Puisque désormais le vendredi tout est permis, voici la petite histoire d’Epictète.

Alors qu’il était esclave, et un jour qu’il avait dû trop parler, il se vit mettre sa jambe dans un étau. Ce qui est bien la preuve que son maître n’était pas trop malin, car certains finirent par payer Epictète pour l’écouter parler, mais surtout parce qu’un bon bâillon eut suffi. M’enfin, il en avait peut-être besoin pour lui lire son courrier. Ainsi Epictète finit boiteux. Voilà, bonne nuit.

 

 

…. ah, je vois que vous ne vous faites pas prendre… vous êtes une bande de malins… flatteur ? qui a dit flatteur ?… Bon, poursuivons.

Ainsi Epictète est boiteux, et loin d’avoir l’esprit boiteux, s’il marche de travers, il pense droit [1]. Dès qu’il eut un peu de temps libre, il devint le grand penseur du stoïcisme. D’ailleurs l’opération que son maître Epaphrodite tenta sur sur son tibia (c’est ainsi que j’imagine la scène) illustre parfaitement un point majeur de la doctrine stoïcienne, à propos du rapport entre action et liberté — certains y voient une légende, mais Epaphrodite eut tout de même à son actif le suicide assisté de Néron et semblait ainsi faire partie de ces Romains que la vue du sang n’effrayait pas.

Syllogisme et anecdote :

Prémisse 1 Le stoïcisme nous enseigne que seuls nos jugements sont proprement nos actions ; et que  nous ne pouvons pas grand chose sur le cours des événements
Prémisse 2 Epictète est un stoïcien, c’est même lui qui dit :

« 1.Des choses, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est opération de notre âme ; ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la fortune, les témoignages de considération, les charges publiques, en un mot tout ce qui n’est pas opération de notre âme.
2. Ce qui dépend de nous est, de sa nature, libre, sans empêchement, sans contrariété ; ce qui ne dépend pas de nous est inconsistant, esclave, sujet à empêchement, étranger. »

Epictète, Manuel, le tout début, traduction Thurot

Conclusion Quand son maître est parti pour lui péter la jambe dans un étau, Epictète ne peut pas vraiment refuser l’événement, mais prend le temps de prévenir « Attention, tu vas la casser », puis de rappeler « Je t’avais prévenu ». Vraiment, il eut mieux fallu un bon bâillon.

Petits points sur la liberté et la cosmologie des stoïciens (en passant).

Selon les Stoïciens, tous les mouvements des corps du monde sont déterminés ; il n’y a pas de place pour le hasard ou la contingence [2]. Cela conduit à la doctrine de l’éternel retour et de la grande année.

(i) Principe astronomique.
L’univers étant plus ou moins fini, et les mouvements toujours en train d’avancer, on peut imaginer que tous les mouvements possibles ont déjà eu lieu. Pire, ont déjà eu lieu toutes les combinaisons possibles de mouvements. Et au bout d’un certain temps, un observateur extérieur à l’univers pourrait constater le retour des mouvements et combinaisons (même si un tel observateur n’existe pas pour les stoïciens). Ce serait ainsi un éternel retour des choses, c’est la doctrine de l’éternel retour.
Mais retour tous les combien de temps ? On estime la Grande Année entre 36 000 et 420 000 de nos années, c’est-à-dire du retour du lever du soleil au même point dans le ciel (l’héliocentrisme, c’est pour plus tard).
(ii) Principe métaphysique : l’harmonie.
Le calcul est effectué en estimant le temps nécessaire aux astres pour retrouver leur position initiale (je ne sais pas si les astronomes prétendaient la connaître). Pourquoi le temps nécessaire aux astres ? N’y a-t-il pas d’autres mouvement possibles, ne serait-ce que sur Terre, pendant que les astres font leur vadrouille ? Parce que le monde est en harmonie. Chaque partie différente du monde est liée dans l’unité du tout, dans un rapport rationnel et harmonique. D’ailleurs la raison dirige les mouvement du monde, c’est le logos qui organise l’univers.
(iii) C’est pourquoi d’un point de vue cosmologique on peut supposer que les mouvement terrestres auront fait ce qu’ils ont à faire quand les mouvement célestes auront fait ce qu’ils ont à faire. D’ailleurs il devait bien y avoir quelques astrologues parmi les stoïciens, et je devrais réviser le De Natura Reorum de Cicéron (De la Nature des Dieux) qui doit s’occuper de nous expliquer tout ça.

