Arthur SchopenhauerLa civilisation veut que l’on se coiffe, que l’on se débarrasse de l’excédent capillaire, pour des raisons certainement similaires à celles qui faisaient supposer à Schopenhauer qu’on se rase. Or, les enfants ne sont pas en mesure de se couper les cheveux eux-mêmes, surtout depuis que le politiquement correct et Françoise Dolto ont interdit qu’on les laisse jouer avec des ciseaux, des allumettes et des revolvers. Il revient souvent à un tiers de s’occuper de cette tâche.

L’homme est en effet un être de culture. Seul, il ne peut rien, et il peut encore moins lorsqu’il n’est qu’enfant. Même Romulus et Rémus, Mowgli et Tarzan eurent besoin d’être élevés et éduqués par des tiers, que ce soit une louve (qui peut-être, à en croire certaines sources, était une prostituée) ou un singe (d’après les mêmes sources, peut-être un travesti).

Tout petits, les enfants sont parfois coiffés incestueusement eux-mêmes par leurs parents, sans que ceux-ci ne se soucient grandement de la valeur esthétique de leur production. On conçoit qu’il est un âge où cela importe encore peu, un âge où l’enfant n’est pas encore moqué de par son apparence, un âge où la normalisation normalise encore mal, et l’on se contente de couper assez court, par superstition hygiéniste (Que n’a-t-on fait par superstition hygiéniste ? Circoncision, sport, gymnastique !), par commodité pratique (no pasaran, les chewing-gum yankees collés), par conformisme social (« il faut parce qu’il faut »).

Mais cet âge passe vite. Certains parents n’en accordent même pas le temps à leurs enfants. Très vite, ils investissent la coupe de cheveux de leur progéniture. Ils s’ingèrent dans les mèches, épis et autres poux. La coupe de cheveux devient un enjeu majeur. Un plan commence à devenir tangible : les mèches sont coupées et coiffées non plus anarchiquement mais méthodiquement en vue d’une certaine fin esthétique.

Bertrand RussellIl est d’usage que l’on confie alors cette tâche à ce professionnel bien particulier que l’on nomme le « coiffeur » (pareillement à l’une des célèbres illustrations du paradoxe de Russell, il convient de se faire couper les cheveux par cet autre, le coiffeur), quoique certains parents (souvent des pauvres, qui ne devraient pas avoir d’enfants, hormis s’ils restent prolétaires ; parfois des riches, par simple excentricité) persistent à se substituer à lui avec une réussite aléatoire.

Cependant, que l’on confie la réalisation de la coupe de cheveux à un tiers ou qu’on la réalise soi-même, les parents en demeurent à chaque fois les auteurs : la nuance porte simplement sur l’exécutant, sur l’acteur (voir Thomas Hobbes, Léviathan, où le peuple est auteur de la loi bien qu’il n’en soit pas l’acteur) qui varie, et qui ne fait qu’exécuter des ordres au sujet desquels on ne peut déroger.

La coupe de cheveux de l’enfant reste donc toujours, à ce stade là, dans l’hétéronomie. Il ne choisit pas comment il veut être coiffé : il le subit. À chaque fois, la tutelle des parents est présente et tangible.

Toutefois, l’enfant est parfois consulté. « Comment voudrais-tu être coiffé ? » La réponse peut varier : comme les copains, comme mon frère, comme David Hasselhoff à la télé, etc. D’une manière générale, « comme quelqu’un » : quoique la réponse provienne de la bouche de l’enfant, celle-ci est donc encore dans l’hétéronomie. Qui plus est, les parents peuvent décider de ne pas écouter l’enfant, de réprimer sa créativité lorsque celle-ci est par trop fantasque.

Le dernier mot revient par conséquent toujours aux parents. Quand bien même ils écouteraient l’enfant, c’est eux qui auraient choisi de l’écouter. L’enfant croit alors être libre, être autonome, bien qu’en fait il n’ait opté que pour un choix qui convenait à ses parents : à l’évidence, certaines options auraient été inenvisageables et auraient buté contre le veto parental – et si elles ne l’avaient pas été, on aurait sûrement pu douter de la compétence des parents (petite remarque pouvant subrepticement ouvrir à un très large débat qui sera fermé ici par cette parenthèse).

