un seul coup ces autres lois, oeuvres plus récentes du pouvoir royal, qui avaient ôté à la nation la libre jouissance d’elle-même, et avaient placé à côté de chaque Français le gouvernement, pour être son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le gouvernement absolu la centralisation tomba.

Mais quand cette génération vigoureuse, qui avait commencé la Révolution, eut été détruite ou énervée, ainsi que cela arrive d’ordinaire à toute génération qui entame de telles entreprises ; lorsque, suivant le cours naturel des événements de cette espèce, l’amour de la liberté se fut découragé et alangui au milieu de l’anarchie et de la dictature populaire, et que la nation éperdue commença à chercher comme à tâtons son maître, le gouvernement absolu trouva pour renaître et se fonder des facilités prodigieuses, que découvrit sans peine le génie de celui qui allait être tout à la fois la continuateur de la Révolution et son destructeur.

L’ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble d’institutions de date moderne, qui, n’étant point hostiles à l’égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle, et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières. On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres et on les retrouva. Ces institutions avaient fait naître jadis des habitudes, des passions, des idées qui tendaient à tenir les hommes divisés et obéissants ; on raviva celle-ci et on s’en aida. On ressaisit la centralisation dans ses ruines et on la restaura ; et comme, en même temps qu’elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter restait détruit, des entrailles même d’une nation qui venait de renverser la royauté on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, plus détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par aucun de nos rois. L’entreprise parut d’une témérité extraordinaire et son succès inouï, parce qu’on ne pensait qu’à ce qu’on voyait et qu’on oubliait ce qu’on avait vu. Le dominateur tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son oeuvre resta debout ; son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s’est borné à placer la tête de la Liberté sur un corps servile.

À plusieurs reprises, depuis que la Révolution a commencé jusqu’à nos jours, on voit la passion de la liberté s’éteindre, puis renaître, puis s’éteindre encore, et puis encore renaître ; ainsi fera-t-elle longtemps, toujours inexpérimentée et mal réglée, facile à décourager, à effrayer et à vaincre, superficielle et passagère. Pendant ce même temps la passion pour l’égalité occupe toujours le fond des coeurs dont elle s’est emparée la première ; elle s’y retient aux sentiments qui nous sont les plus chers ; tandis que l’une change sans cesse d’aspect, diminue, grandit, se fortifie, se débilite suivant les événements, l’autre est toujours la même, toujours attachée au même but avec la même ardeur obstinée et souvent aveugle, prête à tout sacrifier à ceux qui lui permettent de se satisfaire, et à fournir au gouvernement qui veut la favoriser et la flatter les habitudes, les idées, les lois dont le despotisme a besoin pour régner.

La révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne voudront regarder qu’elle ; c’est dans les temps qui la précèdent qu’il faut chercher la seule lumière qui puisse l’éclairer. Sans une vue nette de l’ancienne société, de ses lois, de ses vices, de ses préjugés, de ses misères, de sa grandeur, on ne comprendra jamais ce qu’ont fait les Français pendant le cours des soixante années qui ont suivi sa chute ; mais cette vue ne suffirait pas encore si l’on pénétrait jusqu’au naturel même de notre nation.

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