De la discrimination des grandes écoles
Alain Minc et François Pinault ont cosigné un éditorial paru dans Le Monde, dans lequel le « consultant et essayiste » intellectuel et technocrate, et le « président d’honneur du groupe PPR » entrepreneur et capitaliste, crient leur indignation quant à la déclaration de la Conférence des grandes écoles (CGE) par laquelle celle-ci s’offusque du quota de 30% d’élèves boursiers qu’on souhaiterait leur imposer.
Les grandes écoles craignent en effet que cette mesure n’affecte le prestige de leurs établissements. Non pas qu’incorporer des étudiants issus des classes laborieuses et populaires, de la France qui se lève tôt, les effraient (quoique). Mais que ce principe de discrimination positive consistant à réserver d’office un certain nombre de places, un numerus clausus, à une certaine catégorie sociale, leur laisse à penser que certains candidats aux concours pourraient être admis plus à ce titre et moins à leurs compétences. Qu’un pauvre faible pourrait pour cette raison prendre la place d’un riche fort. Que ce système dénature par conséquent jusqu’à sa moelle la tradition de l’élitisme républicain où il revient au défavorisé, tel Charles Péguy, de vaincre les difficultés rencontrées pour s’élever dans la hiérarchie par ses seuls efforts. Qu’il met ainsi en péril méritocratie où l’on ne doit sa place qu’à ses seules habiletés indépendamment de tout critère social.
À ceci, Alain et François répondent qu’il n’y a rien à craindre de ce côté là. Que ce n’est que justice d’offrir plus de chance à ceux qui en manquèrent. Qu’un pauvre empochant son bac avec une mention bien dans un lycée de ZEP a sans doute plus de mérite qu’un riche ayant obtenu la mention très bien à Henri IV. Qu’il est légitime de compenser certaines inégalités de départ. Qu’il n’y a qu’à gagner d’une plus large ouverture sociale.
Il y a sans doute du vrai dans ces deux positions. Assurément, toute discrimination fosse le jeu. Assurément aussi, il y a plus de mérite si l’on a dû vaincre des difficultés que les autres n’ont pas connues.
Ce qui passe inaperçu en revanche, c’est le présupposé partagé par les deux partis, secrètement célébré : que si à vingt ans on a pas intégré une grande école, on a raté sa vie ; que pour réussir, il convient d’intégrer une grande école ; qu’ainsi plus tard, à cinquante ans, on pourra s’offrir une Rolex.
Peut-être que ce qu’il faudrait mettre et remettre en question, par-delà le mode de recrutement des grandes écoles, c’est le mode de recrutement de la société en général.
Est-il acceptable que la formation que l’on s’apprête à recevoir à l’aube de l’âge adulte détermine pour toujours le devenir des individus et soit porteuse d’un enjeu si lourd ? Que la question de l’accès aux grandes écoles importe à ce point pour qu’elle déchire la France en deux ? Qu’une seule ligne du CV − « je sors de X » − soit à jamais un critère discriminant encore plus inégalitaire que toute inégalité sociale ? Que des autodidactes plus capables puissent être moins payés, voire recalés, au profit d’incompétents en place simplement parce que issus d’ici ou là ? Que des études certainement aussi légitimes que celles réalisées dans les grandes écoles soient considérées comme dérisoires ? Que la voie des grandes écoles soit celle vers laquelle chacun doit se diriger en premier lieu ? Que les élites ne soient formées que par ces établissements, dans ce même moule ?
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11 janvier 2010 à 22:55 A ton avis?[Citer] [Répondre]
+1
je m amusais récemment du nombre d’ecrivains absolument et objectivement nuls et qui sont systématiquement presentés, tel un gage de leur qualité, comme normaliens par la presse écrite ou audiovisuelle
12 janvier 2010 à 9:53 Gnouros[Citer] [Répondre]
Cela rejoint la problématique de l’argument d’autorité. On préfère lire et écouter un tel en raison de son titre plutôt que de la valeur objective de ses œuvres. C’est sans doute plus simple : regarder les quelques lignes de la rubrique cursus du CV est rapide et à la portée de tous, plus que de porter un regard critique et raisonné sur les œuvres, actes et faits de la personne.
