Jean-François Kahn« Quand Jean-François Kahn devient philosophe ». Cette annonce méritait bien la une du Point de cette semaine1. C’est aussi écrit sur la tranche du magazine pour que les lecteurs archivant leurs numéros puissent retrouver facilement cet exemplaire annonçant cette si heureuse nouvelle. Jean-François publie ces jours-ci « un vrai traité de philosophie » (sic) « malicieusement intitulé Où va-t-on ? Comment on y va… » Problématique : « L’Histoire a-t-elle un sens ? Où le « progrès » nous mène-t-il ? »

Depuis que JFK a quitté Marianne, Le Point semble l’apprécier d’avantage. Alors que l’ouvrage prévu chez Fayard sort à peine des presses, Le Point nous en offre 3 pleines pages de 3 colonnes en avant première, avec en prime une présentation du texte par François de Closets.

Kahn se plaît usuellement à se définir comme un « centriste révolutionnaire ». Pourtant, tout son ouvrage est un plaidoyer pour la réforme, et une charge contre la révolution. Pourquoi ? Parce que par révolution, il faut entendre rupture, et par rupture, Sarkozy. JFK choisit de se placer sur le plan théorique pour invalider le sarkozysme.

JFK nous dit ici en trois pages ce que Lucrèce avait déjà dit parfaitement en trois petits mots quelques siècles avant : ex nihlio nihil, rien ne vient de rien, et ainsi est-il illusoire de prétendre faire tabula rasa du passé pour construire l’avenir, puisque le présent a toujours une dette envers ce qui l’a accouché. Là-dessus vient se greffer une grossière théorie évolutionniste du progrès recyclant inhabillement des vieux restes d’historicisme hégélien.

Voilà la seule et unique idée du texte. Le reste des trois pages n’est qu’un indigeste remplissage composé de truismes, tautologies et figures de styles branlantes. Depuis Heidegger, pas un seul « philosophe » – car c’est le titre décerné à Kahn – n’aura tant méprisé l’argumentation.

Les premiers paragraphes exposent la théorie kahnienne de la causalité. Le lien qui rattache une cause à ses effets est un mélange si subtil d’épistémique et d’ontologique que Jean-François lui-même n’en maîtrise pas tous les effets.

« On n’arrache pas le « pourquoi » du « parce que », ni le « où l’on va » du « d’où l’on vient » », nous dit Jean-François. Pourquoi ? Car 1\ l’escargot est causé par le « pourquoi l’escargot » ; 2\ l’arbre est causé par le « pourquoi l’arbre » ; 3\ la fleur est causée par le « pourquoi la fleur ». Conclusion : on imagine mal le fer à repasser rompre avec le fer sous prétexte qu’il soit désormais électrique, tout comme il est illégitime d’exclure les courses de chevaux car il y a la voiture.

JFK, a trop s’envoler dans ces sphères si élevées de l’abstraction philosophique, risque de perdre son lecteur. Mais il poursuit. Le philosophe se doit d’être un guerrier de la connaissance, comme disait Nietzsche.

« Avec quoi et comment le langage peut-il rompre, et même la langue ? » questionne Kahn. Le lecteur rassemble toute son attention car voilà qui annonce de l’intelligence, certainement une discussion sur Wittgenstein et le langage avec lequel on ne peut rompre, celui-ci étant la frontière indépassable de l’acte de penser. Mais non. La réponse de Kahn est plus profonde. Au delà du langage, il y a le borborygme. Voilà pourquoi on ne peut rompre avec.

Se dévoile ensuite dans l’horizon de la lecture le nom de « Descartes ». Est-ce l’annonce d’une discussion critique sur le projet cartésien de refonte radicale du savoir, avec peut-être en conclusion une résolution du paradoxe du Descartes révolutionnaire de la métaphysique et réformateur de la morale ? Ce serait sous-estimer JFK. Ces questions ne l’effleurent pas, son sujet ne s’en embarrasse pas. Descartes est ici présent uniquement pour que Jean-François puisse nous réchauffer ses vagues souvenirs de classe de Terminale sur le cogito ergo sum desquels il déduit une hypothèse ontologique aussi mal maîtrisée que mal exposée qui est que le révolutionnaire, le rupteur, nie son être, par conséquent sa pensée, par conséquent son être, par conséquent sa pensée, etc.

On pourrait multiplier les exemples. Le fond n’y ait pas. La forme non plus. Kahn devrait choisir de faire bien une seule chose. Soit théoricien, soit poète. Là, il fait mal les deux. Au moins est-il constant. Pourtant, il fait des efforts. « Le « futur » peut traiter le passé simple d’« imparfait » pour mieux lui tourner le dos » n’est pas si mal. Mais c’est au début du texte. Par la suite, peut-être est-ce l’âge, mais on le sent épuisé. Il ne parvient plus à égaler le sommet de cette phrase. Après avoir utilisé 43 fois – j’ai compté – le mot rupture ou le verbe rompre, on le sent écrasé par sa propre fatigue. Il souhaiterait tartiner moins de vide.

Aussi nous lâche-t-il un désespéré : « Je dis : je romps. Il se passe quoi ? » Certes, depuis Céline, le style parlé possède une certaine légitimité littéraire. Mais tout de même. Un « que se passe-t-il ? » aurait été plus adapté que ce vulgaire quoassement qui vient remplacer son galimatias lorsque sa prose en est fatiguée.

Le livre comporte, paraît-il, 370 pages. C’est qu’« un vrai traité de philosophie » se doit d’être gros pour être crédible. Si ces trois pages en constituent l’anthologie, on en frémit à l’idée d’imaginer ce que sont les 367 autres.

Dommage. Le réformisme mérite une meilleure défense que celle apportée par Kahn et par son pamphlet anti-sarkozy grossièrement déguisé en pseudo-traité de philosophie.

1Le Point, jeudi 17 avril 2008, n°1857

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