Où l’on rappelle qu’ils sont fous ces Romains
Un jour fut découvert un nouveau transcendantal (moyen de construction de l’objectivité) : le langage. S’y dessinait notre rapport au monde, et il était possible que certains dominants s’en servent mieux que les dominés. Puis vint une solution : mettons tout le monde au niveau, afin que chacun puisse s’en saisir. Certes la paix et l’égalité n’étaient pas installées, mais l’art devenait accessible, et l’autonomie certaine.
Cependant certains ne surent s’en satisfaire. La passion égalitaire les saisit par son bout le plus bête : la dissolution de l’acquis. Il est bien plus simple que chacun reparte de zéro pour que tout le monde soit à égalité. Peu arrêtés par l’incohérence et la non réalité du projet, les pédagogues prirent d’assaut le monde : modelons la nature des enfants d’aujourd’hui pour que soit radieux le monde de demain. C’est bien connu, pour un jardin de qualité, commençons par le passer au désherbant. Apparemment incapables de comprendre que la langue écrase puis élève tous ceux qui la valorisent, les « scientifiques de l’éducation » recherchent l’égalité dans de nouveaux mots, des normes fondées au présent, selon des procédures égalitaires, justes et scientifiques. Dans Cratyle, Platon fait soutenir à Hermogène la thèse selon laquelle les mots sont décidés par les cités et les savants. Voici venir nos petits Hermogène, appuyés sur les sciences de l’éducation qu’ils ont eux-même créées, pour lesquelles (je m’en veux de tout mettre dans le même sac, mais l’exception ne fait guère la règle) le témoignage mitigé du moindre professeur de français quant à leur réussite sera qualifié d’illusion du sens commun ou de point de vue partiel incapable de saisir la difficulté nouvelle d’instruire les classes populaires. Et si l’idéologie n’était pas chez le praticien forcément toujours un peu empirique ?
On pourrait même soupçonner nos pédagogues de vouloir renverser la proposition d’Hermogène : qui tient le langage tient la cité. Et les rêveries du soupçon nous pousseraient à leur révéler la vérité : si vous formez des imbéciles, c’est que vous les désirez tels. La conjuration des fourbes serait en branle, de même que la machine à débiles (Heureusement que les ouvriers n’écoutent pas ceux qui jouent les patrons). Sans doute est-ce vrai pour certains, mais l’affaire est plus simple. En plus gentil : à force, l’inconscience finit par ressembler à l’immoralité. Car, qui a dû les fréquenter connaît la vérité : ce sont des crétins ! Je crois que la plupart n’est pas capable d’idéologie, si ce n’est celle-ci : « soyez inventifs, ne faites rien de ce qui a déjà été fait ». Chaque fois je m’interroge : de tels conneries tiendraient-elles dans un cours de dessin ? (souvent, face à une explication simpliste, je pense au cours de dessin ou à la météorologie)
Qui les a pratiqués connaît le problème : ces petits Hermogène sont en réalité des Cratyle de seconde zone. Dans le livre éponyme, Cratyle soutient l’origine naturelle des mots, que les sons doux expriment les choses douces (le doux à nos oreilles pour des choses douces en-soi-mais-pour-nous, comme le mot «douceur »). Certes cela sonne un peu naïf, mais c’est bien ainsi que procédèrent nombre d’inventeurs de mots, ou que jouent les poètes. Socrate oppose à Cratyle un autre point de vue : les noms doivent être écrits pour exprimer une idée, et un peu d’étymologie ne fait pas de mal (pour aider). Et bien nos pédagogues contemporains sont des cratyliens débiles. Et là je vous parle d’expérience, pour en avoir vus en vrai.
