Boxe À l’article sur la « Violence » dans le Dictionnaire de la philosophie Universalis, Yves Michaud indique qu’elle est presque indéfinissable du point de vue conceptuel. En effet, s’il nous est difficile de pouvoir la décrire, il nous est en revanche possible sans grande difficulté de la reconnaître lorsque l’on a affaire à elle – car nous avons tous affaire à elle.

En effet, chacun la voit à sa porte : les uns dans la barbarie potentielle que mon prochain est capable de déployer contre moi pour me subtiliser mon bien, les autres simplement dans les mots, ou dans un simple rapport de hiérarchie ou de classe. Mais d’autres encore doivent probablement la situer ailleurs : dans la météorologie (« un violent orage »), dans le travail lorsqu’ils « se font violence » pour l’achever, lorsqu’ils sont animés « d’une passion violente » pour quelqu’un, lorsque la vie s’achève par une « mort violente »

Tout cela est déconcertant, car on trouve la violence dans des choses a priori n’ayant que très peu de rapport entre elles. Qu’entendons-nous donc alors par violence ? Qu’est ce qui la caractérise ? Sa cause est-elle immanente à l’homme ou bien tout à fait extérieure ? Son ouvrage peut-il être positif ou seulement négatif ? Peut-on éradiquer toute violence, ou est-ce purement illusoire ? Et est-il seulement de notre intérêt de le faire ? Y a-t-il une ou des solutions politiques ?

 

 

 

Dans la langue du XVIIIème siècle, « faire violence à une femme » signifiait la violer, c’est-à-dire, utiliser la force en vue d’assouvir un désir dont la réalisation va à l’encontre de la volonté de l’objet. En effet, une femme se trouvant dans cette situation est rarement consentante, et quand bien même elle le serait, il ne s’agirait plus d’un viol. Il y a donc ici l’idée d’obtenir quelque chose que je ne peux avoir que par un recourt à la force, et ceci en « violant » quelqu’un ou quelque chose : en violant une femme, je « viole » non seulement sa volonté, mais aussi la loi qui m’interdit une telle pratique.

La violence serait donc l’emploi de la force d’une manière illégitime ou illégale. Une distinction entre ces deux conceptions mérite d’être apportée. Comme son nom l’indique, la légitime défense est légitime et est légale (dans le droit français) mais devient illégale si celle-ci dépasse en force celle que l’attaquant a employée à mon encontre, tout en pouvant rester toujours légitime. Ainsi, si je me fais frapper par quelqu’un, et que je lui réponds par un coup de couteau, je suis, dans le droit français, condamnable. Peu importe si le fait que, dans le feu de l’action, j’ai réagi en étant sûr de mon bon droit, en suivant une impulsion..

De là, on peut comprendre l’idée de la violence comme étant une aspiration forte, échappant à la volonté même. Laquelle volonté peut-être à la fois celle de la victime (lorsque j’agis à l’encontre de sa volonté), mais également celle de l’agresseur lorsque celui-ci réalise un acte violent qu’il n’aurait jamais voulu commettre : par là s’explique le fait que la Justice relaxe parfois les criminels passionnels une fois qu’il est reconnu qu’ils étaient hors d’eux lorsqu’ils ont exécuté leurs méfaits. Bien que vides de toute intention criminelle, ils ont tout de même réaliser l’infâme. Ce constat amène tout naturellement une autre question : qu’est ce qui peut bien pousser à la violence ?

 

Des études scientifiques, psychologiques et biologiques en particulier, tendent à montrer que le fait de la violence est le fruit de certains processus naturels profondément ancrés dans l’homme. Ainsi, l’irritabilité bien connue des femmes durant leur menstruations serait due à une chute du taux de progestérones. De même, les neuro-psychologues ont circoncis plusieurs zones du cerveau en relation directe avec certains types de violence. Toutes ces études montreraient que le penchant de l’homme à la violence serait un héritage de notre animalité et serait ainsi l’une des armes qui a permis à notre espèce de survivre à la sélection naturelle en lui permettant d’annihiler le danger potentiel d’une manière radicale.

Dans le même registre, Freud a admirablement montré comment l’homme était en proie à ce combat entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Ce serait cette pulsion qui serait en amont de tous les comportements à tendance nihiliste, destructrice, de domination sur l’autre, etc.