20 janvier 2010 à 16:56 Elfik[Citer] [Répondre]
Les quotas dans les grandes écoles ne sont qu’une mesure discriminante de plus. C’est en fait une solution facile qui part d’un constat très simpliste et en partie erroné selon lequel les grandes écoles seraient élitistes et donc nécessairement discriminantes. On fait ici des généralités, qui nuisent à l’intérêt de la France en dévalorisant les écoles concernée.
De ces généralités, il faut savoir faire quelques distinctions :
– Les grandes écoles ne sont pas discriminantes de part leurs épreuves d’entrée, elles sont simplement sélectives.
– Le réel problème vient d’une autre sélection qui est elle pécuniaire.
Les plus réputées des écoles d’ingénieur sont publiques et gratuites, mis à part des frais de scolarité comparables aux frais de scolarité réclamés dans les Universités, de l’ordre de 500 ou 600 euros par an. C’est le cas des écoles comme Centrale, les Arts et Métiers, ou les Mines par exemple.
Pour y entrer, deux années de classes préparatoires sont nécessaires et là encore, même système : la plupart des grandes prépas sont des lycées publiques et gratuits.
Il faut alors distinguer quelques cas particuliers :
L’Ecole Polytechnique, bien égalitaire de part son concours d’entrée, ne l’est pas de part la préparation à ce concours, quand on sait que la plupart des polytechniciens passent par la prépa Sainte Geneviève (Ginette pour les intimes) qui est une des exceptions du genre puisque école privée et extrêmement chère, dont les professeurs partagent leur déjeuner avec les professeurs de…l’Ecole Polytechnique.
D’où les 11% d’élèves boursiers à Polytechnique, contre 22% dans les écoles d’ingénieurs en général.
Restent les écoles de commerce où le prix du diplôme est généralement prohibitif pour tout élève boursier : par exemple 34.730 euros à HEC. D’où les 12% d’élèves boursiers dans les écoles de commerce.
Il faut pourtant noter l’effort d’HEC où les élèves boursiers sont désormais exempts de frais de scolarité. Pourvu que les autres écoles suivent l’idée…
5 février 2010 à
[…] du mérite républicain. Il s’avère qu’il s’accorde avec mon grand esprit sur la question des grandes écoles. En revanche, je ne suis absolument pas d’accord avec ce qu’il dit à propos de la […]
7 février 2011 à 1:03 William[Citer] [Répondre]
Elfik,
Je pense que ton analyse, quoique très pertinente du point de vue pécunier, pourrait être quelque peu approfondie du point de vue sélection. Effectivement, les grandes écoles sont sélectives, mais les prépas sont gratuites et les concours sont les mêmes pour tout le monde. Les concours ne sont donc pas structurellement discriminant, au contraire.
Je te rejoins sur ce point.
Cependant je voudrait attirer ton attention sur le fait que:
Les prépas recrutent leurs étudiants sur le niveau potentiel qu’ils auront aux concours. Sans aucune forme de discrimination. Elles veulent juste que leur niveau brut soit le meilleur possible aux concours.
Pour que le processus soit vraiment juste, il faudrait que le potentiel brut de chacun des élèves puisse être évalué de façon objective, et les élèves sélectionnés sur cette évaluation.
Hors pour réaliser cette évaluation les prépas s’appuient sur le dossier scolaire de l’élève se présentant. Et la apparaissent les discriminations quand au milieu social.
J’en ai répertorié 3:
– Les élèves des bons lycées sont conditionnés pour la prépa, tandis que les élèves des lycées les moins bons sont peu ou pas informés, ou alors découragés de faire des prépas. Et les meilleurs lycées ne se trouvent pas en ZEP. Mais dans le centre de Paris et à Versailles, les milieux riches et favorisés.
– Le milieu social intervient en outre dans la sélection dans le sens ou un lycée de ZEP ne PEUT pas offrir à ces étudiants la possibilité de réaliser leur potentiel scolaire. (Manque de moyen, profs jeunes et peu expérimentés, classes difficiles et indisciplinées, absentéisme, le tout auto entretenu par le contexte social difficile des cités.)
