Friedrich NietzscheTu sais, le monde ne sera jamais comme tu souhaites qu’il soit. Aujourd’hui, tu luttes contre telle injustice qui te paraît révoltante. Soit elle s’installera, et tu continueras de lutter. Soit elle disparaîtra, et tu trouveras une autre lutte. Jamais ton âme, ton esprit de justice ne sera au repos. Ton combat est perpétuel. Il y aura toujours une injustice. L’injustice, c’est le tonneau des danaïdes que jamais tu ne parviens à finir. L’injustice, c’est l’outre d’Ulysse qui jamais ne tarit, à rendre soul un cyclope qui ne voit pas bien. Tu t’enivres d’indignations, car ce que tu ne supportes pas, en fait, c’est ce monde tel qu’il est. Non parce qu’il est injuste. Mais parce qu’il est. Tu souhaiterais que le monde soit conforme à un idéal. Mais l’idéal – c’est bien connu – n’est pas de ce monde. Il est d’un autre monde, pas de celui-ci. Un monde de la raison, de l’imagination. Un monde créé par l’esprit humain, accessible à ce seul esprit humain. Un monde situé dans le ciel des Idées. Un monde de normes et de valeurs, de morales et de devoirs, d’obligations et d’interdictions, un monde de ce qui devrait être – un monde qui n’est pas. Cet idéal pour lequel tu luttes te fait te détourner de cette vie-là, qu’en fait tu ne supportes pas. Tu souhaiterais même mourir pour cet idéal. Tu penses que c’est ton sens de la justice, ton empathie, ta sympathie, ta compassion, ta pitié, ta bienveillance, ta générosité, ou que sais-je encore, qui te prend aux tripes, là, dans ton ventre. Mais cela, toutes ces larmes et ces soupirs, en bon psychologue, je peux te dire que ce n’est rien d’autre qu’une bonne vieille angoisse. C’est la vie qui te fait mal, qui te rend malade, qui te donne la rage – à en crever. Et même à en crever les autres. Car tu rêves de pouvoir rendre les autres responsables de ta souffrance. De pouvoir la nommer, cette souffrance, d’être capable de trouver coupable, de désigner l’ennemi. Ces ennemis qui empoisonnent le monde, qui empoisonnent surtout ton monde. Les auras-tu tués, ces boucs émissaires, te sentiras-tu mieux ? Ta trêve ne sera que de courte durée. Sisyphe que tu es, ton rocher va retomber, dévaler. Tu le repousseras à nouveau, et ce faisant, faudra-t-il t’imaginer, au moins un instant, heureux ? Non pas, car c’est dans cette terre faite de peines et de souffrances, faite de tes douleurs et de celles d’autrui, dans cette terre que tu fuis pour aller vers des hypothétiques sommets, que se trouve la seule joie possible.