Michel OnfrayDernièrement, je songeais un peu naïvement à la méthode que Michel Onfray préconise en philosophie. Selon un certain nietzschéisme, étudier l’homme à partir de l’œuvre, et lire l’œuvre complète. Je songeais même à appliquer cette même méthode à Michel Onfray, d’une façon toute réflexive. Mais en fait, il est possible que j’abandonne le projet assez tôt.

En effet, il y a trop, trop pour un seul homme. À ce jour, dimanche 16 février 2014, Michel Onfray a publié, à en croire la recension sur Wikipédia, 72 livres. Si j’avais le temps, j’essaierais de comptabiliser très précisément le nombre de pages. Certains de ces ouvrages n’en comportent qu’une cinquantaine. D’autres plus de 600. Au total, donc, entre 3 600 et 43 200 pages. En faisant les choses consciencieusement, autour de 5 minutes par page, il faudrait compter entre 18 000 et 216 000 minutes. Soit, en comptant 35 heures de lecture continue par semaine, entre 9 et 21 semaines. Coupons la poire en deux : 15 semaines.

Il y a trop, trop pour un seul homme. Car à ceci, il faut ajouter la fameuse « discographie », digne d’un Johnny. 20 volumes de « Contre-histoire de la philosophie » à l’Université populaire de Caen. À chaque volume, 13 CD en moyenne, d’une durée de certainement une heure chacun. Soit 260 heures, et 8 semaines supplémentaires. En somme, 24 semaines, soit près de 6 mois à ne faire que cela.
Ceci constitue une bonne stratégie d’immunisation contre toute attaque, dont je ne saurais dire si elle est consciente ou pas :

Onfray : N’est légitime une critique qu’à condition qu’elle ait fait une revue complète de ce qu’elle prétend révoquer.
Un critique : Puis-je vous critiquer ?
Onfray : Bien sûr, mais avez-vous parcouru l’ensemble de mon œuvre ?
Un critique : Hélas ! J’ai peur que mon patron ne m’autorise pas à prendre un congé sabbatique à cette fin.
Onfray : En ce cas, attendez votre retraite. Vous aurez sans doute plus de temps, et vous en aurez besoin, car mon œuvre complète aura sans doute encore doublé d’ici là.

Même Voltaire, même Diderot, même Kant, ni peut-être même Husserl, ni Hegel n’ont été aussi bavards. Il faudrait comparer. Supposons que chaque grand philosophe représente un volume d’étude aussi conséquent que Onfray. Cela laisse donc, à plein temps, le temps d’étudier 2 grands auteurs par an. Avec une espérance de vie de 80 ans, en s’y prenant tôt dès la sortie de l’âge de raison, ou un peu après, vers 15 ans, cela laisse la place pour 130 auteurs − moins que ce que comportent la plupart des listes d’amis sur Facebook, mais il faut choisir ses fréquentations.

Marcel ProustFaisons confiance aux institutions : le programme de philosophie de classes terminales reconnaît déjà une soixantaine de philosophes. Platon ; Aristote ; Épicure ; Lucrèce ; Sénèque ; Cicéron ; Épictète ; Marc Aurèle ; Sextus Empiricus ; Plotin ; Augustin ; Averroès ; Anselme ; Thomas d’Aquin ; Guillaume d’Ockham ; Machiavel ; Montaigne ; Bacon ; Hobbes ; Descartes ; Pascal ; Spinoza ; Locke ; Malebranche ; Leibniz ; Vico ; Berkeley ; Condillac ; Montesquieu ; Hume ; Rousseau ; Diderot ; Kant ; Hegel ; Schopenhauer ; Tocqueville ; Comte ; Cournot ; Mill ; Kierkegaard ; Marx ; Nietzsche ; Freud ; Durkheim ; Husserl ; Bergson ; Alain ; Russell ; Bachelard ; Heidegger ; Wittgenstein ; Popper ; Sartre ; Arendt ; Merleau-Ponty ; Levinas ; Foucault. Il faudrait rajouter les absents : Deleuze, Baudrillard, Derrida, ou Voltaire, par exemple. Et comme un peu de culture ne fait pas de mal, il conviendrait d’ajouter les Proust, Flaubert, Balzac, Zola, Hugo, Céline, et peut-être, pourquoi pas, des auteurs étrangers : Goethe, Shakespeare, Cervantès, Homère, Sophocle et les autes. Encore aussi des Braudel, Bourdieu, Lévi-Strauss, Mauss, mais aussi des Einstein, Newton et Galilée. Liste non-exhaustive.