Ce qui pousse à la violence serait donc, si l’on en croit ce discours, immanent à l’homme. Elle ne proviendrait pas de quelque chose d’extérieur, comme les discours marxistes peuvent le laisser supposer. Même si on peut supposer que pression sociale, contexte politique ou géopolitique, précarité sont autant de détonateurs de la violence, il n’en reste pas moins qu’il existe a priori dans l’homme une faculté le rendant capable d’agressivité, et par corrélation, de violence. Mais cette faculté de l’homme, que l’on pourrait qualifier d’animal, est-elle totalement à blâmer ?

 

Pour Nietzsche par exemple, on pourrait identifier cette faculté à ce qu’il nommait « l’élan vital », cette fibre qu’il ne faut en aucun cas occulter, car ce serait « couper l’arbre à la racine ». De même pour les théoriciens évolutionnistes, comme Spencer ou tous les tenants du darwinisme social : cette faculté permet d’opérer la sélection parmi les différents éléments de la société en les éliminant, et à terme d’arriver à un homme « meilleur »

Dans un autre registre, cette faculté est ce qui fait que le système capitaliste fonctionne. Dans son ouvrage Le capitalisme est-il moral ?, André Compte-Sponville répond que non, il n’est pas moral, et que c’est justement pour cela qu’il fonctionne si bien ! En s’adressant à ce qu’il y a de plus bestial en nous, à notre égoïsme, en nous opposant les uns les autres dans une sorte de lutte violente, le capitalisme, grâce à cette concurrence, à cette émulation, permet un progrès considérable (tout en négligeant certains domaines, il est vrai).

Pour Marx, cette violence est même le moteur de l’histoire : on peut, d’après lui, résumer toute l’histoire par la violence qu’une classe dominante a exercé sur l’autre. Cela prouve que si on laisse trop libre cour aux aspirations violentes de l’homme, la situation peut devenir chaotique, ou tout du moins pour une certaine population. En effet, « l’animalité humaine » est susceptible d’engendrer « un état de guerre » pour parler comme Hobbes. Un monde violent serait invivable, et à terme empêcherait le développement dans bon nombre de domaines. Il est donc nécessaire de prendre des dispositions par rapport à la violence. Mais que faire face à elle ? Y a-t-il un remède miracle ?

 

 

 

On peut imaginer plusieurs solutions, toutes issues de ce que l’on aura remarqué plus haut comme causes de la violence. Ainsi, on peut imaginer un cycle psychanalytique destiné à nettoyer le surmoi des hommes que l’on appliquera, dans un premier temps, aux violents effectifs, puis ensuite à ceux jugés potentiellement violents (on peut par exemple penser à ces « damnés de la Terre » dont parlait Franz Fanon, dont la propension à la révolution et donc à la violence est peut-être plus grande que chez d’autres), puis enfin, par prévention, à tout le monde. Sur le plan biologique, on pourra injecter diverses hormones à la population, toutes destinées à affaiblir le penchant humain à la violence. Songeons que déjà aujourd’hui, pour éviter toute récidive, certains criminels sexuels vont jusqu’à se faire castrer, ou lorsque ce n’est pas permis par la loi, utilise des dispositifs électriques destinés à stimuler certaines zones cérébrales.

On peut aussi imaginer un grand système de « flicage », façon Big Brother, pour prévenir toute action pouvant être malencontreuse. La population se sachant épiée sera peut-être moins amène à user de la violence. Un peu comme avant que « Dieu ne meure », où les gens pouvaient se sentir observés dans chacun de leurs faits et gestes ou même pensées, ce qui présentait une grande puissance dissuasive. C’est d’ailleurs ce que Critias avait déjà fort bien remarqué dès l’Antiquité.