Tout d’abord l’imbécile, formateur, donc professeur dégoûté du métier (soyons juste, il y a des formateurs de qualité, mais eux parlent normalement), croit manipuler un jargon. Il doit se prendre pour un marin ou un pompier. Mais les jargons ou les argots des métiers sont très clairs, et lui ne l’est pas. Notre bavard se rêve technicien, et la plupart de leurs auditeurs s’arrête là, persuadée de rencontrer un drôle de savant (sans doute les gens ont-ils un drôle de rapport à la science). Mais en fait, notre pédant fonctionne… comme un magicien ! Ou un Adam. Pour lui, un mot doit suffire à révéler une fonction, ou à la créer. C’est Cratyle renversé. Ainsi ai-je vu des apprentis magiciens commenter des changements de noms censés modifier en profondeur des dispositifs. C’était triste. Mais il y a pire…. Ces cons adorent les acronymes. Dès lors, ils veulent que les noms instaurent magiquement une fonction, tout en permettant un jeu de mot. Peu étonnant que se vautrent ces fonctionnaires se supposant le génie de Rabelais. Loin de créer des mots, ils s’interdisent d’écrire « piscine » ; la justice est parfois immanente. Mais parfois ils ont l’autorité d’un petit chef, et l’on doit les écouter quand ils parlent.
Dès lors, on devine leur aversion pour les langues mortes. Des langues qu’ils ne peuvent transformer, qui sont établies, déjà belles, et réellement capables d’enrichir la langue vivante. Ce serait encore bien simple de noter qu’elles impliquent un rapport curieux au monde, comme ces imbéciles faisant de leur présent un absolu et du passé un simple lieu de tourisme sont incapables de le percevoir. Et plus simple encore de remarquer combien ces doctrines absolutistes, pseudo-scientifiques et paralysantes (allez, osons-le, « totalitaires » !) peuvent plaire à des hommes politiques un peu ambitieux, désireux de changer bien des choses en un tour de main, voire en un simple tour de langue. Mais d’autres l’ont déjà dit, et mon ressentiment pourrait me pousser dans le graveleux.
Bref, aujourd’hui les fous sortent du placard, et révèlent comme par hasard le fond de leur pensée. La défaite est déjà écrite, mais comme le souffle le Cyrano de Rostand, « on ne se bat pas dans l’espoir du succès ». C’est pourquoi, presque à mon corps défendant, tant ajouter mon nom sous le texte d’un autre me déchire (surtout s’il est signé par des gens peu engageants), je vous invite à consulter le lien suivant : https://secure.avaaz.org/fr/petition/Madame_la_Ministre_Latin_et_grec_ancien_pour_tous_les_eleves_dans_tous_les_etablissements/?mDZAljb
30 avril 2015 à 13:27 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Bravo. Une dénonciation de la novlangue encore plus puissante que celle d’Orwell. Une critique de la politisation du langage encore plus pertinente que celle de Klemperer.
Il y a ici beaucoup d’accusations, souvent pertinentes, mais peu d’accusés, hormis cette fameuse piscine. Doit-on comprendre que ce qui est visé englobe également une certaine forme de politiquement correct, qui parle d’afro-français au lieu de Noirs, ou qui parle d’étudiant-e-s au lieu d’étudiants ?
30 avril 2015 à 15:30 Luccio[Citer] [Répondre]
Ma mémoire, toute occupée à servir mes bonheur et confort, me fait quasi instantanément oublier ces fadaises.
1 mai 2015 à 20:39 Noblejoué[Citer] [Répondre]
Rapport aussi curieux à l’Histoire qu’aux mots, les élèves n’apprendraient plus l’Histoire de France mais la civilisation arabo-musulmane.
A mon avis, ce n’est pas en se niant soi-même qu’on va accepter l’autre. Je crois que ce mouvement de négation de soi et celui de négation de l’autre du FN se renforcent mutuellement car celui qui ne sait pas créer ne peut que nier, ce qu’il nie est très secondaire.
Pour le fun : en fait, le latin n’est pas une langue morte dans la mesure où le Vatican forge de nouveaux mots de latin pour répondre à de nouvelles réalités, notamment technologiques.
2 mai 2015 à 18:34 Luccio[Citer] [Répondre]
Ah tiens, le très mauvais philologue que je suis était averti de la classification latine des plantes, mais pas des retranscriptions vaticanes de l’oeuvre technologique. Merci bien. D’ailleurs je vais me promettre à moi-même d’en lire un peu plus là-dessus.