Vient alors l’époque où les parents n’accompagnent plus leurs enfants chez le coiffeur. Ces derniers sont en âge de marcher, de rentrer de l’école tout seuls sans se faire violer par le premier pédophile venu, d’acheter le pain pour maman et les cigarettes pour papa en revenant, le tout en rendant même la monnaie sur le billet qu’on leur avait donné.

Tous les mois, tous les quinze jours, toutes les semaines ou parfois simplement tous les ans, on les commandite. Un gros billet dans la main. « Va chez le coiffeur ! Et n’oublie pas de ramener du pain et des cigarettes pour papa ! Et tu me rends la monnaie ! » Arrivé chez le coiffeur : « – Comment je vous [1] les coupe [2] ? – Euh… » La réponse qui clora ce « Euh » dubitatif s’éternisant peut déterminer à jamais le devenir de l’enfant.

Johnny HallidayRéponse A : « Comme d’habitude ! ». Sans doute l’option la plus fréquente. L’enfant a intériorisé la contrainte parentale. Son surmoi est formé et bien formé ; il l’accompagne jusque chez le coiffeur. Alors qu’il est autonome, dans une situation où il fait l’expérience de sa liberté, où il pourrait désobéir, l’enfant choisit la soumission à ses parents qui ne sont pas présents, la perpétuation de ce qui a toujours été, la tradition. (Ce qui n’est pas nécessairement mauvais en soi, loin s’en faut.) Variantes : « Ma maman elle m’a dit comme ça ! » ; « Mon papa veut que je ressemble à Johnny ! »

Tokyo HotelRéponse B : « J’aimerais bien comme ça ! [sous-entendu : mes parents voudraient bien comme ça, mais moi je préfère comme ça, et comme ils m’ont pas accompagné, je fais ce que je veux, et si papa il est pas content, il a qu’à aller acheter ses cigarettes lui-même d’abord !]  » Option moins fréquente, mais qui le devient hélas ! de plus en plus, tant d’un point de vue ontogénétique, au fur et à mesure que l’enfant se transforme en cette créature affreusement abjecte qu’est l’adolescent effronté, que phylogénétique, au fur et à mesure que la race dégénère, s’affaisse, s’amollit et se rebelle, que la civilisation se corrompt et s’enfonce dans sa frange encore et toujours plus, et ce surtout depuis Mai 68. Variantes : « Je veux ressembler à Tokyo Hotel ! » ; « Je veux être coiffé pour danser la tecktonik ! » – et mes parents n’auront rien à dire.

Ces deux options sont antinomiques mais ne s’excluent nullement. On assiste rarement à un choix entièrement asservi à l’autorité parentale sans que ne s’y exprime une certaine liberté, et il est encore plus vrai qu’un choix se concevant lui-même comme l’expression d’une autonomie radicale est rarement débarrassé de toute hétéronomie. Les choix A et B représentent plutôt les deux extrémités d’un continuum sur lequel on pourrait placer tel ou tel choix, qui serait soit plus proche du conservatisme, soit plus proche de la rébellion.

À ce stade de l’analyse, la coupe de cheveux enseigne déjà beaucoup sur la construction psychanalytique d’un individu, lorsqu’il se trouve encore quelques pas avant le seuil de l’âge adulte. Elle est un bon indice de la force du surmoi et de la résistance que le sujet lui oppose. La coupe de cheveux n’est rien d’autre qu’une modification corporelle prométhéenne démiurgique (pas moinsse) au sujet de laquelle les parents ont, durant un temps non négligeable, tout pouvoir sur leurs enfants. Lorsqu’un jour vient l’occasion pour l’enfant de choisir entre la pilule rouge, qui lui permettra de s’évader des chaînes parentales qui le maintiennent attaché au fond de la caverne de l’autorité, et la pilule bleue, qui au contraire le replongera dans l’obscurité de la tutelle d’autrui, il est face à un choix déterminant en tant qu’il est un être-capillaire.

