L’une des plus grandes réussites vidéo-ludiques de ces dernières années fut celle du jeu Little Big Planet, dont une suite très attendue sort ces jours-ci. Variété de jeu de plateforme semblable à d’autres tels que le célèbre Mario, sa particularité et sa force résident en fait en ce qu’il a rendu enfantine la création et la publication de nouveaux niveaux par les joueurs.

Little Big Planet n’est en effet pas le premier jeu à permettre à ses joueurs de créer de nouveaux niveaux en leur fournissant un éditeur : Command & Conquer, Heroes, ou, dans la même catégorie de jeux, Rayman, en proposaient déjà il y a de cela plusieurs années. En fait, l’originalité de Little Big Planet se trouve dans deux choses.

Un outil de travail ludique, ou comment rendre le labeur indolore

Premièrement, Little Big Planet a rendu l’expérience de la création des niveaux ludique. Le jeu ne consiste plus seulement à parcourir les niveaux déjà existants, mais bel et bien à en créer, à endosser les habits d’un game ou level designer. Les éditeurs de niveaux étaient avant Little Big Planet d’une conception très austère ; ils n’étaient en premier lieu destinés qu’aux employés de l’entreprise qui devaient les utiliser à des fins uniquement professionnelles ; les éditeurs les fournissaient alors aux joueurs, cédant ainsi aux souhaits des quelques fans désirant pouvoir créer eux-mêmes leurs aventures.

La force de Little Big Planet est d’avoir au contraire fait de l’éditeur de niveaux non plus un simple et vulgaire outil de travail repoussant, mais un moyen de divertissement parfaitement attrayant ; non plus même un moyen, mais une fin en soi. Aucune notion de programmation ni de design ne sont requises : il suffit d’avoir de la bonne volonté, de l’imagination et de la créativité pour s’y atteler − et surtout, du temps disponible, du temps de travail disponible, que l’on va céder sans s’en rendre compte à Little Big Planet. Little Big Planet 2, la suite du jeu qui sort ces jours-ci mais que je n’ai pas encore essayé [1], promet même d’aller encore plus loin dans les possibilités de création, en permettant de produire non plus seulement des niveaux, mais même des jeux complets en tant que tels.

Une zone d’échange, ou la renonciation à la plus-value

Deuxièmement, l’autre force de Little Big Planet est d’avoir permis de mettre en lumière les créations des joueurs en offrant un moyen de publication simple. Aussitôt le niveau créé, il devient possible en quelques instants de le mettre à la disposition de la totalité des autres joueurs ; ceux-là peuvent ensuite évidemment y jouer, mais également l’évaluer, le recommander, le partager à d’autres joueurs et même entrer en contact avec son auteur.

Attirés par ce système, de nombreux joueurs créèrent une multitude de niveaux, dont certains sont d’une qualité qui dépasse presque celle des niveaux développés par Media Mollecule (la société éditrice de Little Big Planet) et livrés avec le jeu. Cela n’inquiète en rien Little Big Planet, qui se vante au contraire de posséder des millions de niveaux créés par ses joueurs, contre seulement quelques dizaines par sa propre équipe.

Pour le joueur lambda, il faudra, s’il veut pouvoir obtenir des « trophées » supplémentaires (équivalents des « succès » pour la Xbox : des récompenses virtuelles desquelles on peut se vanter crânement ensuite lorsque l’on rencontre d’autres joueurs), en passer obligatoirement par la création de niveaux et par leur publication : qui veut pouvoir terminer entièrement le jeu et obtenir le tant convoité « 100% » doit nécessairement créer des niveaux et les mettre à disposition d’autrui.

Travailler en ayant le sentiment de jouer et renoncer aux fruits de son travail

Tel est le secret de ce jeu : une entreprise capitaliste dans laquelle chacun patauge de bon cœur. La force et l’attrait de Little Big Planet qui en font son succès ne résident en effet dans rien d’autre que la mise à disposition de tous, d’une part d’un outil de travail faisant office de jeu, d’autre part de la mise à disposition d’un marché ou zone de libre échange, enfin du fruit du travail issu de l’utilisation de cet appareil de production. C’est ce qu’apprécient les joueurs. Tout ceci constitue le « système d’exploitation » de Little Big Planet, dans tous les sens que l’on voudra bien accorder à cette expression.

