Les PIQSOU 1 : Chères lectrices, chers lecteurs, je vous propose un Morbleu en quatre temps, afin d’égayer votre été d’une activité rédactionnel riche, d’alléger mes gros pâtés de prose, et d’entretenir l’illusion d’un Morbleu pas encore tout à fait moribond (même si nous fîmes récemment, à trois compères, deux photos : l’une de la rédaction de Morbleu, l’autre du lectorat ; je vous laisse deviner la photo où nous étions deux, et celle où il était un). Au quatrième temps, vous saurez pourquoi « PIQSOU ».

Le savoir et la pensée

Selon Kant — ce premier texte évoque Kant et Leibniz, à la fois figures tutélaires et prétextes à créer la première partie de mon raisonnement — il faut distinguer le savoir et la pensée ; par l’opération de la raison. En journée, la raison est un rudo qu’il faut nommer entendement, un acharné au savoir, à mêler correctement les sensations et imaginations pour connaître le monde : la pomme au sol était dans l’arbre, la bille est sur le plan incliné, et la chute de la bille suit une parabole. Voilà les savoirs… mais le soir venu, la raison pense : la voilà reine du bal, se lançant dans les valses les plus belles, au bras des concepts les plus fous, les plus flous, les plus filous ; ils se nomment Dieu, Monde ou Liberté, et lui présentent leurs amis. La raison s’enivre de pensée : elle pense, elle invente, elle imagine. Ce qu’on ne sait pas encore, comme ce qu’on ne peut pas savoir, il faut le penser.

En avant la cohérence !

Au temps de ses quarante-neuf printemps, Kant imaginait qu’on pouvait tout connaître. A cet époque, c’était un Leibnizien. Selon Leibniz, en droit, c’est-à-dire idéalement, on peut tout connaître, c’est-à-dire produire une idée claire et distincte de toute chose :  penser, c’est connaître (et plus sûrement, connaître, c’est penser) ; même si, dans les faits, il faut se contenter d’idées claires plus ou moins distinctes et confuses, le travail de l’entendement et de la raison est associée à l’emploi des images et des mots.

A ce sujet, Leibniz propose une méditation sur la connaissance à trouver dans les Opuscules philosophiques choisis. Et ce serait déjà extraordinaire que certains d’entre vous la lisent : son intelligence vaut bien des livres.

« Une connaissance est ou obscure, ou claire ; une connaissance claire est ou confuse ou distincte ; une connaissance distincte, inadéquate ou adéquate ; et, en outre, ou symbolique, ou intuitive ; et celle qui est à la fois adéquate et intuitive est tout à fait parfaite.

[I Notions obscures, claires, confuses et distinctes]

Une notion est obscure, qui ne suffit pas à la reconnaissance de l’objet qu’elle représente : soit le souvenir de quelque fleur, ou d’un animal que j’aurais vu autrefois, mais pas assez pour reconnaître l’exemplaire donné et pour le distinguer d’un exemplaire voisin […]. Une connaissance est donc claire, si j’ai par elle la possibilité de reconnaître l’objet qu’elle représente, et, à son tour, elle est confuse ou distincte. Confuse : quand je ne peux [pas] énumérer séparément un nombre de caractères suffisants pour distinguer l’objet des autres objets, bien qu’il ait en réalité de tels caractères, et qu’il possède des éléments en lesquels on pourrait analyser sa notion : tels les couleurs, les odeurs, les saveurs, et les autres objets propres aux différents sens ; nous les connaissons, certes, assez clairement, et nous les discernons les uns des autres, mais par le simple témoignage des sens, et non, à vrai dire, par des caractères exprimables ; nous ne pouvons, par exemple, expliquer à un aveugle ce qu’est le rouge ; ce sont là choses que nous ne pouvons aussi rendre manifeste à d’autres, sauf en les conduisant en présence de l’objet pour qu’ils voient, sentent et goûtent comme nous, ou bien, tout au moins, en faisant appel à leur souvenir d’une perception de même nature. […] De même, nous voyons les peintres et les autres artistes capables de reconnaître exactement une œuvre bonne ou mauvaise, sans pouvoir cependant rendre raison de leur jugement ; si on leur pose la question, ils disent que dans ce qui leur déplaît, ils réclameraient un je ne sais quoi.

Par contre une notion distincte ressemble à celle que les essayeurs de métaux ont de l’or ; ils l’obtiennent par des caractères et des moyens de contrôle qui suffisent à le distinguer de tous les corps analogues ; [autres exemples] il en de même de nos notions communes à plusieurs sens, comme celle du nombre, de la grandeur, de la figure ; de même, d’un grand nombre d’affection de l’âme, comme l’espoir, la crainte ; ou, en un mot, de tout objet d’une définition nominale, simple énumération des caractères suffisants.

[II Notions distinctes : les adéquates parce que simples, les composées et plutôt inadéquates]

Cependant, on a aussi une connaissance distincte d’une notion indéfinissable, quand celle-ci est primitive, à savoir quand elle est à elle-même sa propre marque ; autrement dit quand elle est inanalysable, intelligible seulement par soi, et, enfin, n’a nul besoin d’éléments nécessaires à son explication.

Soient maintenant les notions composées. Pris un à un, les caractères qui les composent peuvent être connus parfois clairement, sans doute, mais en même temps, confusément, comme sont la densité, la couleur, l’action de l’eau-forte, et tout ce qu’on sait d’autre sur l’or : une telle connaissance peut être distincte ; elle est quand même inadéquate.

