Kant aussi est CharlieC’est un fait : un grand nombre de textes sur Morbleu ! (au moins les miens), ont recours à Kant, bien souvent dans l’unique but de se foutre de sa gueule. Ce n’est pas programmé. Pas de maxime : tu dois te moquer de Kant dans ton prochain Morbleu !. C’est a posteriori, et non a priori, que je découvre cette corrélation. Mais celle-ci n’est sans doute pas sans fondement.

C’est qu’il me semble résider dans le kantisme une force comique irrépressible. Avant de (re)lire Le Rire de Bergson, je ne m’expliquais pas le pourquoi. Désormais, cela me semble plus clair. Kant et le kantisme sont en effet un exemple parfait de raideur, d’automatisme, de « mécanique plaquée sur du vivant » − toutes choses placées à la racine, selon Bergson, du comique.

La morale kantienne ordonne d’obéir en se conformant à des lois : « agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action puisse faire partie d’une législation universelle » (grosso modo). Autrement dit, ce à quoi l’humain doit se plier dans la sphère de la vie morale est en définitive des lois aussi strictes que s’il s’agissait de lois physiques. En somme, l’homme est sommé de se plier à une algorithmique très mécanique.

D’un côté, Kant est un philosophe de la liberté humaine, en l’accordant pleinement et radicalement du côté nouménal. Mais sous le régime de cette liberté humaine radicale, l’homme n’a qu’un seul choix : se comporter comme un automate, en obéissant impérativement au devoir et à ses commandements catégoriques qui obligent absolument. Kant est ce philosophe qui aurait pu tomber dans un puits à force de trop regarder le ciel étoilé au-dessus de lui et la loi morale en lui, provoquant l’hilarité de son valet Lange [1], tel Thalès celle de la servante Thrace.

Quoi de plus comique que de prendre mécaniquement, au pied de la lettre, le commandement : « tu ne dois jamais mentir » ? Dans le cas des petits enfants juifs dénoncés aux vils SS, cela revêt un aspect évidemment tragique. Mais avec une autre matière, cela prendrait une toute autre tournure, un peu comme dans ce film, L’Invention du mensonge, que Luccio me força un soir à voir d’une manière encore plus dictatoriale que dans Orange mécanique.


La cruauté de la Doctrine du droit est aussi éminemment comique. Prise indépendamment de ce qui la fonde, elle n’apparaîtrait que sauvage et barbare. Mais en la considérant par rapport à ses causes, elle fait sourire : ses inconséquences sont la conséquence d’une excroissance de rationalité. Au nom de ce qui, selon Kant, fait la dignité de l’homme, c’est-à-dire la raison, on aboutit à des conséquences paradoxalement inhumaines, mais assumées. Mettre à mort des enfants illégitimes, parce que nés en dehors du mariage, du contrat, de la société. Castrer (je parle de mémoire) des homosexuels, parce que contre-nature. Le kantisme est un monstre froid, qui fait rire.


D’où le fait que Kant soit lui-même un type, qui puisse se prêter à la fiction. Bergson distinguait la tragédie de la comédie, du fait que la première ne peut faire intervenir que des personnages concrets, particuliers, presque réels, seule possibilité pour elle de créer une empathie. Le comique en revanche porte sur des types généraux, des sortes d’abstractions caricaturales − voir, exemples cités par Bergson, les titres de certaines grandes œuvres : L’Avare, Le Misanthrope, etc.

Il est très probable que Kant prêta à rire déjà de son vivant. En tout cas, le premier récit comique sur Kant paraît peu de temps après sa mort. En 1854, Thomas de Quincey écrit Les derniers jours d’Emmanuel Kant. Ce récit est celui d’un automate : Kant s’y roule quotidiennement dans ses couvertures, et jamais il ne déroge à son programme, fait d’étude et de promenades − sauf, c’est bien connu, le jour de la Révolution et le jour de la publication de L’Émile.

Ce dernier fait n’est-il pas en lui-même comique ? Quoi de plus risible que de rater sa promenade pour lire Rousseau, et surtout L’Émile de Rousseau ! Un des soubassements du kantisme est en effet le rousseauisme. Si Voltaire avait eu vent de Kant, nul doute qu’au lieu d’une tête de Suisse pour tête de Turc, il aurait pris celle du Prussien. Hélas ! Il périt en 1778, avant que Kant ne se réveille de son « sommeil dogmatique ».

Le plus grand succès de Botul est sa Vie sexuelle d’Emmanuel Kant. Récit risible, mais qui paraît presque vrai. En ce sens, on peut presque pardonner à Bernard-Henri de l’avoir cru crédible. Kant est tellement drôle en lui-même que même un récit aussi comique peut paraître vrai. Les disciples dépeints dans ce texte, imitant la vie du maître dans la Nueva Koenigsberg, paraissent presque possibles, tant est grande la droite déviance du kantisme.

Par ailleurs, est-ce aussi un hasard si Kador, le chien philosophe de Robert et Raymonde Bidochon, fait une thèse sur Kant ? Les Bidochon, couple comique par excellence, faisant rire dans leur caricature de misosophes, antikantiens, et frappant de ce fait leur chien philosophe à la moindre occasion. Renversement : l’animal, supposé être le plus irrationnel, est en fait le plus soumis à la raison. Et quel type philosophique pour incarner ce rationalisme hyperbolique, sinon Kant ?

Kador

Si la raideur, si le mécanisme plaqué sur du vivant fait rire selon Bergson, c’est parce qu’il présente du vivant faisant le contraire de ce qu’on attend de lui. Le vivant est plastique et s’adapte aux situations de son milieu sans cesse changeant. S’il agît mécaniquement, cela lui est impossible, et c’est ce qui provoque l’hilarité de la société. Le rire est pour Bergson toujours le signe d’une condamnation sociale. On rit de quelqu’un parce que celui-ci ne se soumet pas aux normes de la vie en société mais à celle de la mécanique froidement déterminée ; or, les normes réclament adaptabilité et plasticité ; qui agit mécaniquement refuse celles-ci, et on rit de lui. C’est ce que le conséquentialisme, dès Benjamin Constant, reprocha au kantisme : ne pas se soucier des conséquences d’une action, parce que s’attachant trop à une application mécanique des principes.

Bien sûr, que Kant face rire ne suffit pas à faire choir l’édifice philosophique. Le criticisme résiste à l’épreuve des flammes et des crises de rire. C’est pourquoi, pour condamner le kantisme, certains ont pris une autre voie. Non celle de la reductio ad comicus, mais de la reductio ad hitlerum.


Ce qui est sans doute tout aussi risible, voir encore plus que le kantisme lui-même. Onfray en effet mieux d’en rire.

__________________
[1] Avec lequel il entretenait des rapports ambigus, si l’on en croit Jean-Baptiste Botul.