On ne naît pas doté du sens commun : on le devient
Imaginez Adam, le premier jour de sa vie, adulte et sachant parler. Il voit Eve et veut lui dire qu’il est heureux d’être avec elle dans le jardin d’Eden. Mais il est arrêté par un doute : « Dieu m’a donné un langage et il a dû donner le même à Eve, mais comment savoir si Eve comprendra ce que je lui dis ? Je veux lui dire que je suis heureux, mais peut-être qu’elle ne met pas le même sens que moi derrière le mot « heureux ». Peut être que le mot « heureux » désigne chez elle un sentiment très différent de celui auquel je pense. Comment savoir si nous nous comprendrons ? » Ce problème concerne toute communication.
Ce qu’il manque à Adam, c’est le « sens commun », c’est-à-dire la capacité à se faire comprendre et à savoir qu’il va être compris. Dans les conversations courantes, l’expression « sens commun » désigne l’ensemble des croyances partagées par une communauté. Ce sens commun est collectif sans être universel. Il est souvent critiqué pour son aspect borné. D’autre part, il véhicule des croyances qui se révèlent parfois être fausses, comme l’idée que la terre est plate ou que le ciel pourrait nous tomber sur la tête. Mais le sens commun qui manque à Adam dans notre fable n’est pas exactement celui-ci. Il est plutôt la condition de celui-ci : pour que les croyances puissent être véhiculées dans la communauté, que différents individus puissent penser les mêmes choses et être assurés qu’ils pensent les mêmes choses, il leur faut une compétence de partage des croyances. Il y a fondamentalement deux façons de concevoir cette compétence : elle est innée ou elle est acquise. Si elle est innée, deux possibilités s’offrent à nouveau : elle peut être liée soit à un ensemble de facultés communes, soit à un ensemble d’idées innées. Chacune de ces solutions a ses problèmes.
Avoir les mêmes facultés cognitives ne garantit en rien que les contenus des croyances soient les mêmes d’un esprit à un autre. Si je vous demande d’imaginer une licorne, je sais que vous allez forger l’image d’un cheval muni d’une corne, je table sur l’hypothèse que vous avez la même faculté d’imaginer que moi. Mais si c’est bien le cas, je n’aurai pas à l’esprit votre image : votre licorne sera peut être jaune, géante et noble, alors que la mienne sera blanche, naine et vulgaire, la différence des images tenant au fait qu‘elles sont toujours un état mental singulier. Or, c’est justement l’incapacité à savoir ce que vous pensez qui constitue la limite en deçà de laquelle il n’y a pas du sens commun.
Avoir des idées innées expliquerait bien comment des contenus mentaux peuvent être identiques d’un esprit à l’autre : ils seraient communs à toute l’espèce humaine et implantés en nous dès notre naissance. Mais il n’y a pas besoin de beaucoup voyager pour constater que les limites du sens commun sont souvent délimitées par celles de la communauté. Le sens commun n’est pas universel, et c’est pourquoi il est difficile de considérer qu’il soit nativement en nous. La solution rationaliste à ce problème consiste, depuis Platon, à distinguer le sens commun particulier d’une communauté (l’opinion) et le sens commun qui transcende les communautés : l’intellect qui a en lui des idées innées universelles [1]. Mais cette solution jette le bébé avec l’eau du bain puisqu’elle n’explique pas comment, au sein d’une communauté particulière, les individus peuvent partager les mêmes croyances. Cela n’était d’ailleurs pas le problème de Platon. La difficulté du sens commun, c’est qu’il est partagé sans être universel.
Tournons-nous vers l’autre type de solution : le sens commun est acquis. Nous nous comprenons en suivant les mêmes règles sémantiques et nous acquérons ces règles par un apprentissage qui est d’emblée social. On nous a appris en quel cas il faut dire « maison » et en quel cas il faut dire « tarte aux fraises », et celui qui dirait « tarte aux fraises » en désignant une maison aurait, comme on dit, perdu le sens commun. La difficulté avec ce type de solution est : comment avons-nous pu comprendre les mêmes règles ? Cette difficulté est liée à une ambigüité conceptuelle attachée au verbe comprendre. Si « comprendre » quelqu’un signifie avoir le même contenu mental que lui, aucun critère ne nous permet de savoir si nous comprenons quoi que ce soit puisqu’il est impossible de se transporter dans l’esprit des autres pour comparer notre état mental au leur. Mais si l’on cesse de considérer la compréhension comme un état mental privé, la difficulté s’évanouit : comprendre signifie suivre une règle [2], c’est moins un état mental particulier qu’une compétence vérifiable à travers des actes. Le professeur demande à l’élève de continuer la suite « 2,4,6 ». Si l’élève répond « 8,10,12 », le professeur sera satisfait, il ne cherchera pas à scruter ce que l’élève a dans l’esprit, il vérifiera simplement l’application de la règle n+2 dans les circonstances appropriées. Le sens commun serait donc un ensemble de règles partagées. Ces règles étant apprises socialement, elles se limitent aux frontières d’une communauté particulière.