(iv) Conséquence éthique.
Comme tous les mouvements sont au fond déterminés et rationnels, des couchers de soleil à la mort des bébés, non seulement il n’y a rien à y faire, mais il n’y a aucune raison de se plaindre de ce qui arrive. Non seulement ce serait le fait d’un piètre esthète se lamentant du bruit du tambourin quand il va au concert, mais surtout : les effets de ces événements sur notre âme sont en notre pouvoir, sont du ressort de notre action. Si je ne peux agir sur les corps, je peux tout de même agir sur mon âme ; si je ne suis pas sur scène, je peux m’occuper d’apprécier le concert.

Approche psychologique sur la liberté, l’action et le bonheur.

Epictète semble plutôt commencer par l’action, et son point de départ être davantage psychologique que physique [3]. Ainsi la citation quelques lignes plus haut, quand j’agis je vois ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas.

Ce qui ne dépend pas de moi sont les mouvements des corps extérieurs, les revers de fortune, mais aussi les mouvements de mon corps. Plus radicalement, je ne puis pas grand chose sur les représentations qui s’imposent à moi, mais je suis libre dans le jugement que je porte sur elle. Or l’effet d’une telle liberté, loin d’être marginal, est immense, car l’exercice de cette liberté d’action sur ma seule âme produit mon bonheur ou mon malheur. La vertu et le bonheur sont une activité et le résultat de cette activité.

Petit propos sur la douleur

Quand la douleur apparaît, d’origine sociale ou corporelle, elle est en fait psychologique, et il est possible de ne pas se laisser emporter par elle, de ne pas ajouter le chagrin à la douleur.
Sur le rapport des Stoïciens à la douleur, voici une petite anecdote rapportée par Cicéron, qui écrit quelques années avant Epictète (le premier défendit jusqu’à la vie la République, et le second vécut sous les Césars).

« On n’en dira pas autant de Posidonius. Je l’ai fort connu, et voici ce que Pompée nous en a souvent raconté. Qu’à son retour de Syrie, passant par Rhodes, il eut dessein d’aller entendre un philosophe de cette réputation : que, comme il apprit que la goutte le retenait chez lui, il voulut au moins lui rendre visite : et qu’après lui avoir fait toutes sortes de civilités, il lui témoigna quelle peine il ressentait de ne pouvoir l’entendre.  » Vous le pouvez, reprit Posidonius, et il ne sera pas dit qu’une douleur corporelle soit cause qu’un si grand homme ait inutilement pris la peine de se rendre chez moi. » Pompée nous disait qu’ensuite ce philosophe, dans son lit, discourut gravement, éloquemment, sur ce principe même,
« Qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête » : et qu’à diverses reprises, dans les moments où la douleur s’élançait avec plus de force, « Douleur, s’écriait-il, tu as beau faire; quelque importune que tu sois, jamais je n’avouerai que tu sois un mal. » On supporte aisément tous les travaux qui font honneur. »

Cicéron, Tusculanes II, « De la douleur. Qu’on doit la supporter », traduction par l’abbé d’Olivet

Petite spéculation sur l’incident de l’étau : Epictète a-t-il crié ?

Imaginez-vous la jambe dans un étau, ou qu’on vous coupe le bras. N’allez-vous pas crier ? Forcément vous aller crier. Si une défaite de l’OL ou la perte de votre fortune vous arrachent un soupir, la douleur vous arrachera un cri, à moins que vous soyez un bourrin.

C’est une des thèses du Laocoon de Lessing, que les Grecs avaient un courage actif, ils ressentaient la douleur et la supportaient, ils criaient mais sans se plaindre. Les barbares, eux, sont des rustres qui ne ressentent pas la douleur et n’ont qu’un courage passif. Et Lessing d’avouer que les Allemands ont peut-être quelques ancêtres bourrins (dont certains, au passage, ont donné son nom à la France), et que non, les Grecs ne sont pas des tapettes !
Ainsi, tel Lessing s’interrogeant sur le cri de Laoccon, qu’on peut lire dans l’Eneide de Virgile mais qui n’est pas représenté dans la célèbre sculpture du Groupe du Laocoon (ci-dessus), interrogeons-nous sur le cri d’Epictète, qui lui n’est même pas raconté dans la légende.

