Aujourd’hui, je crois avoir proprement déliré. Faisant preuve d’un intellectualisme des plus forcenés, ou d’un matérialisme linguistique, j’ai accusé la substance d’être responsable des guerres de religion. Rien de moins.

Le raisonnement partait bien : simple, logique, efficace. La « substance » est cet outil qui vous permet de soupçonner une chose unique derrière une série d’événements : c’est bien le même soleil qui se lève et qui se couche. Or cette substance et les événements qui lui arrivent sont liés l’une aux autres dans le langage, idéalement exprimés selon la structure grammaticale sujetcopuleattributs/prédicats : Socrate est mortel, le soleil est (i)couchant, (ii)levant, (iii)jaune, (iv)dans le ciel… Oui, je sais, en logique, je suis antique. En tout cas, la substance est connue via l’étude de ses attributs, parmi lesquels on peut être tenté de distinguer des attributs essentiels, qui révèlent l’essence de la substance, ce qu’est (essence) cette chose qui dure sous les changements (substance).

Et voilà le début du drame : certains font de la substance non point un outil, mais la vérité des discours : un discours vrai porte sur les substances qui sont. C’est logique, ambitieux, cohérent. Encore mieux : il doit exister des attributs si importants, si essentiels, qu’ils servent à classer les choses du monde, en distinguant des familles de substances. Ainsi l’esprit et la matière, qui permettent de ne pas confondre un ange et une montagne. Et hop ! on classe [1].

Pis on y va : à chaque attribut son mode de fonctionnement. Les événements matériels sont régis par la loi de la cause et de l’effet : la cause précède l’effet (chronologiquement, ou au moins logiquement, comme le radiateur chaud précède la chaleur de la pièce). Et les événements spirituels ? Et bien par la loi de l’intention et de l’action, de la cause finale et de l’effet : l’idée du résultat précède la cause qui précède l’effet : l’effet idéel précède la cause, l’effet influence la cause (je sais, c’est trop rapide). Et puis tout ça est une affaire de liberté : il y a diverses causes finales possibles, et je choisis entre elles. Et là, je dois l’avouer, l’adolescent est soulagé qu’on parle de liberté, et le lecteur peut être effaré qu’on me verse un salaire.

Dès lors, si le monde est bien classé, l’homme pose problème. Son attribut matériel assure que tous ses mouvements sont déterminés par des causes extérieures (démon de Laplace). Son attribut spirituel assure qu’il a choisi lui-même certains de ses mouvements. Comment la cause de ses mouvements peut-elle être en lui et hors de lui ? Faites appel à Kant, ou étudiez un peu le cerveau, mais convenez-en, il s’agit là d’une énigme.

Pour la métaphysique substantialiste, c’est même un mystère. Un truc insoluble, un truc divin. Descartes s’arrête ici et prévient : là où commence la vie humaine, il s’agit d’être modeste. Dans son vocabulaire : l’union de la pensée et du corps (actions et passions) est un troisième grand attribut, qui ne s’explique pas par les deux autres. Merci.

Pourtant nombre de métaphysiciens substantialistes ne s’arrêtèrent pas là : le mystère est divin, et le divin pénétrable. Si c’est mystérieux et effectif, c’est que Dieu est impliqué. Si Dieu est impliqué, c’est affaire de grâce, d’interversion personnelle. C’est Dieu qui m’élève de la bête à l’ange, de la matière et de la nécessité au bien et à la volonté. Telle est la grâce divine, sorte de transsubstantiation [2] m’élevant des lois du plus fort à celles de la bonté. Et si seulement je m’étais arrêté là…

Restaient alors, pour faire la synthèse de toutes ces petites choses, mon délire et de mes maigres compétences éléments de théologie. Fort heureusement mes préjugés m’autorisèrent de fantastiques simplifications.

Les guerres Catholiques-Protestants, c’est aussi des affaires de liberté, donc c’est Pélage contre Augustin [3]. Pélage pense l’homme libre (substance pensante, si je puis dire), et apte à se con-damner. Augustin pense l’homme corrompu (substance matérielle?), en état de péché originel, détourné de la cité céleste et en attente de la grâce [4].

Dès lors, la métaphysique substantialiste change de visage : au doublet d’attributs esprit-matière, se substitue l’opposition élucorrompu. La dispute peut dégénérer, et nous pouvons sortir d’un cadre strictement chrétien, pour celui des monstres de tout poil. On n’y fait plus mystère de l’homme. Place aux étiquettes : élu ou corrompu (dites-le dans la langue qui vous plaît).

Les amateurs de substance se révèlent alors fins moralistes, prêts à mettre sur la gueule du camp d’en face, à coup d’anathèmes et de corruption. L’attribut essentiel de la substance jugée devient son discours, notamment en théologie : les discours corrompus sont affaire d’hommes corrompus. Fin de l’histoire, début de la guerre.

Et voilà mon bon Luccio l’annonçant aux petits : s’il y a eu des guerres de religion en Europe, c’est parce que la métaphysique était mauvaise, caricaturée. J’ai honte… surtout que j’y crois un peu, que j’y crois encore.

 

 

 

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[1] Je crois qu’il s’agit là d’un discret hommage à Brice de Nice, mais je ne maîtrise pas tout.
[2] Le passage reste moins impressionnant que celui qui transforme le pain en Dieu (autre problème que se crée toute seule la métaphysique substantialiste), c’est ainsi qu’on a pu lui donner d’autres noms métaphysiques que je ne connais pas.
[3] J’ai honte, je ne sais même pas ce qu’il en est du serf-arbitre chez Luther ou de la prédestination chez Calvin. C’est simple : je parle, mais je n’y connais rien.
[4] Sur Pélage et Augustin, il y a une belle pensée de Paul Ricœur dans Le Conflit des interprétations. Pour faire court, et de mémoire déformante : spontanément, le péquin moyen soutient Pélage : lui au moins ne nous embête pas avec un péché originel transmis biologiquement à l’embryon. Ceux qui retiennent d’Augustin cette affaire sont des rustres, un brin dogmatiques, comme un prêtre orthodoxe prononçant quelques paroles d’exorcisme à un baptême (bon, ça c’est moi, pas Ricœur… j’aime bien la provoc’).
Mais Pélage est en fait un méchant : il veut les hommes libres pour les envoyer en Enfer ! Augustin, lui, les veut corrompus pour les imaginer sauvés, pour que leur imperfection n’empêche pas leur bonheur. Les hommes, injustes, ne méritant pas le secours de Dieu, c’est bien par charité qu’il leur permet d’être justes. Pour être vraiment libre, tourné vers le bien, il faut un concours divin.
Ne reste plus qu’à lire Augustin sans fatras biologique, en disant par exemple que son idée dépasse les mots et concepts dont il disposait à l’époque (argument fréquent en histoire des idées, pour expliquer comment un novateur est parfois moins lisible que les historiens qui l’expliquent : ses idées ont infusé jusqu’à la création de mots ou d’expressions parfaitement adéquats). Le péché originel est une affaire d’exercice de la liberté, et Ricœur de renvoyer à Kant et à son Essai sur le mal radical.
Alors, la grâce, une affaire divine, mérite néanmoins d’être préparée par les hommes. Solidaires et charitables, nous devons nous entraider et nous éduquer les uns les autres. D’ailleurs, Dieu n’est-il pas, pour tout bon chrétien, aussi cet Esprit Saint qui anime l’Église et le cœur des hommes de bonne foi ?