Jean-Francois LyotardEn ces temps où l’université française se plaît à manifester presque quotidiennement, il m’est apparu comme un devoir de faire connaître au monde, à commencer par l’élite du lectorat de Morbleu !, ce texte de Jean-François Lyotard tiré de La condition postmoderne, ouvrage paru en 1979. C’est un peu long, mais nécessaire. 1979, 2009 : 30 ans. Autodécrétons ce Lundi de Pâques journée mondiale de commémoration de Lyotard.

L’idée de connaissances établies étant admise, la question de leur transmission se subdivise pragmatiquement en une série de questions : qui transmet ? quoi ? à qui ? par quel support ? et dans quelle forme ? avec quel effet ? Une politique universitaire est formée d’un ensemble cohérent de réponses à ces questions. (…)

L’effet à obtenir est la contribution optima de l’enseignement supérieur à la meilleure performativité du système social. Il devra donc former les compétences qui sont indispensables à ce dernier. Elles sont de deux sortes. Les unes sont destinées plus particulièrement à affronter la compétition mondiale. Elles varient selon les « spécialités » respectives que les Etats-nations ou les grandes institutions de formation peuvent vendre sur le marché mondial. Si notre hypothèse générale est vraie, la demande en experts, cadres supérieurs et cadres moyens des secteurs de pointe désignés au début de cette étude, qui sont l’enjeu des années à venir, s’accroîtra : toutes les disciplines touchant à la formation « télématique » (informaticiens, cybernéticiens, linguistes, mathématiciens, logiciens…) devraient se voir reconnaître une priorité en matière d’enseignement. D’autant plus que la multiplication de ces experts devrait accélérer les progrès de la recherche dans d’autres secteurs de la connaissance, comme on l’a vu pour la médecine et la biologie. (…)

Si les fins de l’enseignement supérieur sont fonctionnelles, qu’en est-il des destinataires ? L’étudiant a déjà changé et il devra changer encore. Ce n’est plus un jeune issu des « élites libérales » et concerné de près ou de loin par la grande tâche du progrès social compris comme émancipation. En ce sens, l’université « démocratique », sans sélection à l’entrée, peu coûteuse pour l’étudiant ni même pour la société si l’on estime le coût-étudiant per capita, mais accueillant les inscriptions en nombre, dont le modèle était celui de l’humanisme émancipationniste, apparaît aujourd’hui peu performative. L’enseignement supérieur est en fait déjà affecté par une refonte d’importance à la fois dirigée par des mesures administratives et par une demande sociale elle-même peu contrôlée émanant des nouveaux usagers, et qui tend à cliver ses fonctions en deux grandes sortes de services. (…)

En dehors de ces deux catégories d’étudiants qui reproduisent l’« l’intelligentsia professionnelle » et l’« intelligentsia technicienne », les autres jeunes présents à l’université sont pour la plupart des chômeurs non comptabilisés dans les statistiques de demande d’emploi. Ils sont en effet en surnombre par rapport aux débouchés correspondant aux disciplines dans lesquelles on les trouve (lettres et sciences humaines). (…)

En dehors des universités, départements ou institutions à vocation professionnelle, le savoir n’est et ne sera plus transmis en bloc et une fois pour toute à des jeunes gens avant leur entrée dans la vie active ; il est et sera transmis « à la carte » à des adultes déjà actifs ou attendant de l’être, en vue de l’amélioration de leur compétence et de leur promotion.(…)

Le cours nouveau pris par la transmission du savoir ne va pas sans conflit. Car, autant il est de l’intérêt du système, et donc de ses « décideurs », d’encourager la promotion professionnelle, (…) autant l’expérimentation sur les discours, les institutions et les valeurs, accompagnée par d’inévitables « désordres » dans le curriculum, le contrôle des connaissances et la pédagogie, sans parler des retombées sociopolitiques, apparaît comme peu opérationnelle et se voit refuser le moindre crédit, au nom du sérieux du système. (…)

Maintenant, qu’est-ce que l’on transmet dans les enseignements supérieurs ? S’agissant de professionnalisation, et en se tenant à un point de vue étroitement fonctionnaliste, l’essentiel du transmissible est constitué par un stock organisé de connaissances. L’application des nouvelles techniques à ce stock peut avoir une incidence considérable sur le support communicationnel. Il ne paraît pas indispensable que celui-ci soit un cours proféré de vive voix par un professeur devant des étudiants muets, le temps des questions étant reporté aux séances de « travaux » dirigés par un assistant. Pour autant que les connaissances sont traduisibles en langage informatique, et pour autant que l’enseignement traditionnel est assimilable à une mémoire, la didactique peut être confiée à des machines reliant les mémoires classiques (bibliothèques, etc.) ainsi que les banques de données à des terminaux intelligents mis à la disposition des étudiants.

La pédagogie n’en souffrira par nécessairement, car il faudra quand même apprendre quelque chose aux étudiants : non pas les contenus, mais l’usage des terminaux, c’est-à-dire de nouveaux langages d’une part, et de l’autre un maniement plus raffiné de ce jeu de langage qu’est l’interrogation : où adresser la question, c’est-à-dire quelle est la mémoire pertinente pour ce qu’on veut savoir ? Comment la formuler pour éviter les méprises ? etc. Dans cette perspective, une formation élémentaire à l’informatique et en particulier à la télématique devrait faire obligatoirement partie d’une propédeutique supérieure, au même titre que l’acquisition de la pratique courante d’une langue étrangère, par exemple.

C’est seulement dans la perspective de grands récits de légitimation, vie de l’esprit et/ou émancipation de l’humanité, que le remplacement partiel des enseignants par des machines peut paraître déficient, voire intolérable. Mais il est probable que ces récits ne constituent déjà plus le ressort principal de l’intérêt pour le savoir. Si ce ressort est la puissance, cet aspect de la didactique classique cesse d’être pertinent. La question, explicite ou non, posée par l’étudiant professionnaliste, par l’Etat ou par l’institution d’enseignement supérieur n’est plus : est-ce vrai ? Mais : à quoi ça sert ? Dans le contexte de mercantilisation du savoir, cette dernière question signifie le plus souvent : est-ce vendable ? Et, dans le contexte d’augmentation de la puissance : est-ce efficace ? Or la disposition d’une compétence performante paraît bien devoir être vendable dans les conditions précédemment décrites, et elle est efficace par définition. Ce qui cesse de l’être, c’est la compétence selon d’autres critères, comme le vrai/faux, le juste/injuste, etc., et évidemment la faible performativité en général. (…)

Les détenteurs de cette sorte de savoir sont et seront l’objet d’offres, voire l’enjeu de politiques de séduction. (…) L’Encyclopédie de demain, ce sont les banques de données. (…) Elles sont la « nature » pour l’homme postmoderne. (…)

Mais ce qui paraît certain, c’est que dans les deux cas la délégitimation et la prévalence de la performativité sonnent le glas de l’ère du Professeur : il n’est pas plus compétent que les réseaux de mémoires pour transmettre le savoir établi, et il n’est pas plus compétent que les équipes interdisciplinaires pour imaginer de nouveaux coups ou de nouveaux jeux.

Jean-François Lyotard, « 12. L’enseignement et sa légitimation par la performativité », La condition postmoderne, p. 78-88.

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