Dans le crépuscule du XVIIIe siècle, une polémique coupa l’Europe et les philosophes en deux, presque autant que la France l’était durant l’affaire Dreyfus. Dans les froides brumes de la Prusse, à Koenigsberg − désormais Kaliningrad, enclave russe et plaque tournante de la drogue [1] −, Kant écrivait bien des choses dans la Fondation de la métaphysique des mœurs.

Que ce n’est pas beau de mentir

Un autre individu [2] se voit pressé par le besoin d’emprunter de l’argent. Il sait parfaitement qu’il ne pourra rembourser, mais voit aussi qu’on ne lui accordera aucun prêt s’il ne promet pas avec fermeté de rendre l’argent à un moment déterminé. Il a envie de faire une telle promesse ; mais il conserve encore assez de conscience morale pour se demander : n’est-il pas interdit et contraire au devoir de se tirer d’affaire par un tel expédiant ? À supposer qu’il se résolve pourtant à y recourir, la maxime de son action s’énoncerait ainsi : quand je me crois à court d’argent, j’accepte d’en emprunter et de promettre de le rendre, bien que je sache que tel ne sera jamais le cas. Sans doute ce principe de l’amour de soi ou de l’utilité personnelle est-il compatible, éventuellement, avec tout mon bien-être futur, mais pour l’instant la seule question est de savoir si c’est juste. Je transforme donc la prétention de l’amour de soi en une loi universelle et construits la question suivante : qu’adviendrait-il dès lors que ma maxime serait érigée en loi universelle ? Mais dans ce cas je vois d’emblée qu’elle ne pourrait jamais acquérir la valeur d’une loi universelle de la nature et s’accorder avec elle-même, mais qu’inévitablement, il lui faudrait se contredire. Car universaliser une loi selon laquelle chaque individu croyant être dans le besoin pourrait promettre tout ce qui lui vient à l’esprit, avec l’intention de ne pas tenir ses promesses, cela reviendrait à rendre même impossible le fait de promettre, ainsi que le but qu’on peut lui associer, dans la mesure où personne ne croirait à ce qu’on lui promet, et qu’au contraire tout le monde rirait de telle déclaration en n’y voyant que de vains subterfuges.

Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs [1785], Paris, GF Flammarion, 1994, p. 99 / AK 422.

Ai-je le droit de mentir ? Selon Kant, admettre un tel droit n’est pas possible. Si tout le monde l’admettait, mais où irait donc le monde, ma petite dame ? [3] La possibilité de la promesse, cet acte si essentiel à la vie sociale, serait anéantie si un droit de mentir était accepté.

Je prends ainsi bien vite conscience que je puis certes vouloir le mensonge, mais non point du tout une loi universelle ordonnant de mentir ; car, selon une telle loi, il n’y aurait absolument plus, à proprement parler, de promesse, attendu qu’il serait vain d’indiquer ma volonté, en ce qui concerne mes actions futures, à d’autres hommes qui ne croiraient pas ce que je leur indiquerais ou qui, s’ils y croyaient de manière inconsidérée, me payeraient en tout cas de la même monnaie, − en sorte que ma maxime, dès lors qu’elle serait transformée en loi universelle, ne pourrait que se détruire elle-même.

Kant, Ibid., p. 73 / AK 403.

L’unique justification possible du mensonge est égoïste. Mais du point de vue du droit, du devoir, de la morale, une telle maxime personnelle est impossible, contradictoire. Elle ne franchit pas le test de l’impératif catégorique, de l’universalisation. Partant, le mensonge n’a pas lieu d’être pour Kant.

Que la dénonciation n’est pas un devoir républicain pour tout le monde

Cette rigueur morale, cet acharnement prussien dans l’aveu impressionna beaucoup Benjamin Constant, l’une de nos fiertés nationales. En 1796, il entreprit de réfuter le kantisme sur ce point. Pour Kant, la prohibition du mensonge est une question de principe. Pour Constant, elle l’est aussi. Seulement, là où Kant n’admet qu’une seule sorte de principes valant absolument, Constant se veut plus pragmatique, hiérarchisant entre différents principes, dont certains sont abstraits et absolus, d’autres intermédiaires et contingents.

Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand [4], qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. [5]

Benjamin Constant, « Des principes », Des réactions politiques, 1796.

