On a beaucoup glosé au sujet du désormais fameux et historique « printemps arabe », sur le rôle que les nouveaux moyens de communication (que l’on n’a désormais même plus le droit de citer) tels que Twitter ou Facebook avaient pu jouer, notamment au sujet de la « contagion » planétaire que ces mouvements de contestation ont provoqué.

Nombreux furent ceux à s’extasier devant les pouvoirs du numérique. D’une révolution, numérique, à l’autre, politique. Enfin ! les geeks et autres nerds de toutes les nations allaient pouvoir s’unir contre l’oppresseur et trouver une forme d’expression sociale valorisée ; eux, ces anonymous [1], ces créatures la plupart du temps débiles, boutonneuses et binoclardes qui, avant le règne sans partage de l’informatique, étaient immanquablement mises au ban de la société par les dominants, allaient pouvoir se venger de ces tyrans. Au point que certains sont allés, dans un élan de gratitude insoupçonnable, jusqu’à prénommer leur fille « Facebook » en hommage aux combattants des cyber-kriegspiels. [2]

Face à cette doxa teintée, il faut bien le reconnaître, d’un positivisme concevant progrès technique et politique comme étroitement imbriqués, et si optimiste que même Condorcet (qui est à la fois le Jacques Attali et le Alain Minc du XVIIIe siècle − mais tout de même en plus doué) n’en a pas rêvé, se trouve une thèse opposée tenant la contribution des « réseaux sociaux » et autres moyens modernes de communication pour nulle. On trouve cette thèse résumée par un certain Éric Zemmour − je le cite non pour lui mais pour la thèse qu’il exprime [3] −, disant qu’avec la Révolution française en 1789, l’Europe a connu un pareil embrasement, et même qu’ils avaient pas Twitter et Facebook à l’époque. Donc, CQFD.

Relisant [4] ces jours-ci David Hume, je tombe sur un texte qui fait curieusement écho à ce débat − sans doute Dieu existe-t-il − et apporte même un rudiment d’explication à ces questions des rapports entre politique et communication − à condition qu’on accepte de le surinterpréter odieusement, comme je vais le faire ci-après.

Un vaste royaume s’accoutume progressivement à la tyrannie, parce que chaque acte de violence y est d’abord perpétré sur une parcelle du territoire qui, étant éloignée du reste du pays, reste ignorée de l’ensemble et n’y provoque aucune agitation violente. De plus, on peut maintenir avec un peu de dextérité un vaste royaume dans l’obéissance, quand bien même l’ensemble du pays serait mécontent, tandis que chaque partie du peuple, ignorante de l’état d’esprit du reste du pays, craint de prendre l’initiative de toute agitation ou de toute insurrection. […] Dans un petit royaume, tout acte d’oppression est immédiatement connu dans l’ensemble du pays. Les murmures et les mécontentements qui en procèdent sont aisément transmissibles. Et l’indignation s’y porte à des hauteurs d’autant plus élevées que les sujets ne sont pas aptes à saisir, dans de tels États, que la distance est très grande entre eux-mêmes et leur souverain.

David Hume, « De la naissance et du progrès des arts et des sciences » in Essais esthétiques, GF, pp. 82-83.

C’est moi qui souligne dans le texte. La thèse de Hume est de dire que les États vastes, grands, spacieux sont plus enclins à la tyrannie, alors que dans les pays d’une dimension plus modeste, il est presque impossible de faire régner la terreur. Pourquoi ? Parce que dans l’immensité des espaces infinis des déserts sahariens, les distances sont telles que l’information des forfaits commis par le pouvoir est comme manquante, imposant aux oreilles des opprimés un silence éternel. [5] La tyrannie trouve dans les déficits d’information du peuple l’une des pierres à partir desquelles il peut élever les murailles de l’asservissement.

Selon Hume, ce déficit d’information n’est dû qu’à la distance. Plus celles-ci sont grandes, plus l’information vient à se perdre, et inversement : entre des lieux rapprochés, on communique aisément, au point de permettre aux « indignés » (terme employé ci-dessus par David Hume, ce qui indique qu’il avait lu − et même compris − Stéphane Hessel) de s’unir et de se rebeller avec une efficacité sans pareil.

En théorie de l’information, on dira que, plus les canaux dans lesquels transitent les données sont longs, plus nombreuses sont les chances qu’elles se perdent − car parasitées, par exemple, par du « bruit ». Tous les abonnés ADSL habitant malheureusement trop loin du répartiteur connaissent ce problème, rendant chimériques les débits miraculeux pourtant promis par les fourbes annonceurs.

Les moyens de communication modernes, les réseaux sociaux, emails, SMS et autres messageries instantanées font que les canaux d’information se sont singulièrement multipliés, au point d’interdire tout contrôle. Des points qui jadis étaient éloignés, sans aucun contact, ont été rapprochés du point de vue informationnel grâce à ces nouveaux médias. Des pays vastes et tyranniques se sont transformés de ce fait en petits États, rendant la tyrannie difficilement supportable sous leurs climats.

Sans doute ce rétrécissement des espaces n’est-il pas la seule cause de tous ces embrasements successifs. Il est en tout cas légitime de supposer qu’il en a participé, au moins peut-être au titre de condition de possibilité. Condition certes nécessaire pour secouer le joug − mais peut-être pas suffisante.

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[1] Mais dites donc ! Oser un pareil mot, c’est courir inutilement le risque de se faire pirater son Morbleu ! par un pas content ! Mes amis, la liberté est à ce prix.
[2] Il y en a même eu un pour prénommer son fils « Sarkozy » − malheureusement, je ne trouve aucun lien.
[3] Et puis aussi un peu pour lui, car le bruit court qu’il sera moins visible à l’avenir − il va âprement nous manquer.
[4] On relit toujours ses classiques, même si, en fait, c’est la première fois qu’on les lit. Mais pour le coup, je le relis vraiment : mon problème avec Hume est que je suis toujours incapable de résumer ses thèses (hormis peut-être sur la causalité), car j’ai souvent tendance à prendre ses idées pour les miennes, tellement elles paraissent − n’ayons pas peur des mots − naturelles.
[5] Une citation de Blaise Pascal s’est malicieusement glissée dans cette phrase.

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