==> Le potentiel brut des étudiants de ZEP ne PEUT PAS être mesuré efficacement par les directeurs des prépas. Dès lors ceux ci ne vont pas prendre de risque à choisir un étudiant de ZEP dont ils ne peuvent pas mesurer le potentiel, alors qu’ils savent grâce à leurs statistiques internes que un élève de Hoche à 40,51% de chance d’aller dans une grande école (Chiffre donné au hasard)
– Enfin les élèves venant de milieux favorisés ont souvent des parents qui connaissent bien le système, car ils sont généralement passés par la. Et ils savent tirer toutes les ficelles pour en faire profiter leurs enfants.
Voila. Pour faire une métaphore, je te dirais que c’est comme ci les grandes écoles voulaient évaluer la vitesse à laquelle courent les étudiants. Pour ce faire elle tracent une ligne (Objective, attention) et se disent que les premiers arrivés sont techniquement ceux qui courent le plus vite. Malheureusement de nos jours tout le monde ne commence pas sur la même ligne de départ…
A mon sens donc le problème de la sélection n’est pas lié qu’aux grandes écoles. C’est un problème structurel du Système scolaire dans son ensemble, et en particulier de la carte scolaire lors des études avant le bac. C’est aussi et surtout le problème des cités HLM, véritables ghettos à la française qui contribuent à créer ce contexte défavorable à la scolarité dans les ZEP.
Pour finir, je voudrais rappeler que les HLM ont été une idée d’un gouvernement pour réduire la pauvreté, loger les gens efficacement. Cette idée à clairement fait son temps.
Il est temps d’en avoir de nouvelles. A nous de chercher non?
Dans l’espoir d’avoir apporté un commentaire constructif,
Bien Cordialement,
William
11 février 2011 à 19:11 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Je vais certainement me faire huer, mais la question que je continue de me poser reste toujours la même, à savoir le pourquoi de cet attachement très français aux grandes écoles ? On a le sentiment que la seule voie possible est d’en intégrer une. Or, je tiens à dire à nos lecteurs et à les rassurer qu’il n’y a pas de honte à ne pas en intégrer une. On peut faire la fac ou même être autodidacte : c’est tout autant honorable. On peut même faire la fac et ne pas avoir ses concours (agrégation et capes), c’est tout à fait honorable également.
Bien au contraire. On peut même être plus compétent sans avoir jamais mis les pieds dans ces endroits de prestige où un tel autre aura été admis. On peut même être plus compétent que lui.
Car d’ailleurs, qu’apprend-on au final dans ces fameuses grandes écoles ? Bien sûr, il faudrait nuancer en fonctions des lieux. Mais au final, une grande école, qu’est-ce ?
1) C’est en premier lieu un réseau (qui parfois se paye très cher ; quand il est gratuit – bourses ou autre -, la sélection se fait sur certaines connaissances qui sont possédées majoritairement avant tout par ces mêmes personnes qui auraient parfaitement pu payer les droits d’entrée, pour tout un tas de raisons sociologiques qu’on explicitera pas dans cette parenthèse déjà trop longue et qu’il est grand temps de fermer), où l’on se fait un carnet d’adresses (comme dans les grandes universités américaines). On s’agrège aux happy few ayant usé leurs culottes sur ces mêmes lieux plusieurs années auparavant. On gagne le droit de pouvoir mettre sur son CV : certifié X, et ainsi l’assurance de pouvoir plaire au recruteur qui sera passé par le même chemin.
2) Et en second lieu, c’est un endroit où on apprend davantage à intégrer une certaine structure comportementale qui est celle des élites dirigeantes du monde de l’entreprise (manager, cadre, directeur, etc), que certaines connaissances par simple amour de celles-ci. On y est formé, modelé, moulé. On s’attend à ce qu’on sorte de ces lieux en agissant comme un dirigeant.
Dans les deux cas, ça ressemble beaucoup à de la reproduction sociale : d’abord un ticket d’entrée cher (qu’il soit payant ou pas) pour filtrer, admettre et regrouper entre elles uniquement les personnes ayant les mêmes valeurs ; une usine comportementale ensuite cherchant à rendre identiques les individus y entrant.
Pourquoi alors tant tenir à intégrer ce genre d’endroit odieux ? Certainement pour réussir. Mais alors mieux vaut peut-être échouer – du moins à leurs yeux.
11 février 2011 à 19:27 Luccio[Citer] [Répondre]
On sent l’homme qui a goûté aux délices d’une faculté où l’enseignement est inutile. Mais s’est-il attaché à cette inutilité ?