David Hume, Traité de la nature humaine : le tribunal de la raison humaine
Dans le Traité de la nature humaine, David Hume entend passer les systèmes philosophiques devant « le tribunal de la raison humaine ». Ceux-là reposent d’après lui sur des « fondements insuffisants ». « Toutes les sciences sont plus ou moins reliées à la nature humaine », et, par conséquent, la philosophie aussi. Toutes dépendent « de la science de l’homme ». Il faut donc commencer par développer celle-ci. Par suite, on pourra même en attendre des améliorations pour la religion naturelle. « En prétendant expliquer les principes de la raison humaine, nous proposons en fait un système complet des sciences ». Cette science de l’homme doit « reposer sur l’expérience et sur l’observation ». On ne peut pas aller « au-delà de l’expérience » et il faut se méfier de « cette erreur qui consiste à imposer au monde ses conjectures et ses hypothèses comme les plus certains des principes ».
De l’origine des idées. Il existe deux espèces de perceptions : « impressions et idées. La différence entre elles se trouve dans le degré de force et de vivacité ». Les impressions sont les « sensations, passions et émotions » et les idées « leurs images affaiblies dans la pensée et le raisonnement ».
Cette division des perceptions est redoublée par une autre. Il y en a des simples et des complexes. Les perceptions complexes (par exemple, la perception d’une pomme) sont formées de simples perceptions (couleur, saveur, odeur). A priori, il semble qu’il y ait pour toute impression une idée et vice versa. En fait, cela n’est vrai que pour les impressions et idées simples où la règle « toute idée simple a une impression simple qui lui ressemble, comme toute impression simple a une idée qui lui correspond » n’a pas d’exception. Entre l’idée et l’impression, il n’y a là qu’une différence « en degré et non en nature ».
Pour les perceptions complexes, je peux avoir l’idée de la « Nouvelle Jérusalem » sans en avoir jamais eu l’impression ; je peux avoir l’impression de Paris sans en former une idée y correspondant.
Quel lien génétique entre impressions et idées simples ? « À leur première apparition, toutes nos idées simples dérivent d’impressions simples qui leur correspondent et qu’elles représentent exactement ». C’est la conjonction constante des unes aux autres qui prouve cela. L’inverse est impossible.
Est-ce vrai ? Il y a quelques exceptions, mais Hume les néglige. Ainsi en est-il de la nuance de bleu manquant dans toutes les variations, qui est comme devinée par un homme qui ne l’aurait jamais vu quand bien même il lui manquerait cette perception simple. En négligeant cela, Hume passe peut-être à coté de la question kantienne des jugements synthétiques a priori.
« De même que nos idées sont des images de nos impressions, nous pouvons former des idées secondes qui sont des images des premières ». La question des idées innées est ainsi vide de sens.
Division du sujet. Par suite, il existe deux sortes d’impressions : « les impressions de sensation et les impressions de réflexion ». Les premières naissent d’une cause inconnue, d’une hétéronomie, de quelque chose en dehors du sujet. Peut-être est-ce le monde qui les cause ? Celui-ci n’est pas cité pour ne pas rendre le sujet métaphysique : cela présupposerait la résolution de la question de l’existence du monde extérieur, problématique au moins depuis Descartes.
Les secondes impressions sont quant à elles dérivées « dans une large mesure » de nos idées :
Impression de sensation (chaud, froid, etc) → Copie de l’impression (idée) qui demeure dans l’esprit après l’impression → Impression de réflexion lorsque cette idée revient dans l’esprit.
L’anatomie (et la philosophie naturelle) analyse les sensations. La philosophie morale quant à elle étudiera les impressions de réflexion. On commencera par étudier les idées avant les impressions.
Des idées de la mémoire et de l’imagination. Il existe également deux types d’idées. Soit une idée est encore un intermédiaire entre l’impression et l’idée, auquel cas celle-ci persiste par la mémoire ; soit elle n’entretient plus aucun rapport avec l’impression et est une « idée parfaite », auquel cas elle ne s’appuie sur rien d’autre que l’imagination.
La mémoire est contrainte. Les idées y conservent « l’ordre et la forme des impressions originelles ». L’imagination est en revanche plus libre et peut s’évader de cette temporalité et spatialité.
Sur cette théorie de la connaissance, Hume va construire tout son système philosophique. Expliquer une idée, ce sera rendre compte de sa genèse, c’est-à-dire découvrir l’impression de laquelle elle est dérivée.
La causalité ? Il s’agira de trouver une telle impression qui ait pu donner naissance à cette idée dans l’esprit humain ; or, on en trouve aucune : il n’y a pas d’expérience de la causalité. Partant, rien ne vient fonder légitimement notre croyance en la causalité. De cela, il ne faudra pas en déduire qu’elle n’existe pas en fait ; mais que simplement, il ne nous ait pas possible de le savoir.