Pris absolument, ce principe de ne jamais mentir paraît déraisonnable. Pour le rendre moins aberrant et acceptable, il convient de lui adjoindre, selon Constant, des principes intermédiaires, un peu à la manière de l’éthique de responsabilité de Weber − et du centrisme vertical selon Saint Gnouros.

Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir.

Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n’en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées.

Il faut donc chercher le moyen d’application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe.

Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs.

Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui.

Constant, Ibid.

CQFD, serait-on tenté d’ajouter, tel Spinoza. Les SS frappant à la porte de chez vous pour chercher le petit enfant juif que vous cachez n’ont pas droit à la vérité, car ce sont de vils gens. Ne possédant pas ce droit, nul obligation ne vous est faite de leur dire la vérité. Cela ne signifie pas pour autant que vous devez mentir tout le temps. Le principe de ne jamais mentir demeure vrai. Cependant, sa valeur de vérité est contextuelle, et dépend en grande partie des circonstances. [6]

Benjamin Constant jugeait cette idée des principes intermédiaires « neuve », mais « infiniment importante ». Allait-elle parvenir à éclairer les Lumières prussiennes ?

Que causer accidentellement du tort à quelqu’un, ce n’est pas exactement lui nuire intentionnellement

Un an plus tard, en 1797, Kant répondait à Constant dans un texte intitulé D’un prétendu droit de mentir par humanité, dont le titre faisait déjà deviner par lui-même un certain mépris à l’égard des thèses de notre fierté nationale. Avec le procès de Gracchus Babeuf et la campagne d’Italie, il s’agit sans doute du buzz-people-clash qui a retenu le plus le monde en haleine en cette année 1797. Démontage en trois temps par Kant de l’argumentation de Constant :

On remarquera tout d’abord que l’expression « avoir droit à la vérité » est dépourvue de sens. On doit plutôt dire : l’homme a droit à sa propre véracité (veracitas), c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne.

Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité.

Premièrement, donc, la vérité est universelle, objective, et s’impose à tout le monde. Au sens propre, il n’y a pas de vérités particulières, singulières, qui appartiendrait à tel ou tel. Soit la vérité est pareille pour tous, soit elle n’est pas − ou alors, c’est une « vérité subjective », qui n’en est, en fait, presque pas une. Et toc.

Mais ce n’est pas tout. Deuxièmement, quand bien même votre mensonge, consistant à soustraire son droit à la vérité à celui lui faisant déshonneur, serait inoffensif et ne serait pas nuisible en lui-même, il s’avérerait qu’il serait, quoi qu’il en soit, toujours périlleux pour l’humanité. Ainsi, si vous vous amusez à faire croire à des petits enfants que le Père Noël existe alors que vous savez pertinemment qu’il n’en est rien [7], vous ne meurtrissez en apparence personne physiquement ou moralement. En revanche, bien plus grave, vous attentez à l’humanité en général, qui est bien peinée de découvrir que les promesses fondées sur le devoir de vérité, que les contrats fondés sur les promesses, que les droits fondés sur les contrats, que les lois fondés sur les droits, que la société fondés sur les lois, perdent tous leur force. Et pas la peine de soutenir, façon Max Stirner, que le concept d’humanité n’est qu’une creuse abstraction métaphysique uniquement bonne à meubler le cerveau de possédés en manque de réalités fantomatiques. Il faut faire un choix : le Père Noël, ou bien l’humanité.

Le mensonge nuit toujours à autrui : même s’il ne nuit pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en général et il rend vaine la source du droit.

Kant, Ibid.

Mais surtout, troisièmement, il ne faut jamais mentir, et ce même avec une bonne intention, car il existe toujours des conséquences imprévues aux actes. Sur un malentendu, ça peut ne pas marcher, même la plus belle intention du monde, a fortiori le plus beau mensonge :

Après que tu as honnêtement répondu « oui » au meurtrier qui te demandait si son ennemi était chez toi, celui-ci peut bien s’être échappé sans qu’on l’ait remarqué, ne pas être ainsi tombé dans les mains du meurtrier, et alors le forfait n’aurait pas lieu ; mais si tu as menti et que tu as dit qu’il n’était pas chez toi et qu’il soit, en fait, sorti (sans que tu le saches) et que le meurtrier, le rencontrant en sortant, accomplisse ainsi son forfait, alors on peut t’accuser à bon droit d’être l’auteur de sa mort.