Le sens commun peut être appréhendé à partir du moment où l’on se détourne de la conscience individuelle qui scrute ses états mentaux pour observer les individus dans leurs interactions. Autrement dit, étudier le sens commun suppose d’avoir une conception externaliste de l’esprit, qui observe l’esprit dans ses manifestations extérieures plutôt que dans sa réflexion intérieure. Le problème que se pose Adam peut être résolu s’il observe les expressions d’Eve : si elle lui dit être heureuse, elle aura un comportement reconnaissable, elle lui fera par exemple un sourire. Mais ce qu’il manque à Adam dans notre fable, c’est la connaissance d’Eve, puisque la compétence à comprendre et à être compris repose sur la maîtrise de règles sémantiques : il lui faudrait ainsi savoir si Eve maîtrise les mêmes règles. Dans le cas où elle ne les maîtriserait pas, ils pourraient néanmoins en instituer de nouvelles qui leur soient communes.
Dans cette conception, le sens commun est donc conventionnel : c’est une compétence acquise en société. Nous avons ainsi résolu le problème de savoir comment des individus peuvent se comprendre au sein d’une même communauté. Mais cela pose le problème de savoir comment les individus peuvent se comprendre d’une communauté à une autre. Faut-il qu’ils partagent les mêmes règles de vie en commun ? Y a-t-il des formes d’ententes qui transcendent les limites des communautés particulières ? Y a-t-il des règles communes aux diverses communautés ?
Ce problème est bien envisagé par Quine lorsqu’il pose la question d’une « traduction radicale » [3]. Imaginons un linguiste qui arriverait dans une tribu totalement inconnue et dont la langue n’a rien de commun avec les langues qu’il connait. Si celui-ci s’attèle à la tâche de comprendre la langue indigène, il ne dispose d’aucun manuel de traduction, et c’est lui qui doit écrire ce manuel. C’est cette absence de manuel de traduction qui rend la traduction « radicale ». Quine imagine une situation de traduction radicale : « Un lapin détale dans la garenne à proximité ; l’indigène dit « Gavagai », et le linguiste note dans ses tablettes le mot « lapin » en face de « gavagai » ou peut être « Tiens, un lapin » (…) » Quine note ailleurs que le terme « Gavagai » pourrait aussi bien être « animal qui court », « proie pour la chasse », « segment spatio-temporel de lapin »… Les hypothèses peuvent se multiplier.
Ce qui permettra au traducteur de choisir une hypothèse plutôt qu’une autre, c’est selon Quine de la confronter à d’autres hypothèses concernant les locutions indigènes, confirmées dans les discussions avec les indigènes eux-mêmes. Le linguiste devrait ainsi arriver à traduire des bribes de langue par la méthode des essais et corrections jusqu’à constituer un manuel de traduction. Cette situation montre qu’en partant d’une ignorance totale des règles sémantiques d’une langue étrangère, il est possible d’apprendre ces règles. Ce qui rend possible cet apprentissage est d’une part un ensemble de « dispositions au langage » spécifiques à l’espèce humaine, mais comme nous l’avons vu, ces dispositions ne suffisent pas à constituer un sens commun. Par contre, Quine suppose une coopération du linguiste et de l’indigène. Une telle coopération peut-elle se passer d’une compréhension pré-linguistique par des signes comme par exemple le signe d’ostension (l’indigène peut tendre le doigt et dire « gavagai ») ? Quine considère l’apprentissage du langage sur le modèle stimulus-réponse d’une part et correction sociale des réponses d’autre part. Le geste d’ostension lui-même n’acquiert de sens que dans cet apprentissage, tendre le doigt devant le lapin pouvant aussi bien signifier « attrape-le » que « regarde-le ». Cela semble suffisant pour se dispenser de l’hypothèse d’une compréhension pré-linguistique. Par conséquent, le sens commun n’est pas une disposition naturelle, il dépend de la langue établie par une communauté sur les dispositions linguistiques naturelles. Il y a donc plusieurs sens communs et ils requièrent un apprentissage.
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[1] Platon, Ménon
[2] Je suis ici les analyses de Wittgenstein dans les Investigations philosophiques, §138 à 155
[3] Quine, Le mot et la chose
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1 février 2011 à 23:35 Luccio[Citer] [Répondre]
Cher Philon Junior,
tu me permets de te tutoyer et de t’appeler Philon ?
Et bien Philon, pour commencer, et même si je ne suis qu’un subalterne, je te souhaite la bienvenue.
Ce texte est vachement bien. Et je le dis d’autant plus volontiers qu’il est vraiment vachement bien. Clair, recherché et pas cuistre.
Oscar doit être vachement content d’avoir recruté quelqu’un de ton calibre, ça lui change d’un bonhomme qui habille ses états d’âme avec du fatras philosophique. Mais tant que nous serons trois, je demande à être Robin pendant que tu seras Batgirl… ah non ça c’est nul. Je serais Nightwing, et toi tu seras Robin, Batgirl, le commissaire Gordon ou Alfred, comme tu veux. Voilà qui est un peu plus sérieux.