La plupart des présupposés de la philosophie sont questionnés suivant cette méthode par Hume. Tel est le mode opératoire du « tribunal de la raison humaine ».
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15 mars 2010 à 21:03 Réverend Cloutier[Citer] [Répondre]
@ Oscar
Excellent article mon cher Oscar vous devriez donner quelques leçons à nos amis réacs:
http://bouteillealamer.wordpress.com/2010/03/03/jean-claude-michea-anarchiste-gregaire/
Il semble pour beaucoup que le reversement empirique de Hume a contribué à la naissance du libéralisme économique. Cette vision d’un individu sans sujet véritable, sans raison autre « qu’esclave des passions », sans liberté autre que de s’engrener dans la mécanique sociale, n’est-elle pas appropriée au rêve d’une économie de « l’ordre spontané » qui débouche aujourd’hui sur une société de consommation accélérée, où l’on affirme la souveraineté du consommateur et la possibilité illimitée de satisfaire des désirs illimités? C’était la lecture de Hayek de HUME…
16 mars 2010 à 10:14 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Le rapport raison/passion est assez ambigu chez Hume : la raison, le « tribunal de la raison », est ce qui permet de découvrir que l’homme n’est soumis qu’aux passions. Si l’homme l’est, c’est simplement parce que la raison ne suffit en rien, d’après lui, à le décider à agir.
Les raisonnements de Hume sont alors souvent de la forme : 1) la raison découvre que telle ou telle chose ou idée n’est qu’une croyance infondée (comme la causalité, la liberté, le finalisme, etc.) ; 2) néanmoins nous avons une forte inclination passionnelle à faire comme si la croyance était pourtant fondée ; 3) il se peut que ce ne soit pas sans raison que la nature nous fait incliner comme ça, qu’il est parfaitement difficile d’agir comme si cette croyance, comme nous le dit pourtant la raison, n’était pas fondée, et que donc il ne faut peut-être pas négliger nos inclinations.
D’un point de vue moral et politique (et aussi épistémologique), cela conduit à ce paradoxe : 1) montrer que les institutions, politiques ou morales, n’ont pas vraiment de fondement rationnel ; 2) mais que néanmoins, morale et politique, aussi infondées soient-elles, sont là ; 3) que donc tout cela n’est peut-être pas aussi illégitime que la raison le montre.
C’est tout le sens de son « scepticisme mitigé », qui s’éloigne du scepticisme forcené des pyrrhoniens, qui n’a sans doute jamais existé car impraticable : il faut bien vivre dans ce monde duquel la raison nous montre qu’il est rempli d’illusions, et donc se soumettre dans une certaine mesure à celles-ci. C’est un scepticisme semblable à celui de Montaigne − voir le dernier paragraphe de ce texte : Socrate, Montaigne et la modernité.
Cela conduit, d’un point de vue politique et moral, à un certain conformisme quant aux lois et mœurs en place, quelles qu’ils soient. Une neutralité quant au type de gouvernement, où c’est davantage la résistance au temps qui donne la mesure de la légitimité : la réforme plutôt que la révolution. Un certain libéralisme politique fondé sur la tolérance, tant à l’égard des autres gouvernements qu’à l’égard des autres hommes. Un libéralisme qui doit garantir la liberté de penser, etc.
Pour ce qui est du libéralisme économique, Hume développait une certaine conception de la justice fondée en grande partie sur la notion de propriété, qu’il entendait âprement défendre. Dans un essai, il défendait en outre l’idée qu’une civilisation ne pouvait s’épanouir autrement que dans l’aisance matérielle, qu’il fallait donc encourager autant que l’on peut le commerce et l’enrichissement. Également (mais ce n’est là qu’un vague souvenir qui mériterait d’être rafraichi), d’une manière semblable au protestantisme selon Weber, il proposera l’idée que la réussite personnelle d’un individu puisse se mesurer quant à sa richesse.
Je ne connais pas assez la lecture que Hayek avait fait de Hume pour dire si ce sont là les éléments sur lesquels il se fonde pour se le rapproprier − apparemment, si j’en crois ce que vous en dites, il tendrait plutôt à réduire son anthropologie à l’égoïsme et à l’unique poursuite de son intérêt, ce qui serait une réduction très réductrice.
En tout cas, si l’on tient à tout prix à mettre des étiquettes, je pense qu’il est indéniable, d’après ces éléments, que l’on puisse apposer celle du libéralisme sur le dos de Hume, grand ami d’Adam Smith, lequel sera son exécuteur testamentaire.
Reste après à savoir si ce libéralisme est de la même nature que celui d’Hayek, ou d’autres théoriciens : comme pour tout objet historique, il n’en existe pas une seule forme mais plusieurs.
Reste aussi à déterminer plus précisément ce que nos amis réacs (merci pour ce lien vers ce blog dont j’ignore comment j’ai fait pour ne pas le connaître plus tôt) entendent par ces deux phrases remplies de sarcasmes qui sans doute manque de résumer Hume adéquatement.