Modeste proposition pour empêcher les vieux d’être à la charge de leur pays
On se souvient que Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, avait fait paraître en 1729 une Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public [1]. Dans ce texte, Swift défendait l’idée que les enfants des pauvres puissent servir d’aliment pour les riches, afin d’enrayer la spirale malthusienne de la surpopulation les menant directement à la misère. Le cannibalisme, l’anthropophagie des plus pauvres par les plus riches se montrait une solution possible à la question sociale.
Je me suis longtemps demandé si ce texte était à prendre au premier ou au second degré ; c’est que la présentation du texte de l’édition que j’avais consultée prêtait intentionnellement à l’ambiguïté, ceci dans le but de renforcer la dimension ironique du texte. J’ai en plus une propension proprement reidienne à faire confiance : je rappelle que j’ai tout de même cru en Botul pendant un certain temps, même si ce fut bien moins longtemps que BHL et quelques autres. Les textes de Botul tout comme l’édition de Swift que j’ai utilisée sont édités par les Mille Et Une Nuits : sans doute faut-il se méfier de ce qui sort de leurs rotatives.
Car apparemment, Swift était bien ironique, tout comme il l’est dans sa Proposition d’attribution d’insignes aux mendiants de toutes les paroisses de Dublin par le doyen de Saint-Patrick, où le projet est de faire porter une sorte de rouelle aux pauvres autochtones afin de les distinguer des étrangers et de ne pas avoir à nourrir ces derniers. En somme, un raisonnement par l’absurde, procédé bien connu des lycéens qui ont tous eu un jour à plancher sur le chapitre V de L’Esprit de Lois de Montesquieu intitulé « De l’esclavage des Nègres ».
De l’ironie, du second degré, du raisonnement par l’absurde, il n’y en a en revanche pas le moindre soupçon dans ce texte de Cioran tiré de Histoire et Utopie :
Persuadé que les maux de notre société venaient des vieux, je conçus l’idée d’une liquidation de tous les citoyens ayant dépassé la quarantaine, début de la sclérose et de la momification, tournant à partir duquel, me plaisait-il de croire, tout individu devient une insulte à la nation et un poids pour la collectivité. Si admirable m’apparut le projet que je n’hésitai pas à le divulguer ; les intéressé en apprécièrent médiocrement la teneur et me traitèrent de cannibale : ma carrière de bienfaiteur public commençait sous de fâcheux auspices. Vous-même [Cioran écrit, dit-il, « à un ami lointain »], pourtant si généreux, et, à vos heures, si entreprenant, à force de réserves et d’objections m’aviez entraîné vers l’abandon. Mon projet était-il condamnable ? Il exprimait simplement ce que tout homme attaché à son pays souhaite au fond de son cœur : la suppression de la moitié de ses compatriotes.
Cioran, « Histoire et Utopie » in Œuvres, Gallimard Quarto, p. 981.
Certains ont glosé sur « l’oubli du fascisme » propre à Cioran (et aussi à Eliade), qui aurait tenté de dissimuler ses malheureux engagements de jeunesse. À l’évidence, ce texte montre que Cioran ne s’est pas autant caché que cela d’avoir eu et défendu certaines théories fascisantes.