Car les joueurs ayant réalisé les niveaux ne touchent évidemment rien en terme de rémunération quant à leurs productions ; Little Big Planet, seul détenteur de l’appareil de production, s’accapare l’intégralité des bénéfices issus du travail des joueurs. Il n’est en effet pas possible aux créateurs et aux joueurs, ni de jouer, ni de distribuer, ni de vendre ces produits sans en passer par les dispositifs de Little Big Planet, qui conserve un absolu monopole.

Sous prétexte de jeu, les joueurs acceptant de créer de nouveaux niveaux vont en fait tout simplement travailler, au sens propre du terme : ils créent de la valeur. Mais de cette valeur, ils s’en trouvent dépossédés : celle-ci n’appartient qu’à Little Big Planet, qui en tire le maximum de profit, au détriment des milliers de travailleurs qui ne sont en rien rétribués pour leur labeur, cédant une part inimaginable de leur temps de travail sans aucune rétribution. Seuls le fun, la gloire, l’espérance d’être appréciés et reconnus les abreuvent. Et cela paraît suffire − du moins pour le moment. Tout cela uniquement pour les beaux yeux de sackboy.

Le précédent Web 2.0

Un tel mécanisme analogue de prélèvement du labeur existe déjà depuis longue date dans d’autres domaines numériques. Ainsi, le web participatif (le fameux « Web 2.0 ») ne désigne rien d’autre que l’émergence de sites web se décrétant « ouverts », autorisant les visiteurs à ne plus être simplement « spectateurs » et « passifs » quant au contenu proposé, mais « acteurs » et « actifs » (des « spectacteurs »), en créant eux-mêmes leur propre contenu. Aux créatifs rebutés par la technicité de la chose mais souhaitant tout de même se propulser sur la toile, des outils de travail sont proposés, et en l’échange de leur usage, le travail produit grâce à leur aide est accaparé. La valeur ajoutée produite par les membres est utilisée au seul profit de ces sites web, en échange de la mise à disposition du plus grand nombre d’un outil de travail restant dans leurs seuls mains. Les plateformes de blog (tel OverBlog, Blogger ou d’autres) ne font rien d’autre que cela : elles ne créent aucun contenu et se contentent de mettre à disposition d’autrui ce que d’autres ont créé [2]. Elles sont des parasites profitant du travail d’autrui, vivant de la sueur d’autres.

Little Big Planet transpose ce mécanisme qui eut son succès au domaine du jeu. Il s’agit de gaming participatif. Avec peut-être cet effet pernicieux consistant à habituer à un tel monde où le travail ne fait plus souffrir, où l’on cède les fruits de son labeur sans frémir.

Mais si demain tous les créateurs de niveaux de Little Big Planet se mettaient en grève, s’ils décidaient comme un seul homme de tous retirer leurs créations, alors ce petit monde vacillerait. Et si tous les blogueurs hébergés sur ces plateformes parasites retiraient leurs créations et passaient sur des solutions auto-hébergés, alors ces monopoles trembleraient. La raison qui fait encore se tourner des utilisateurs vers de telles solutions n’est en grande partie que le manque de connaissances techniques pour pouvoir être autonome. D’où tout l’enjeu d’une éducation numérique complète et robuste qui devrait s’adresser à tous et permettre à chacun de s’émanciper de ces tutelles en devenant producteur et donc propriétaire de l’appareil de production. Seule elle permettra de construire une Little Big Open Planet. Créateurs de tous les pays, unissez-vous !

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[1] J’en suis toujours à Assassin’s Creed Brotherhood, à tenter de délivrer Rome de l’emprise des Borgia, en compagnie de Machiavel.

[2] Et vous comprenez maintenant mieux pourquoi Morbleu ! est auto-hébergé. C’est là l’une des raisons, mais pas la seule. Et cela me fait penser qu’il faudrait peut-être songer à se retirer de PaperBlog.

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