La revendication positive
On oublie trop souvent que Kant voulait castrer les homosexuels − ce fut particulièrement bien théorisé dans La doctrine du droit.
« La fierté sans le mérite, c’est déjà de l’orgueil ».
Tel est le cri de ralliement que je propose – pourvu qu’on en parle.
Il faut râler contre les marches des fiertés. Ce ne sont pas des marches, mais les échoppes d’un marcher de l’exhibition. Chacun peut y trouver le produit X auquel il veut être assimilé et qui lui sert à s’exhiber. Tiens, un vendeur de choucroute et un autre d’humus. Cette année je serai fier d’être un juif allemand, l’inspiration vient en marchant.
On se retrouve alors avec cet étonnant spectacle de gens fiers, fiers de quelque chose qu’ils partagent sans partager d’autre action que de s’être réunis.
(1) Nous pensons tous que nous sommes X (que nous en soyons responsables importe peu)
(2) or nous avons bien fait attention de nous rassembler pour le constater,
(3) ainsi nous (pouvons déclarer que nous) sommes fiers d’être X.
Dès lors qu’on fait de X une qualité essentielle de sa personne et qu’un autre fait de même, naître sous X devient une fierté.
Mais que c’est incohérent ! Voilà pourquoi il faut râler.
Extrait de dialogue :
– Cependant Diogène, lorsque tu affirmes que les gens ont plaisir à s’exhiber et ne choisissent leur motif que dans un second temps, ne parles-tu pas avant ton tour ? Il est en effet fort possible qu’il ne choisissent pas le motif. Un homme qui fréquente assidûment le lit des hommes alors qu’il a les moyens de fréquenter ceux des courtisanes, par exemple, a-t-il vraiment choisi d’être désigné comme « homosexuel » ? Encore moins semble-t-il l’avoir fait pour s’exhiber.
– Tu as raison mon bon Cratyle, c’est même pour cela que les associations préfèrent le mot qu’elles ont choisi, à savoir « gay ».
C’est qu’ils sont rusés les Anciens (les gens de l’Antiquité)1. Les fiertés revendiquées suivent en fait bêtement la honte qu’on voulait infliger.
Il faut alors être fier pour montrer que le noir de la peau et les grosses lèvres rouges ne sont pas une honte pour l’intelligence, que le bon nègre n’est pas un imbécile un brin fainéant, voire que le bon nègre n’existe pas. Derrière un trait X se regroupent les victimes potentiels qui refusent de subir une honte pour laquelle elles n’ont rien fait, et qui revendiquent une fierté pour laquelle elles n’ont rien fait non plus – mais il faut bien le reconnaître, les autres n’avaient qu’à ne pas commencer.
C’est même l’occasion de préciser que le trait X qu’on associe à une honte n’est pas quelque chose qui existe dans la nature mais quelque chose qui n’existe d’abord que dans les yeux des jeteurs d’anathème. Ainsi changer le mot qu’on associe à ce qu’on croit un concept objectif X, c’est déjà changer la signification de ce concept. L’homosexuel tendait à être un déviant, le gay refuse cette tendance et s’affirme comme un membre à part entière de la société2.
L’exhibition et la proclamation d’une fierté ne sont alors que des réactions.
Mais tout de même ! L’origine n’explique pas tout. Et la loi du talion n’est pas une loi. Subir un mot et sa classification n’impose pas d’en infliger un autre (surtout un mot anglais, morbleu !). Il faudrait accepter le hasard d’un mot et se battre à partir de ce hasard : ne pas changer les mots, mais surtout ne pas lutter contre la honte en affirmant la fierté, se battre au niveau des idées sans passer par les mots et les passions, devenir un saint. Pour faire simple, il faudrait être moins militant et plus philosophe. Tout cela, un militant élevé à l’école foucaldienne et à la dénonciation du micro-fascisme ne peut pas le faire, et il a peut-être raison (je paye ici mon tribut à Oscar – mais c’est le minimum syndical, je ne m’embarrasse pas de travailler les subjectivités).
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[1] Ce n’est pas la première fois sur Morbleu (Mâtin ! Quel cahier de philologie) sur nous osons mettre en avant des textes antiques peu connus, allez donc voir par là
[2] Alors ceux qui lisent que le gay c’est celui qui est un membre à part entière de la société parce qu’il cesse de fréquenter le lit des hommes (il refuse sa déviance-tendance), ben c’est pas du tout l’idée. Du coup je vous propose un petit laïus qui n’est peut-être pas la vérité historique.
« Homosexuel », c’est un mot qui tend à faire croire qu’il existe des gens qu’on peut regrouper sous un concept objectif : un individu qui couche avec des gens du même sexe. Or certains parmi les gens qu’on classe comme homosexuels refusent de considérer un tel classement comme objectif, ils considèrent que ce classement n’est que le reflet d’une classification psychologico-social moralisante et conservatrice. Alors, pour bien marquer le fait que le mot « homosexuel » déguise un concept arbitraire en concept scientifique, et pour changer le sens du débat vers l’affirmation plutôt que vers la dénonciation d’une sexualité qui ne soit pas du tout du tout tournée vers la procréation, les tapettes les désignés choisissent un autre mot qui sert à désigner les mêmes gens mais de manière moins dogmatique et définitive, le mot « gay ».