Pour le programme d’histoire, je n’ai guère été plus loin. Et en repos, je me repose, loin de ça. J’ai tout juste aperçu la maquette de présentation, qui confine à la débilité. On y parle comme dans une vidéo d’architecture : description et prédictions sont confondues. « Nadia, Carole et Jérôme sont en classe de 4e… » je vous laisse profiter de la suite.
Bref, pas même besoin de s’occuper d’histoire pour s’inquiéter.
En outre, et au risque de me fâcher avec le lectorat (mais chez Morbleu nous sommes des oufs !), je suis de plus en plus perplexe à propos de la dualité conceptuelle du Même et de l’Autre. Cela non parce que Le Sophiste de Platon serait un tas de boue, ou Totalité et Infini de Levinas un horrible brouillon (ça, c’est Oscar !), mais parce que je suis suspect : voilà des outils que j’utilise trop volontiers (un peu comme j’emploie « information » pour qu’on me laisse tranquille). Exigent, me voilà alors non seulement censeur de moi-même (et tout le monde s’en fout), mais aussi soupçonneux vis-à-vis des autres, ce qui est bien grave. Peut-être vais-je arriver à me guérir à la lecture de ce monsieur Han que présente Philomag.
3 mai 2015 à 21:33 Noblejoué[Citer] [Répondre]
Luccio, soupçonnez tout le monde, pas de discrimination !
Et rassurez-vous, je ne crois pas avoir trop de révérence pour les gens dont vous parliez et, ce que c’est mal vu, loin de toute moraline, je n’écrirais pas l’Autre avec majuscule sauf là pour en rire !
Il faut bien rire, non, face au jargon administratif et à ce qu’il dissimule.
Ma reflexion ou ce qui en tient lieu se basait, comme toujours, parfois plus parfois moins, sur la théorie mimétique de René Girard et plus précisément en l’occurence sur la mauvaise réciprocité. Deux groupes ou chacun nie d’autant plus ce qui tient à l’autre groupe pour se démarquer de l’autre groupe ce qui revient à imiter sa violence.
Ceux qui nient notre histoire par culpabilité, ceux qui nient l’étranger et pour mieux le faire nient toute culpabilité.
Mais j’ai dû mal m’exprimer si je ne vous apprends certainement rien sur René Girard et que vous, au contraire, m’apprenez beaucoup et notamment en signalant un penseur qui semble interressant.
4 mai 2015 à 7:16 Luccio[Citer] [Répondre]
Je ne connais Girard que par un seul livre (La violence et le sacré), et accueille avec plaisir tous les commentaires qui m’en livreront quelques précisions ou rappels. Car c’est un homme malin, voire intelligent.
4 mai 2015 à 22:28 El pibe de oro[Citer] [Répondre]
La question des langues anciennes dans le secondaire à été abordée de manière bien plus prosaïque:
1 ça coûte très cher et il faut faire des économies
2 ces cours sont suivis par des bons élèves, issus de milieux favorisés
= pourquoi dépenser beaucoup d’argent pour ceux qui ont déjà beaucoup (capitaux économique et culturel)
A l’avenir, ceux qui voudront que leurs enfants étudient des langues anciennes devront les inscrire dans des établissements privés; puis le même phénomène s’étendra à d’autres disciplines;
la fin de l’école publique semble programmée; désertée par les classes supérieures puis par les classes moyennes
Le discours égalitariste du gouvernement actuel n’est que le masque de leur politique d’austérité dans l’éducation et de leur approbation tacite de la privatisation de l’éducation.
L »hypocrisie des « socialistes » atteint un niveau rarement égalé.
Les « Charlie » viendront pleurnicher devant une société française toujours plus éclatée et clivée: ils ont et auront toujours voté en ce sens
4 mai 2015 à 23:00 Luccio[Citer] [Répondre]
Un argument qui dessine une réalité qui pourrait bien se produire. Argument davantage politique que le mien (qui s’entraîne à titiller le sens commun et à ratisser large ; mais va falloir encore bosser).
17 mai 2015 à 11:14 Luccio[Citer] [Répondre]
« Une synthèse ! savourez chaque mot ! » nous informait un bon copain, à propos de l’article suivant, « Collège : la fin des filières cachées ? » (fondation Terra Nova Inc.).
Je vous invite à faire de même. Voici mon passage préféré :