Mais quand tout ce qui rentre dans une notion distincte est, à son tour, connu distinctement, autrement dit, lorsque l’analyse est bien poussée jusqu’à son terme : la connaissance est adéquate ; et je ne sais si les hommes peuvent en donner un exemple parfait ; cependant, la connaissance des nombres en approche fort.

[III Que nous pensons à travers des caractères : le symbolique et l’intuitif]

Mais souvent, surtout dans une analyse un peu longue, nous ne saisissons pas l’objet de la pensée, d’un seul coup, dans toute sa nature, mais à la place nous utilisons des signes, et nous omettons d’habitude, par abréviation, de préciser dans notre conscience présente leur conception explicite, sachant, ou croyant, que nous l’avons en notre pouvoir. Soit ma pensée d’un chiliogone, ou polygone de mille côtés égaux ; je ne considère pas toujours en elle la nature du côté, ni de l’égalité, ni du nombre mille ou cube de dix ; mais ce sont ces mots-là (dont le sens, s’il se présente à l’esprit, le fait en tout cas obscurément et imparfaitement), que j’emploie, au lieu des idées correspondantes ; je les emploie parce que je me rappelle posséder leur signification, et que, de plus, leur conception explicite n’est pas immédiatement nécessaire. Cette pensée, j’ai coutume de l’appeler aveugle, ou encore symbolique ; c’est celle dont nous usons en algèbre et en arithmétique, et même presque en toutes choses.

Assurément, quand une notion est très complexe, nous ne pouvons penser du même coup toutes les notions qu’elle renferme : quand cependant la chose est possible, ou du moins, pour autant qu’elle l’est, j’appelle cette connaissance intuitive. »

Leibniz, Méditations sur la connaissance, la vérité, les idées, trad. Paul Schreker, 1684

Ainsi, pour Leibniz, tout peut se connaître, avec les notions adéquates, que notre petit esprit fini ne possède pas de facto. Bon, Leibniz c’est le génie ambitieux, le type qui aurait pu se lancer dans les armes et devenir Serge Dassault mais qui commença ses études par le Droit, afin de réconcilier Catholiques et Protestants. C’est un des rares gars qui propose une défense de Dieu (qui est bon, tout puissant, et pourtant laisse le mal exister) pour sauver Dieu et défendre les hommes. Il m’émeut. Comme vous avez pu le lire ci-dessus, il est tellement rationnel que c’en est presque fou : Leibniz, c’est le faîte, c’est le comble de la raison. Double jeu de mot !

Pour penser, il faut ordonner des caractères, il faut s’exprimer avec cohérence. Leibniz aime la raison ; il aime ce qui raisonne, il aime la cohérence, il aime les raisonnement bien ordonnés ; il aurait inventé le mot « ordinateur ».

Calmons-nous

Jean-Baptiste Botul, La vie sexuelle d'Emmanuel KantTel était le monde où Kant grandit. Mais un jour il s’en extirpa ; la pilule rouge s’appelait David Hume. (Oscar Gnouros me dit un jour qu’il eut mieux valu qu’il goûte à nos petites pilules bleues). « Tout n’est pas connaissable », lui susurra Hume dans son sommeil ; une fois le petit Emmanuel réveillé, il se dit que c’était vrai, et que cela s’appliquait aux idées de Hume.

Hume mesure ses pensées à l’aune de ses idées, qu’il mesure à l’aune de ses sensations ; Kant mesure ses pensées à l’aune des opérations de l’entendement (qu’il observe par exemple dans les mathématiques). L’un est associé au scepticisme, à l’empirisme et au naturalisme (trop de mots : je n’ai une notion que faiblement distincte de la philosophie de David Hume), l’autre au rationalisme critique. Car Kant kiffe l’entendement, vous voyez ; mais il le sent limité, aux seuls objets d’une expérience possible (en gros à ce qui est spatio-temporel). L’un et l’autre vous disent que la pensée va trop loin pour elle ; Hume conseille de foutre au feu tout ce qui cause d’objets abstraits différents des nombres (lisez vous-même le dernier paragraphe de son Enquête sur l’entendement humain) ; Kant rappelle que la pensée n’est pas le savoir.

La pensée peut guider le savoir (quand elle ne l’égare pas), mais ne s’y substitue pas. Un combat Leibniz-Kant commence alors, car certains objets métaphysiques sont susceptibles d’un discours rationnel, dont l’un accorde qu’il est sans doute inadéquat, et l’autre qu’il ne peut produire aucun savoir. Trop réfléchir peut nuire, car la cohérence illusionne.

« La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide. C’est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible parce que ce monde oppose à l’entendement trop d’obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le vide de l’entendement pur. »

A votre avis, de qui est-ce ?

Cette querelle ontologique me rappelle toujours à la méfiance vis-à-vis de la cohérence : elle est notre outil, mais il faut s’en méfier. Je joue souvent à rejouer le combat que Kant livra à Leibniz (je vous épargne la réponse, assez leibnizienne, de Hegel à Kant), mais à des niveaux moins ontologiques. Il faut se méfier, dans nos discussions politiques ou scientifiques, de l’attrait de la cohérence. Leibniz n’aurait pas dit le contraire, puisque la pensée symbolique peut proposer des apparences de cohérence et singer les discours réellement adéquats.