[amtap book:isbn=2130580610]
[amtap book:isbn=2070740706]
27 juin 2011 à 10:21 Chloé[Citer] [Répondre]
Luccio, je trouve (mais je dis ça en toute amitié) ton article consternant. Il donne l’impression que tu n’as pas cherché à t’interroger sur les raisons réelles que peuvent avoir les gays de manifester, que tu t’es d’emblée décidé pour l’interprétation-zéro : celle qui consiste à rendre compte d’un comportement en invoquant… son absurdité (du moins est-ce par là que tu commences).
1) Tout d’abord, il est étrange de prétendre évaluer la Gay Pride en l’absence de toute référence au contexte de répressions (soutenues par les forces de police), persécutions (meurtres et passages à tabac), désinformation (confusion entretenue entre homosexuels et pédophiles), etc., extrêmement violentes qui expliquent l’apparition des rassemblements gays (1969 aux États-Unis, années 1970 en France) et la constitution d’un mouvement gay, et sans faire référence non plus aux fruits de ces mobilisations – auxquelles l’on doit par exemple la dépénalisation de l’homosexualité en France, en 1982.
On peut bien sûr s’interroger sur le sens qu’à aujourd’hui un rassemblement comme la Gay Pride, mais décider a priori (comme je pense que tu le fais) que c’est vide de sens, en occultant toute référence à l’histoire des mouvements gay, à la situation actuelle des gays, et aux revendications portées par ce rassemblement, me semble tout à fait injuste.
2) Tu confonds “mérite” et “fierté” et tu prêtes au participants de la Gay Pride un syllogisme tout à fait idiot. Tu fais comme si ces gens se réunissaient pour constater qu’ils sont gays et pour constater qu’ils peuvent donc être fiers d’être (= qu’ils ont du mérite à être) gays.
Bref, comme si les participants affirmaient qu’être gay, c’est mieux qu’autre chose. Alors que c’est quand même assez évident, il me semble, que derrière cette “fierté” affirmée, ce qu’il y a (comme tu le suggères par ailleurs, mais curieusement sans considérer que ce soit décisif) c’est bien le refus de l’humiliation et la revendication du droit à exister socialement.
(Remarque : les homos sont réellement les cibles de propos et de conduites homophobes, on n’est pas que dans le “potentiel”.)
3) Sur quoi se fonde ta proposition (elle me semble gratuite et à rebours de la vérité) d’après laquelle les militants gays considéreraient l’homosexualité comme étant une “qualité essentielle” ? (Et même si c’était le cas (ce qu’il faudrait montrer…) comment fais-tu pour voir dans la Gay Pride une expression de cette position ?)
Voilà pour les points qui me consternent le plus. D’autres remarques sur le reste de l’article :
4) Est-il vrai que les gens qui s’affirment “gays” 1) rejettent le terme “homosexuel”, et 2) pour les raisons que tu dis (à savoir que “homosexuel” serait un terme d’exclusion et connoté péjorativement (ce qui m’étonne), alors que “gay” n’aurait pas ces défauts) ?
On peut imaginer d’autres raisons au fait que le terme “gay” soit (s’il l’est, quand il l’est) privilégié par rapport à “homosexuel”, par exemple en allant chercher du côté de la distinction nature/culture (: est-ce que “homosexuel” ne renvoie pas à du biologique là où “gay” renvoie plutôt à du culturel ?)
5) Il me semble que le problème que tu poses l’aurait été plus clairement en opposant “gay” à “pédé” (ou “tapette”), par exemple. Le fait que tu ne poses pas ta question sous cette forme (que tu sembles donc hésiter à affirmer que les gays feraient mieux de s’appeler “pédés”) me fait penser que tu suspectes toi-même que ton idée d’après laquelle
n’a pas de validité générale.
Le problème que tu poses sur la resignification des mots n’admet pas de réponse simple. Parfois, un terme qui servait initialement à exclure et à insulter est retourné par ceux auxquels il était adressé, qui le recontextualisent sur un mode plus positif et l’emploient pour se définir eux-mêmes. C’est ce qui s’est passé avec le terme queer (à l’origine utilisé comme insulte homophobe, il sert aujourd’hui de catégorie d’auto-identification).
Je comprends mal que l’on puisse, dans ce type de débats, prétendre adopter un point de vue prescriptif et décider que que quelque soit la situation, ce que les autres ont de mieux à faire, c’est de changer de signification plutôt que de mots.
6) Enfin, ce n’est pas “au niveau des idées” mais bien sûr dans l’usage (en utilisant les mots) que les mots peuvent resignifier différemment. Cette resignification doit par ailleurs être vue comme constituant (dans un espace social défini par des rapports de force ou de pouvoir) un enjeu important des luttes des groupes minoritaires – y compris (surtout ?) “dans la rue”.
(Autrement dit, une manifestation comme la Gay Pride est susceptible d’avoir précisément vocation à changer le sens de certains mots.)