Karl PopperLa société ouverte et ses ennemis est défini selon les propres mots de son auteur, Karl Popper (1902-1994), comme étant son « effort de guerre. » Il fut écrit pendant la Seconde Guerre mondiale par ce Viennois d’origine alors exilé en Nouvelle Zélande. Dans cet ouvrage, il cherche à cerner l’origine du totalitarisme. Il la trouve chez Platon, ou même avant chez Hésiode ou Héraclite sous des formes plus atténuées. C’est à la pensée politique totalitaire de Platon qu’est voué le premier tome.

Le travail théorique de Popper a deux dimensions. Il permet 1) une véritable connaissance archéologique sur le totalitarisme – un des premiers historiquement avant Arendt – qui nous permet de le caractériser pour le reconnaître jusque dans ses premiers germes afin de mieux le combattre ; 2) de critiquer indirectement les sociétés closes de l’époque, que ce soit l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste ou le Japon nationaliste – sans oublier la France de Pétain.

Dans l’extrait ci-dessous, Popper analyse la fameuse notion d’individualisme, que beaucoup s’ingénient à fustiger en la faisant passer pour quelque chose d’infâme. La rhétorique des adversaires de la société ouverte est subtile. Ils assimilent individualisme et égoïsme comme étant une seule et même chose. L’égoïsme étant une chose à rejeter moralement, ils en profitent pour condamner en même temps l’individualisme qui lui est prétendument identique. Or, détruire l’individualisme permet mécaniquement de faire la promotion de son contraire qui est le collectivisme, fondement de la société close et du totalitarisme.

D’où l’important enjeu de mettre au jour cette rhétorique pernicieuse et d’en dénoncer les rouages. Non, égoïsme et individualisme, ce n’est pas la même chose. Non, l’altruisme ne se niche pas dans le collectivisme. Oui, un individualisme altruiste est possible, et c’est même là le fondement moral de nos sociétés occidentales, fondement qu’il faut défendre avec force contre tous ses ennemis.

Ce texte est traversé par une thèse chère à Popper. Contrairement à Russell qui a toujours affirmé que le problème de l’homme est qu’il avait progressé plus rapidement du point de vue de l’intelligence que du point de vue moral, Popper affirme que son drame est qu’il est au contraire trop bon et pas assez intelligent. Pour Popper, l’homme se laisse piéger naïvement par les doctrines totalitaires qui font appel aux bons sentiments en dénonçant l’égoïsme ou la pauvreté. Son sens moral le rend naturellement enclin à écouter les « faux-prophètes » lui assénant que sa société occidentale est mauvaise. S’il était plus intelligent, il verrait aussitôt que ces mêmes doctrines ne sont morales qu’en apparence et qu’il lui faut les rejeter avec vigueur. Voilà pourquoi il est si important de dénoncer cette obscure rhétorique qui parle à l’âme et non à l’esprit.

Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Tome 1 « L’ascendant de Platon », Chapitre 6 « La justice totalitaire », V, 1945

Les problèmes de l’individualisme et du collectivisme, d’une part, de l’égalité et de l’inégalité, d’autre part, sont étroitement liés. Pour en discuter, quelques observations terminologiques sont nécessaires.

Selon le Dictionnaire d’Oxford, le mot individualisme peut être utilisé de deux manières : par opposition soit au mot collectivisme, soit au mot altruisme. Il n’y a pas d’autre terme correspondant au premier de ces usages, mais il en existe un pour le second, c’est celui d’égoïsme. Dans ce qui va suivre, je me servirai donc du mot individualisme exclusivement comme antonyme de collectivisme, et du mot égoïsme comme antonyme d’altruisme.

Or, ces quatre termes représentent des notions dont dépend – directement ou non – l’établissement de lois normatives générales.

Bien qu’ils soient nécessairement vagues, on peut, me semble-t-il, les éclairer au moyen d’exemples et les rendre assez précis pour servir notre propos. Commençons par le collectivisme, avec lequel notre discussion du holisme de Platon nous a déjà familiarisés. Nous avons vu, en effet, que Platon demande que l’individu soit subordonné aux intérêts de l’ensemble : univers, cité, tribu, race ou tout autre corps collectif. Dans un passage que nous n’avons cité qu’en partie, il déclare : « Celui qui prend soin de toutes choses a tout disposé pour la conservation et la perfection de l’ensemble où chaque partie […] ne pâtit et n’agit que dans la mesure qui convient […]. Rien ne se fait pour toi, mais toi pour l’ensemble », ce qui est l’idée de base du holisme et du collectivisme. Elle répond au désir qu’ont les hommes d’appartenir à un groupe ou à une tribu, et fait appel à leur sens moral puisqu’elle les incite à l’altruisme et condamne l’égoïsme. Platon laisse entendre que celui qui n’est pas capable de sacrifier son intérêt personnel au bien de l’ensemble est un égoïste.

Or, nous venons de voir que le collectivisme n’est pas l’opposé de l’égoïsme de classe, et ne se confond pas avec l’altruisme ou le désintéressement. L’égoïsme collectif, par exemple l’égoïsme de classe, est très répandu. D’autre part, un individualiste peut être altruiste, c’est-à-dire prêt à consentir des sacrifices au profit d’autres individus. Autrement dit, chacun de nos quatre termes peut se combiner avec deux autres (à l’exclusion, évidemment, de son antonyme), ce qui nous donne quatre combinaisons différentes.

Mais Platon et la plupart des platoniciens ne l’admettent pas ; pour eux, la seule alternative au collectivisme est l’égoïsme, d’où une confusion dans la pensée éthique qui persiste encore de nos jours. La confusion de l’individualisme avec l’égoïsme permet de le condamner au nom des sentiments humanistes et d’invoquer ces mêmes sentiments pour défendre le collectivisme. En fait, en attaquant l’égoïsme, ce sont les droits de l’individu qu’on vise.

La perspicacité de Platon lui a toujours permis de discerner le danger partout où il était dissimulé, et il s’est sans doute rendu compte que la nouvelle doctrine humaniste tirait sa force de l’individualisme plus encore que de l’égalitarisme. C’est, en effet, l’émancipation de l’individu qui avait provoqué la grande révolution dans les esprits conduisant à l’effondrement du tribalisme et à la montée de la démocratie.

Or, l’individualisme se rattache à la vieille conception intuitive de la justice, selon laquelle celle-ci est une certaine façon de traiter les individus, et non, comme le voudrait Platon, la santé et l’harmonie de l’Etat. […]

Periclès, quant à lui, souligne que l’individualisme dont il parle doit être associé à l’altruisme. […]

Cette combinaison d’individualisme et d’altruisme est devenue la base de la civilisation occidentale, le principe essentiel du christianisme et la clé de toutes les théories éthiques qui sont nées de notre civilisation et l’ont enrichie. C’est aussi, par exemple, la règle majeure de Kant : « Reconnaissez toujours que les individus sont des fins et ne vous en servez pas comme des moyens pour arriver à vos fins. » Aucune idée n’a joué un rôle comparable dans l’évolution morale de l’homme.

Platon avait raison de la considérer comme contraire à son État formé de castes et de la réprouver plus que toute autre idée « subversive » de son temps.

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