Le devoir d’honorer la vieillesse ne se fonde pas à proprement parler sur les justes égards dont on croit les jeunes capables à l’adresse de la faiblesse des vieillards ; car ce n’est pas là une raison de la considération qui leur est due. L’âge veut donc en outre être tenu pour quelque chose de méritoire parce qu’on l’honore. La raison n’en est pas, sans doute, qu’avoir l’âge de Nestor impliquerait en même temps une sagesse acquise grâce à une expérience abondante et longue, qui soit appropriée à la direction des gens plus jeunes, mais c’est uniquement parce que, à condition que nul déshonneur ne l’ait souillé, l’homme qui s’est conservé si longtemps, c’est-à-dire qui a pu soustraire à la mortalité — la sentence la plus humiliante qui puisse être rendu sur un être raisonnable (tu es poussière et tu dois redevenir poussière) –, et a pu pour ainsi dire gagner sur l’immoralité, c’est, disais-je, parce qu’un tel homme s’est si longtemps conservé en vie et proposé comme exemple.

Kant, Conflit des facultés, IIIème section « Le conflit de la faculté de philosophie avec la faculté de médecine », « Du pouvoir de l’esprit, par simple résolution, de maîtriser ses sentiments morbides », Ak VII,99, Pléïade t.III,909

Une vie à l’image de l’éternité

Il faut donc honorer les vieillardes et les vieillards. Non pas parce qu’ils sont sages et pleins de conseils, sans quoi il faudrait honorer les mathématiciens ou les capitaines d’industrie. Où a-t-on vu jouer ce genre de fadaises ? Il faut honorer les vieillards, qu’ils aient ou non écrit la Critique de la raison pure. Car les vieillards réussissent à donner l’illusion d’échapper à « Tu es poussière et tu dois redevenir poussière », sentence humiliante pour un être raisonnable.

Qui sont les êtres raisonnables ? « Toi, plus moi, plus tous ceux qui le veulent »… et qui peuvent agir moralement. Or pour agir moralement, il faut plus ou moins avoir l’idée de la loi morale — cette loi qui se donne sous la forme d’une règle qu’il faut toujours respecter (un impératif catégorique), dont l’une des formules est « Agis selon les maximes d’un membre qui légifère universellement en vue d’un règne des fins simplement possible« . En passant, on voit que celui qui est raisonnable parce que moral l’est aussi dans la mesure où il peut parler (se rejoignent alors les deux dimensions du λóγος). Kant précise dans la Critique de la raison pratique que le sujet moral est ainsi co-législateur de la loi morale. L’acteur moral légifère dans le monde moral (dont il est convaincu de l’existence sans pouvoir la prouver, il le postule), est co-législateur avec Dieu lui-même (qu’il postule aussi). Un être raisonnable est donc co-législateur de la loi morale, il appartient ainsi à un monde des fins a priori (et au-delà de la nature phénoménale), qui n’est enfermé ni dans le temps ni dans l’espace.

Un tel législateur raisonnable devrait ainsi vivre éternellement. Mais les êtres humains ne sont pas que des êtres moraux, ils sont aussi des êtres de chair et de sang, des êtres empiriques. Il en est même pour dire que la loi morale et Cie c’est des fadaises, que n’existe que ce qui apparaît dans le temps, voire que les devoirs moraux ont une origine empirique (selon des schémas darwiniens par exemple). Mais ne prêtons pas l’oreille à ces sornettes. Les êtres humains, mi-raisonnables mi-empiriques[1], doivent donc mourir. Cette nécessité physiologique qui nous est propre vaut bien la nécessité morale inconditionnée qui nous pousse à l’action droite. Cette nécessité physiologique prend même des allures morales : parce que tu es empirique, tu n’es pas parfait, tu commets des fautes, tu dois donc mourir (peut-être pour progresser dans l’au-delà). Ainsi, en allemand, le devoir de redevenir poussière « Du bist Erde, und sollst zu Erde werden » est exprimé par le verbe de l’obligation morale, sollen, plutôt que par celui de la nécessité physique, müssen. Nous voilà donc humiliés : désolé mec, ton statut dans l’univers n’est pas à la hauteur de tes prétentions.