En fait, si Cioran fait cet aveu dans ce texte, c’est pour illustrer grâce à son propre cas sa théorie d’une hostilité fondamentale et intrinsèque de l’homme à l’égard de tout autre :
Celui qui, avant la trentaine, n’a pas subi la fascination de toutes les formes d’extrémisme, je ne sais si je dois l’admirer ou le mépriser, le considérer comme un saint ou un cadavre. Faute de ressources biologiques, ne s’est-il pas placé au-dessus ou au-dessous du temps ? Déficience positive ou négative, qu’importe ! Sans désir ni volonté de détruire, il est suspect, il a triomphé du démon ou, chose plus grave, il n’en fut jamais possédé. Vivre véritablement, c’est refuser les autres ; pour les accepter, il faut savoir renoncer, se faire violence, agir contre sa propre nature, s’affaiblir ; on ne conçoit la liberté que pour soi-même ; on ne l’étend à ses proches qu’au prix d’efforts épuisants ; d’où la précarité du libéralisme, défi à nos instincts, réussite brève et miraculeuse, état d’exception [2], à l’antipode de nos impératifs profonds. Nous y sommes résolument impropres : seule nous y ouvre l’usure de nos forces. Misère d’une race qui doit s’avachir d’un côté pour s’ennoblir de l’autre, et dont nul représentant, à moins d’une décrépitude précoce, ne sacrifie à des principes « humains ». Fonction d’une ardente éteinte, d’un déséquilibre, non point par surcroît, mais par défaut d’énergie, la tolérance ne peut séduire les jeunes. (…) Au sortir de l’adolescence, on est par définition fanatique ; je l’ai été moi aussi, et jusqu’au ridicule.
Thèse à certains égards résolument nietzschéenne : on ne professe, on ne disserte, on ne théorise jamais que ce que nous dicte notre propre corps. L’abandon de la volonté de détruire n’est en rien une conquête théorique : c’est au contraire une simple victoire physiologique, celle de la sénilité sur les instincts adolescents meurtriers. Le charitable n’est qu’un impuissant, un homme dont la volonté de détruire s’est tarie.
Le libéralisme, la paix civile n’est pas un ordre spontané, ni un état originaire qu’aurait connu l’homme jadis mais à jamais perdu parce que dévoyé, corrompu par la société (Rousseau). Il est au final soit le fruit de la sénescence, soit le résultat d’une dure lutte individuelle entreprise par chacun à l’égard de ses propres penchants. Mais peut-être peut-il être également atteint grâce à une violence exercée par la société − et non par l’État comme l’entendait Hobbes − à l’encontre de ses membres, imposant ainsi un dressage pulsionnel permettant la paisible cohabitation des volontés.
Au final, avec l’âge, Cioran abandonna ses projets d’annihilation des post-quadragénaires pour au final embrasser la société ouverte. Non parce que, vieillissant, il approchait dramatiquement de sa propre destruction, mais simplement parce que son corps excluait dorénavant certains choix et lui en offrait d’autres.
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[1] Titre à rallonge très XVIIIe siècle.
[2] Renversement par rapport à la thèse de Carl Schmitt, qui voyait au contraire dans le libéralisme une théorie du refus de l’état d’exception, pourtant seule théorie de la souveraineté valide à ses yeux. J’ignore si Cioran connaissait ces thèses − et il est vrai que sa description porte sur un plan différent.
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30 mars 2011 à 19:21 naiboc[Citer] [Répondre]
foutaises ! à mort les vieux ! nanmého
31 mars 2011 à 10:27 Ovide[Citer] [Répondre]
Très soleil vert cette proposition anthropophagique. Très Houellebecq aussi.
Cioran ne comprend pas que l’union fait la force. C’est bien beau de faire le pseudo-fasciste-rebelle dans un château en Transylvannie mais nous sommes infiniment plus forts avec des alliés et un réseau.
Les vieux ne sont une charge que parce qu’on les conçoit ainsi. On se plaint de ne trouver personne pour garder les gosses. On se plaint que les jeunes ne sont plus éduqués. On se plaint de ne plus avoir de mentor dans les entreprises. Mais il existe des gens qui n’attendent que ça. Les vieux sont des humains expérimentés extrêmement utiles pour leur société.
La pensée populaire croit au concept d’obstacle mais tout obstacle est en réalité un potentiel à exploiter.