Enfin, j’ai surtout une question. Si on adopte le concept de sens commun que tu proposes ici à partir des travaux de Quine, qu’arrive-t-il au pauvre Adam que tu as abandonné au début de l’article ?
Comment Adam montre-t-il à Eve qu’il est heureux ? J’ai bien une idée, mais c’est un peu grivois.
Doit-il passer par des concepts plus simples pour construire avec elle le sens commun jusqu’à atteindre l’idée d’être heureux qu’il a déjà en tête ? Ou cet Adam n’est-il qu’une fiction car il ne saurait être heureux sans que le sens commun l’informe de l’existence d’un tel état (dont le concept semble naître avec le sens commun et jamais lui pré-exister) ?
Sous leurs allures de questions fermées, il s’agit de questions ouvertes qui se contenteront de n’importe quel commentaire, de réponses à d’autres questions, voire d’un simple sourire-smiley gêné. Et surtout, si quelque bonne âme trainait dans le coin, j’espère qu’elle saura me pardonner pour ce commentaire qui cafouille derrière un texte si clair.
1 février 2011 à 23:50 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Effectivement, il y a toujours des gens pour venir tout gâcher.
Sinon, la question au sujet d’Adam, est-ce l’idée que : 1) parce que Adam est premier moteur de toute tradition et société ; 2) parce qu’il faut être dans une tradition et société pour développer le sens commun ; 3) alors il y a un souci ?
(En gros, le problème de l’œuf et la poule.)
2 février 2011 à 15:59 Philon Junior[Citer] [Répondre]
Vos deux questions portant sur Adam, je vais essayer de fournir des éclaircissements sur ce point. L’idée d’utiliser Adam est un procédé humien que l’on trouve dans L’Enquête sur l’entendement humain (IV, 1). Adam est un monstre philosophique parce qu’il représente un adulte sans expérience. Il a des capacités intellectuelles matures, un langage, mais pas d’expérience ; bien entendu, c’est impossible, mais c’est une situation philosophique très riche.
Ici je l’utilise pour montrer qu’un homme, même s’il a la tête bien faite (facultés au langage et à la connaissance), et bien pleine (connaissances), n’a pas encore le sens commun. L’idée est que le sens commun ne peut pas faire l’économie d’une expérience sociale, l’expérience de l’apprentissage. Le seul critère dont dispose un individu pour savoir s’il est en accord avec les autres, c’est l’approbation des autres.
J’ai aussi essayé de montrer que l’apprentissage peut partir de zéro, que les signes d’approbation et d’ostension qui sont à la base de tout apprentissage peuvent eux-mêmes être appris. Evidemment, mon texte est bien trop court pour montrer cela clairement. Quine le montre de façon éblouissante dans le Mot et la chose. Il montre que l’apprentissage de tout le schème conceptuel qu’une société partage et par lequel chaque individu appréhende la réalité peut être expliqué sur la base du modèle béhavioriste stimulus/réponse et correction sociale des réponses. Il s’oppose ainsi à Chomsky pour qui le l’apprentissage du langage suppose des idées innées. Pour Quine les dispositions innées au langage sont seulement des dispositions à l’apprentissage, mais il passe le rasoir d’Ockham sur toute idée innée, c’est à dire sur tout contenu cognitif inné. (Tout ça est présenté de façon très générale et grossière, il faudrait suivre le débat entre Quine et Chomsky de plus près pour s’en faire une idée claire.)
Enfin, pour en revenir à Adam et Eve, il y a bien une solution philosophique dans laquelle Adam peut se tirer d’affaire sans apprentissage. Si Adam réprime son doute en faisant confiance à Dieu, il peut être certain qu’Eve le comprendra : si Dieu est bon il a en effet mis une harmonie dans sa création. La plus puissante explication métaphysique de la communication est la doctrine de l’harmonie préétablie de Leibniz : si nous sommes des monades sans portes ni fenêtres, la possibilité d’une entente avec les autres ne dépend pas de nous mais de l’harmonie que le créateur a voulu entre les monades.
Dans la solution empiriste de Quine, l’entente doit passer par l’apprentissage. Dans ce cas Adam devra apprendre à connaître Eve. Cette solution me semble assez fidèle à la réalité, surtout à la réalité du couple!
2 février 2011 à 16:08 Philon Junior[Citer] [Répondre]
Oscar Gnouros,
La solution est 2). Adam commence tout juste d’exister, l’idée est de le montrer dans son premier rapport social, dans le premier jeu de langage du monde.
2 février 2011 à 17:21 Luccio[Citer] [Répondre]
Et moi qui croyait que Adam était un personnage de Locke.
En tout cas merci bien, notamment pour cette distinction entre Chomsky et Quine. Un jour j’aurai du courage et lirai Fodor et son innéisme fort, pour rappeler que l’idée du carburateur de la nouvelle 306 est une idée innée.
2 février 2011 à 17:57 Philon Junior[Citer] [Répondre]
Oui tu as raison Locke utilise aussi Adam. Mais pas de la même façon.