Les vieillards sont en quelque sorte un symbole de la loi morale, ou tout au moins de notre effort dans la poursuite de notre devoir, et même le résultat d’un tel effort. Or c’est toujours la loi morale qu’on honore à travers les actions des autres et le caractère qu’elles laissent deviner. Sur Terre, les vieillards doivent donc légitimement être honorés, ce sont ceux qui, par leurs efforts, se sont le plus rapprochés de la loi morale. Applaudissements.

Notons que les efforts des vieillards ont été doubles : ceux qui leur ont permis de se comporter moralement, et ceux qui leur ont permis de devenir vieux. Or, croyez-moi, selon Kant, il ne suffit pas pour devenir vieux de s’en remettre à son médecin ; c’est même déconseillé. C’est là-dessus que repose le conflit de la faculté de philosophie avec la faculté de médecine : le médecin ne doit pas, grâce à son savoir et à la publicité qu’il en fait, encourager la poursuite d’une vie dissolue. Et ce d’autant plus qu’à l’époque de Kant, vies dissolue et imprudente se confondent comme causes de maux que la médecine ne peut réellement pas guérir. Voilà donc des vieillards qui n’ont pu atteindre la vieillesse que grâce à leur mode de vie sain, et donc tourné vers la sainteté.

Une vie qui s’éternise

Mais qu’en est-il à notre époque ? Les antibiotiques ont permis de survivre à la fréquentation trop assidue des bordels, quand il y en avait (il parait que ça a aussi servi à soigner les petits enfants tuberculeux). La médecine nous tient dans un état de minorité, la faculté de médecine a gagné : on peut mener une vie relativement dissolue et vivre vieux. Certes rien ne permet d’affirmer qu’un mode de vie sain n’a plus son rôle à jouer, qu’il ne faut pas oublier de suivre le régime crétois. Mais il n’empêche que la vieillesse ne semble plus être un état produit par des efforts particuliers. Une preuve ? Regardez-moi tous ces vieux lubriques qui prennent de quoi soutenir leur rythme d’antan.

La vieillesse peut être appréhendée selon un schéma différent de celui proposé par Kant. Elle n’est plus tant la fille de la morale que la fille de la médecine. Il y a diverses objections à imaginer. 1) La moralité ne serait plus l’affaire de l’individu mais de la société, et le médecin ne nous mettrait pas plus en état de minorité que le coucher. 2) La médecine n’est qu’un adjuvant. 3) Peut-être peut-on ne pas avoir un rapport au corps aussi puritain que celui que propose Kant pour se comporter moralement. Songeons à ce bon Pépé Malin. 4) etc. Mais ces objections n’empêchent pas ce constat : la vieillesse n’a plus l’image sainte qu’elle a pu avoir autrefois.

Peut-être que la vieillesse s’est dépréciée à cause de l’excès de l’offre ? Comme il y a plus de vieux, en nombre comme en proportion, on leur accorde moins de valeur. Je ne pense pas. Voilà le problème résolu d’un point de vue quantitatif. Mais les vieillards ne sont pas des bibelots, leur valeur devrait être celle d’un être moral, et non la valeur relative d’un prix. L’affaire me semble qualitative : la valeur morale s’est détachée de la valeur vieillesse. C’est au moins le cas dans les représentations : nous nous imaginons que devenir vieux ne demande pas tant d’efforts que ça, à la limite un peu de chance, mais surtout une bonne médecine. On pourrait finir par ne devoir honorer les vieillards que pour ne pas risquer de les blesser. Le respect pour la vieillesse serait pour l’essentielle une illusion qui s’appuierait sur un rapport de force transformé par la société (ce qu’écarte Kant dans les premières lignes du texte proposé). Le gâteux n’est plus un vieux saint, c’est un « vieux machin ». A l’inverse, le vieillard devenu trop sénile était peut-être encore très respecté au XVIIIème, comme Kant a pu l’être, mais je suis là bien au-delà des limites de ma science.

Nous vivons ainsi dans une société où, paradoxalement, la médecine nuit à l’image (morale de) la vieillesse. En tout cas au moins dans ma petite tête.

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[1] Foucault parle d’un doublet empirico-transcendantal, Oscar m’en aurait voulu de ne pas le dire. Et si vous voulez savoir ce que ça peut bien vouloir dire, n’hésitez pas à le lui demander, car c’est bien lui l’chef.

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