Ce premier choix entre conformisme et rébellion capillaire n’est cependant pas définitif. L’enfant, une fois adulte, aura maintes occasions d’y revenir. Presque tous les matins, en même temps que d’autres se rasent en songeant à la présidence républicaine, il peut songer à fomenter une micro-révolution psychanalytique : soit retourner dans le conformisme s’il s’en était évadé, soit s’en échapper s’il y était toujours ; soit ne pas songer du tout à un quelconque changement, soit qu’il se trouve bien tel qu’il est actuellement (soit qu’il ait rompu avec la tradition, soit qu’il s’y soit conformé), soit qu’il réprime ces méchantes aspirations tentatrices du « ça ». Ça fait certes beaucoup de « soit ». Mais précisément : c’est « ça » qui fait que le peignage du soi soit un acte déterminant pour la liberté du sujet. Oui.

L’étude historique de la coupe de cheveux d’un sujet fournit par conséquent des informations très pertinentes. Des précédentes réponses A et B, on peut en déduire deux profils radicalement opposés, tous deux également extrémités d’un continuum sur lequel les individus se répartissent.

Adolf Hitler– La coupe de cheveux parménidienne : celle qui est toujours la même. Un adulte qui, au crépuscule de sa vie et malgré la calvitie, s’escrime à toujours vouloir se coiffer de la même manière que ses parents (morts depuis bien longtemps) l’ont coiffé dès ses premiers cheveux. On pourrait en déduire un asservissement complet et total au surmoi, à l’autorité, à la tradition. Certainement un conservateur sur le plan politique, voire un fasciste. Exemple canonique : Adolf Hitler, qui, dès ses premiers cris de nouveau né, possédait une raie sur le côté, et même, selon certains, cette petite moustache si caractéristique.

Jacques Mesrine– La coupe de cheveux héraclitéenne : celle qui toujours change. Un adulte qui se plairait à toujours tordre le cheveu de telle façon que l’on pusse douter, à se rappeler de comment il était coiffé enfant, qu’il est cette même personne. Il s’agit d’une émancipation totale de la tutelle surmoïque parentale, mais qui conduit par contrecoup, non pas à une liberté complète et responsable, mais à une obéissance presque passive à ce contre quoi le surmoi venait faire résistance. On a alors affaire à un individu insoumis, instable, impulsif voire compulsif. Quelqu’un qui refuse toute obéissance aux règles de la société, un être associable, sociopathe, qui ne suit que les ordres dictés par ses pulsions. Exemple archétypal : Jacques Mesrine, le criminel aux mille visages, que même sa mère ne reconnaissait plus.

Sans pour autant tomber dans une fallacieuse généralisation capillotractée (« tirée par les cheveux »), il est permis d’affirmer que, au moins d’un point de vue capillaire, tous les individus se répartissent sur ce continuum surmoïque qui, d’Adolf Hitler, conduit à Jacques Mesrine.

Jacqueline StalloneCette analyse psychanalytico-capillaire reste évidemment bien incomplète pour qui voudrait parvenir à lire dans les coupes de cheveux aussi bien que Jacqueline Stalone lit dans les poils de cul et les raies des fesses. Il conviendrait en effet d’y adjoindre certaines explications annexes. La coupe de cheveux a ainsi beaucoup à dire sur le statut qu’un individu accorde à son corps. Que l’on opte pour telle ou telle coupe de cheveux, que l’on déroge ou non à l’autorité parentale, n’est pas non plus neutre, et est certainement un marqueur sociologique important. Qu’on laisse les cheveux libres ou qu’au contraire on les contraigne par la technique pourrait révéler le rapport sous-jacent qu’un sujet entretien avec la nature et la culture (voir Schopenhauer). Tout ceci sera l’objet de prochains chapitres.

Pour l’heure, concluons par cette maxime que Dali avaient fait sienne, et dont les moustaches attribuaient la paternité textuelle à Freud : « Est un héros celui qui se révolte contre l’autorité paternelle et la vainc. »

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[1] Le coiffeur du village s’amuse parfois à vouvoyer les enfants pour des raisons pernicieuses.

[2] Le coiffeur apprécie également de glisser ici et là des sous-entendus castrateurs pour des raisons tout autant pernicieuses.

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