Kant, Ibid.

Jean Moulin, tu n’avais pas pensé à ça ! Réfléchis bien avant de ne pas dénoncer aux SS le petit enfant juif que tu caches dans ta cave ! Il pourrait bien s’enfuir par une fenêtre, et se trouver nez-à-nez au vil Klaus que tu avais renvoyé…

Pour tout te dire, Jean Moulin, toi et Benjamin Constant confondaient deux choses : nuire à quelqu’un, et lui causer du tort :

Pour reprendre la manière dont sont nommées ici les personnes citées, « le philosophe français [8] » a confondu l’action par laquelle qu’un nuit (nocet) à autrui quand il dit la vérité qu’il ne peut éviter d’avouer, et celle par laquelle il lui cause un tort (laedit). Ce n’était que par accident (casus) que la véracité du propos nuisait à l’habitant de la maison, ce n’était pas un acte libre (au sens juridique).

Kant, Ibid.

Nous n’avons pas le choix de dire ou non la vérité : c’est un devoir qui oblige absolument. Il y a autant de liberté de mentir qu’il y en a pour un corps matériel d’échapper aux lois de l’attraction terrestre. De la même manière que la pomme n’est pas responsable d’avoir chuté sur la tête de Newton, nous ne pouvons être tenu pour responsable d’avoir dit la vérité : cela aurait été s’écarter de l’orbite de la moralité, dont le centre est l’impératif catégorique, tout comme une planète se serait écartée du soleil. Par conséquent, Jean Moulin, ce n’est que par accident que tu causes du tort en disant la vérité, contrairement au mensonge, qui nuit intentionnellement. Avouant aux SS que le petit juif est caché chez toi, tu ne nuis pas à ce dernier si les soldats l’arrêtent, mais tu lui causes simplement du tort de façon accidentelle, car il aurait très bien pu s’échapper tout seul.

Que les tramways peuvent bien s’arrêter tout seuls

À propos de ce type de casuistique, nous nous interrogions, le bon Luccio et moi-même, sur ce qu’aurait vraiment fait Kant confronté non plus au problème de la résistance et de la collaboration durant les années 30 et 40, mais face au désormais célèbre dilemme du tramway, cher aux philosophes analytiques :

Soit un tramway fou dévalant une pente, s’apprêtant à tuer cinq personnes ; vous vous situez près d’un levier dont l’actionnement fera emprunter au tramway une voie secondaire, épargnant les cinq personnes, mais sur laquelle se trouve cependant une autre personne, qui sera alors tuée ; pouvez-vous, devez-vous actionner le levier, sacrifier une personne pour en sauver cinq ?

Les philosophes analytiques ont coutume de rattacher les deux réponses possibles à deux types de morales bien distinctes : l’éthique déontologique d’une part, et le conséquentialisme d’autre part. Le conséquentialisme, dont l’utilitarisme constitue le système le plus caractéristique, affirmerait à coup sûr, selon eux, qu’il faudrait actionner le levier : sacrifier une personne pour en sauver cinq serait acceptable, au nom du principe d’utilité commandant de rechercher l’optimisation de la quantité globale de bonheur. L’éthique détontologique, dont le kantisme est présenté comme un exemple typique, affirmerait au contraire qu’il ne faut pas actionner le levier : sacrifier une personne pour en sauver cinq est impossible, au nom de la formulation de l’impératif catégorique imposant de ne jamais considérer l’humanité comme seulement un moyen, mais également toujours comme une fin. [9]

Or, Kant serait-il vraiment resté passif, refusant d’actionner ce levier ? Pour le bon Luccio, rien n’est moins sûr : il y a sans doute des choses enfouies dans le kantisme qui autoriseraient l’action dans des cas de ce type. Pour ma part en revanche, à partir de cette casuistique kantienne du mensonge, j’imagine que Kant n’aurait pas actionné le levier, appuyant son principe de l’impératif catégorique d’une semblable rhétorique :

Après que tu as honnêtement regardé le tramway passer sur la voie conduisant aux cinq personnes, celles-ci pourraient bien s’être sauvées sans qu’on l’ait remarqué, ne pas être ainsi écrasées sous les roues du wagon, et alors le drame n’aurait pas lieu ; mais si tu as actionné le levier et que tu as aiguillé le train vers la personne seule, et que le wagon déraille tuant les dizaines de ses passagers, alors on peut t’accuser à bon droit d’être l’auteur de ce drame.