2 avril 2011 à 20:39 Gnouros[Citer] [Répondre]
En fait, par-delà l’idée d’en finir avec les possesseurs de carte vermeil, l’idée de Cioran est davantage que le désir de détruire son prochain est une constante anthropologique fondamentale, un invariant constitutif, si bien qu’en chacun d’entre nous sommeille un petit fasciste dont les tendances à la destruction d’autrui n’est que très difficilement réprimée. Dans le cas de Cioran, c’est les vieux, mais ça pourrait tout aussi bien être les Juifs, les Tziganes, les Arabes ou les Roms (et même les strauss-khaniens). Or, cette envie d’en finir avec autrui ne parait s’affaiblir qu’avec l’âge, lorsque le donné biologique animant le destructeur potentiel n’agite plus son âme de la même façon. L’exemple de Cioran au sujet des petits vieux est justement trompeur : on pourrait croire que c’est parce qu’il devient vieux qu’il renonce à en finir avec eux, tout comme un prolétaire devenu riche n’en veut plus au capitaliste ou un capitaliste en banqueroute n’en veut plus au socialisme. Mais en fait, c’est simplement la sénilité qui a étouffé son ardeur.
3 avril 2011 à 15:18 Luccio[Citer] [Répondre]
Tiens, un célèbre aphorisme aurait sa place ici
(Cioran l’aurait écrit à 61 ans si on se fie à ce site http://www.dico-citations.com/a-vingt-ans-je-n-avais-en-t-te-que-l-extermination-des-vieux-je-persiste-la-croire-urgente-mais-cioran-emil-michel/)
Peut-être qu’avec l’âge on ne peut plus que penser (et non pas agir), mais bonus : on pense alors sans limite. Ou plus simplement, la jeunesse croirait encore à l’action, et la philosophie (et sa pratique continuée dans le temps, qui accompagne la maturité-vieillesse) en détacherait.
Ca invaliderait ta lecture nietzschéenne. Mais après tout on s’en fout, le but n’est plus d’avoir raison, mais de se donne à penser. En fait faudrait lire plus de Cioran pour mieux saisir tout ça… ce qui pourrait être une agréable tâche.
Du coup on peut citer ça
8 février 2012 à
[…] nuancé certaines de ses conceptions vitalistes en les attribuant à la fougue de sa jeunesse, dans un élan presque cioranesque [7] ; 4) c’était aussi les années 1940, et il est difficile de ne pas respirer au moins un […]
23 juin 2018 à 8:31 Berlherm E[Citer] [Répondre]
La création est vraiment mal faite, si les membres repoussaient nous pourrions nous manger nous-mêmes indéfiniment et plus de faim dans le monde…
Les gens n’aiment pas les gens, et c’est bien plus que la moitié de la population. Il est normal de ne pas aimer les gens, car on sait bien intuitivement, quoique peu ont cogité jusque là, qu’on nous a mis devant le fait accompli d’exister. Une existence douloureuse, méchante et mortelle, pleine de mauvais choix à faire qui conduisent tous inéluctablement au bas du toboggan fatal. Alors comme la culture prône le respect et même l’amour parental, on n’ose s’en prendre à eux d’autant plus qu’en général ils nous nourrissent, parfois contraints et forcés (c’est également culturel, car chacune peut accoucher sous X), et c’est donc le reste du monde qui prend.
Bah! n’oublions pas que puisqu’on nous a contraints d’exister, alors nous sommes tous innocents d’exister, et donc innocents de toutes nos actions…
8 janvier 2020 à 12:52 Toto[Citer] [Répondre]
Comment ne pas percevoir l’ironie de Cioran dans le premier extrait cité, et surtout celle qu’il manifeste à son propre égard? Il suffit de lire son oeuvre pour constater la lucidité avec laquelle il a décrit et jugé les illusions destructrices qui ont dominé sa jeunesse. Rapprocher Swift et Cioran eût pourtant été judicieux, mais en procédant différemment: dans ses Cahiers (ce doit être aux années 1964-65 dans mes souvenirs de lecture), Cioran exprime à plusieurs reprises sa surprise que les critiques n’aient pas rapproché son oeuvre de celle de Swift, duquel il se sentait particulièrement proche(expérience de la maladie incluse), et qu’il admirait.
Par ailleurs, concernant le libéralisme, Cioran si souvent lucide a ici oublié Mandeville. Il s’agit bien de libérer ses penchants les moins altruistes pour l’hypothétique bonheur de tous.