Vraiment trop pour un seul homme. Il paraît que Montaigne, Pic de la Mirandole, et peut-être encore Descartes, furent les derniers à parvenir à lire à la fois tout ce qui était publié avant eux, mais également tout ce qui était publié de leur vivant. J’ai peur que, depuis, il nous faille faire le deuil de la culture encyclopédique, minutieuse, complète et exhaustive. Notre finitude nous impose de faire des choix, d’embrasser certaines choses, de renoncer à d’autres.

Il en est de la culture, de la compréhension d’un auteur, d’une tradition, d’un courant de pensée, comme il en est du problème de l’induction. Comment prouver définitivement l’affirmation « Tous les cygnes sont blancs » ? Très simple : recenser tous les cygnes de France et de Navarre pour contrôler s’ils sont effectivement blancs ; mais aussi chercher peut-être en Australie s’il n’y en a pas certains que l’on aurait omis ; probablement aussi chercher aux quatre coins de l’espace afin de déterminer s’il n’y en aurait pas sur une planète non encore visitée ; puis revenir aussi sur ses pas pour voir si d’autres cygnes ne seraient pas apparus entre temps.

En somme, une tâche sans fin. Il y a une impossibilité pratique, voire logique au contrôle complet de ce que l’on affirme, qui nous impose de renoncer à ce projet. C’est pourquoi Karl Popper inverse le problème. L’affirmation « Tous les cygnes sont blancs » ne peut être définitivement prouvée. Elle n’est en fait qu’une hypothèse, une théorie, une supposition, admise comme vrai, jusqu’à preuve du contraire.
Il en est de même avec la culture. Impossible de se faire une idée de la culture dans son ensemble en ayant un regard exhaustif sur son intégralité : on ne peut pas tout contrôler. Impossible même peut-être de se faire une idée sur un auteur en lisant tout son œuvre. Hormis certains cas, tels que Héraclite ou Marc-Aurèle, le travail serait infini ; et même pour les auteurs laconiques, comment affirmer que les quelques lignes laissées sont représentatives de leur pensée ? Il en est un, le bon Socrate, qui n’a jamais écrit, et qui pourtant a réussi le tour de force, encore aujourd’hui, de diviser les plus profonds esprits sur le sens de ce qu’il a bien pu dire.

Muenchhausen_Herrfurth_7_500x789Nous sommes ainsi condamnés, avec la culture et la lecture, à la seule formulation d’hypothèses, sans pouvoir les vérifier totalement. La superficialité est notre seule issue. Penser qu’un savoir définitif peut être atteint en ce domaine est une illusion semblable à celle qui guide le fondationnalisme en science, qui jette l’esprit dans les limbes des trilemmes, qu’ils soient de Fries ou de Münchhausen. Contentons-nous donc de plonger dans nos livres les pilotis de nos théories uniquement jusqu’à la profondeur nécessaire pour le besoin du moment. Et surtout, cherchons moins à prouver une interprétation de lecture qu’à réfuter les autres.

Les fondationnalistes de la culture, les prosélytes de l’érudition, protègent leurs affirmations en élevant le coût du ticket d’entrée, jusqu’à ce qu’il soit suffisamment haut pour que personne n’ose en acheter : il faut tout lire avant d’être institué critique légitime, soit que l’on cherche à se former un avis sur eux, ou bien un avis sur ce sur quoi ils en ont un. Enfermés dans leur bibliothèque composée de leurs seuls livres, ils peuvent avec satisfaction crier du haut des fenêtres de ces tours d’ivoire à ceux restant à l’extérieur : « j’ai raison, et que l’on me prouve le contraire en m’écoutant de bout en bout ». Hélas, les seuls en étant capables sont sans doute ceux ayant le temps et la patience, s’ennuyant suffisamment pour tromper leur langueur en délaissant la vie réelle, en se réfugiant dans l’Arrière-monde de l’érudition de la culture humaniste encyclopédique, situé dans les sombres bas-fonds des bibliothèques. Les autres préférant sans doute, et pour le coup en vrais nietzschéens, les douceurs de la gaya scienzia : la superficialité, synonyme de joyeuse légèreté − laissons la lourdeur de l’érudition aux esprits chagrins.