Il serait sans doute possible de sauvegarder le kantisme de cette façon, en invoquant les conséquences inattendues des actions. En ce bas monde sublunaire débordant de contingence et empli de grains de sable dans les mécaniques, il n’y a rien de sûr, si ce n’est la pureté des motifs de la volonté lorsqu’elle se détermine librement en raison.

Qu’il vaut mieux dénoncer les républicains espagnols

Sans doute Sartre avait-il cette casuistique kantienne à l’esprit lorsqu’il écrivit Le Mur. [10] Dans ce court récit existentialo-phénoménologique rédigé à la première personne, Jean-Paul Sartre narre la captivité de prisonniers, vraisemblablement des républicains espagnols, qui ignorent tout de leur devenir, mais auxquels il apparaît progressivement clair qu’ils vont être bientôt exécutés. Est alors proposé au narrateur, également prisonnier, une sorte de marché : dénoncer aux soldats où se cache l’un de ses amis, en l’échange de quoi il peut espérer la liberté. Longue réflexion, pénible méditation, infinis soliloques : le prisonnier décide de ne pas dénoncer son ami qu’il sait être chez son cousin, mais au contraire de jouer un tour malicieux aux soldats. Ne donnant plus grand prix à sa propre vie, il leur indique le dernier endroit où il pense que son ami puisse se trouver : un cimetière. Il imagine alors avec une relative fourberie la perplexité, la surprise, la colère de ces soldats découvrant que la personne qu’ils recherchent ne se trouve pas là où on leur a indiqué. Il imagine avec quelle rage, quelle joie, quel soulagement ces soldats iront ensuite s’emparer de son être pour l’exécuter. Or, ce n’est pas le fil de ce scénario que l’histoire et les Moires, dans leur grande malice, se plurent à dérouler. Contre toute attente, le prisonnier est gracié, en récompense du fait que l’homme recherché fut capturé au cimetière, conformément à ce qu’avaient promis les informations données, qui se trouvèrent donc être correctes par mégarde, sur un malentendu.

− Ils ont eu Gris.
Je me mis à trembler.
− Quand ?
− Ce matin. Il avait fait le con. Il a quitté son cousin mardi parce qu’ils avaient eu des mots. Il ne manquait pas de types qui l’auraient caché, mais il ne voulait plus rien devoir à personne. Il a dit : « Je me serais caché chez Ibbieta, mais puisqu’ils l’ont pris, j’irai me cacher au cimetière. »
− Au cimetière ?
− Oui. C’était con. Naturellement, ils y ont passé ce matin, ça devait arriver. Ils l’ont trouvé dans la cabane des fossoyeurs. Il leur a tiré dessus, et ils l’ont descendu.
− Au cimetière !
Tout se mit à tourner et je me retrouvai assis pas terre : je riais si fort que les larmes me vinrent aux yeux.

Jean-Paul Sartre, Le Mur.

Voilà une mésaventure que n’aurait pu connaître Kant. Pour sûr, ce n’est pas en Prusse que l’on enverrait les soldats au cimetière.
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[1] « Étonnant, non ? », comme dirait l’autre. Mais le kantisme n’est-il pas lui-même une drogue, parfois très abrutissante ? Voyez nos kantiens officiels, que l’on ne citera pas.
[2] L’individu précédant était celui qui se posait la question du suicide, que Kant n’approuve pas plus que le mensonge.
[3] J’vous le demande, en effet ! Où irait donc le monde ?
[4] Tiens, tiens ! Mais qui ça peut bien être ?
[5] En fait, cet exemple semble être produit de toute pièce par Constant, et n’est pas celui utilisé par Kant. Cependant, ce dernier écrivit plus tard : « je reconnais ici que j’ai effectivement dit cela, mais je suis incapable actuellement de me rappeler où » (Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité).
[6] En somme, il s’agit là un peu d’une éthique conséquentialiste (cf. infra).
[7] Il y a en effet un certain nombre de faits à alléguer allant en ce sens.
[8] Tiens, tiens ! Mais qui ça peut bien être ?
[9] En effet, dévier intentionnellement le train sur la personne située sur l’autre voie, c’est considérer cette dernière indépendamment de son humanité.
[10] Attention ! Ce qui va suivre dévoile des moments clés de l’intrigue !

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