Epictète a dû crier. Attention, je vous propose une hypothèse originale (du moins que je n’ai pas encore lue, mais j’ai fort peu cherché). Dans les Tusculanes, Cicéron (stoïcien d’un point de vue éthique) explique que le Barbare ne sent pas la douleur, que le Grec la ressent mais manque de courage et crie comme une petite fille, quand le fier Romain, armé de la raison grecque et de la passion barbare, est, lui, capable de résister à la douleur sans crier. Ainsi nul doute qu’en bons patriotes les Romains forgeaient la légende d’un Epictète qui ne souffre pas. Mais bon, tout ça, c’est un peu des conneries. Si on te met ta jambe dans un étau, tu peux crier sans honte.

Je pourrais ainsi parier qu’Epictète essaya d’éviter de souffrir des séquelles de la fracture et ne s’amusa pas à marcher sans canne, et qu’il poussa un cri quand la jambe se rompit. [4] Surtout qu’on peut crier un bon coup sans s’emporter dans son cri. On peut imaginer un cri non plaintif, un cri qui n’en rajoute pas des caisses, un cri qui a mal mais qui n’a pas peur.  Cela d’autant plus qu’on peut imaginer le cri inverse, celui qui rajoute mille grimaces.
Rappelez-vous ! Quand vous cognez votre pied contre une porte ou un lit, vous faites davantage la comédie les jours de faiblesse. Les jours costauds, vous contenez un gros râle, accompagné d’un sobre « Ah, putain! » sourd. Et bien Epictète dut crier de façon sobre.

Ainsi Epictète eut mal, et cria. Mais, tel James Bond, il prit le temps de faire un peu d’humour.
En effet, il avertit son maître que son objet va se casser (un esclave, c’est une chose, une propriété). Voyant bien le bourrin d’en face, dominé par ses volontés de dominer les hommes comme des choses — on tenait là quand même un sacré sadique — Epictète tente tout de même de le convaincre de ne pas casser sa jambe. Ne pouvant le convaincre rationnellement, il tente la persuasion, et se mettant à sa place, tel un vulgaire sophiste, il lui lance « Attention, tu vas la casser ».  On devine là une douce ironie d’éducateur plutôt qu’un défi au pouvoir en place. Pourtant ça n’arrête pas le rustre, qui lui pète la jambe. Alors Epictète crie un bon coup, puis lance  « tu vois, je t’avais prévenu ». Ce qui est super classe.
Sans doute faut-il, même dans le malheur, continuer d’éduquer les autres, en se foutant un peu de leur gueule ; un peu pour s’amuser, mais aussi pour les piquer dans leur orgueil, qu’il se mettent à réfléchir. Ça leur servira plus tard.

Ainsi, soit Epictète ne ressentit rien, soit il cria un bon coup. Soit il sut se dominer entièrement grâce à son super pouvoir de réflexion et de liberté de jugement ; soit il eut mal,  et cria, mais en gardant sa contenance. Soit Epictète fut un Dieu, et l’anecdote est une légende, un rêve de sage parfait et couillu forgé par les stoïciens ; soit ce fut un sacré bonhomme, et un modèle humain même pour les stoïciens.

Peut-être Epictète n’était-il à ce moment pas encore un stoïcien accompli, car toutes ces petites choses sont des adiaphora, des indifférents. Mais certains stoïciens professaient que les adiaphora incluent des préférables, qui sont simplement inutiles au bonheur. Par exemple, ne pas avoir une jambe cassée, c’est inutile au bonheur, mais préférable. M’enfin, comment être certain qu’Epictète était vraiment stoïcien, ou que je puis moi-même me montrer digne du stoïcisme ? Nous le verrons la prochaine fois, alors que nous chercherons comment nous assurer d’être de bons stoïciens grâce aux précieuses remarques d’Epictète.

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[1] C’est une blague de Montaigne, ou de Pascal.
[2] D’autant plus que hasard et contingence c’est la même chose.
[3] Ceci explique sans doute son succès auprès de certains phénoménologues, mais c’est une autre affaire.
[4] Il y aurait un problème à poser sur le fait que le cri est corporel, et donc ne relève pas de la liberté ; mais à vrai dire je ne suis pas au point sur les frontières entre âme et corps, sur la limite entre physique et psychologie chez Epictète.