Cependant, on ne peut qu’être choqué par de tels dispositifs. En effet, une société qui aurait mis en place à la fois la psychanalyse généralisée, la castration hormonale et la surveillance universelle, en plus de « couper l’arbre à la racine » comme le dit Nietzsche, a des allures d’un véritable totalitarisme, qui ne pourrait qu’engendrer des maux pires que ceux qu’elle prétendrait résoudre. Rassurons-nous, ceci n’est à ce jour susceptible de n’exister que dans les romans d’Aldous Huxley ou de H. G. Wells. Mais pensons aussi au film de Stanley Kubrick, Orange Mecanic qui pose, à partir de ce type de société, la question de la vertu : le prêtre, découvrant le héros une fois purgé de tout penchant à la violence, s’empresse de dire que, n’ayant pas le choix entre le Bien et le Mal, sa conduite ne peut être qualifiée de vertueuse puisqu’il n’est plus libre de décider. Par la suite, on verra le héros incapable de se défendre face à une agression puisqu’il ne peut utiliser la force. On comprend donc que ce type de société n’est guère souhaitable, et que le problème de la violence est peut-être irréductible, ne serait-ce que pour se prémunir d’elle-même. Mais alors, comment vivre avec ?

 

On remarque une chose avec Pascal : « La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants; la force sans la justice est accusée (Pensées, 298-103) ». Qu’est ce à dire ? Tout simplement que la force est, si l’on peut dire, un mal nécessaire pour que la Justice puisse être rendue. Si la force est exercée sans justice, elle devient tyrannique. La force du méchant est donc tyrannie. La force l’empêchant d’agir est justice (même si celui-ci la considérera comme tyrannie puisqu’il s’estimera dans son bon droit de mal agir).

En effet, l’attaquant utilise contre moi la violence (car si pour lui, l’emploi de la force pour me dérober mon bien – ou simplement pour me nuire – est légitime, pour moi il ne l’est pas, et donc la force devient violence de mon point de vue). Si l’on exclu d’emblée toutes les solutions stoïciennes (la violence contre moi ne m’atteint pas vraiment et est l’action du logos, je dois donc m’y soumettre), platoniciennes (mieux vaut subir l’injustice plutôt que de la commettre) ou autres du même type car elles tendent plus à trouver une solution relevant de la transformation du moi au niveau de mon jugement ou de ma perception face à la violence, que de tenter de l’éradiquer dans l’absolu; il me faudra, pour me défendre face à l’agression, utiliser moi aussi la force (car pour moi ce sera un emploi légitime) qui pour lui sera violence (puisqu’il la ressentira comme illégitime : dans son ordre des choses, je devrai me laisser faire). On voit donc que la violence est présente des deux cotés subjectivement, selon l’appréciation de chacun. D’ailleurs, au niveau étatique, on remarque qu’il y a la violence que la rébellion est capable de déployer en cas de révolution, et qu’il y a celle que l’Etat va user pour réprimer cette rébellion (qui est l’acte contre-révolutionnaire). La question de savoir chez qui la légitimité est plus susceptible relève de savoir chez qui se trouve la motivation « la plus conforme à la Justice »

La violence (ou la force) étant inévitable des deux cotés, il est probable qu’on assiste, la technologie aidant, à une escalade des moyens permettant de l’exercer. En témoigne l’histoire récente : l’URSS et les Etats-Unis étaient dans cette logique de surenchère sur les moyens, jusqu’à ce que Gorbatchev et Reagan signent l’accord de non-prolifération. Nous nous garderons ici de commenter du côté de qui la force était le plus susceptible de se transformer en tyrannie ou en justice car cette question est très polémique pour certains, surtout dans le contexte actuel. Mais ceci prouve au moins une chose : l’accord signé entre « les Deux Grands » montre qu’une solution politique est possible. Dès lors, quelle peut-être cette solution ?

 

Des théoriciens libéraux ou plutôt anarcho-individualistes, ayant une grande foi dans l’auto-régulation de toute chose, affirment que le problème de la violence peut s’éradiquer de lui-même, sans même qu’un Etat soit institué. Ainsi, Max Stirner, par son principe de la « libre-association » énoncé dans son ouvrage L’Unique et sa propriété, est persuadé que la menace d’une destruction mutuelle entre deux entités est suffisante pour les dissuader toutes deux d’agir violemment, comme c’était le cas pour certains géopolitologues durant la Guerre Froide avant l’accord de non-prolifération. Or, on se rend compte que pour que ce système fonctionne, il faut que les deux entités soient d’une taille non négligeable. Tout le monde ne peut pas s’associer à des millions d’autres pour avoir la force potentielle capable de provoquer une destruction mutuelle. On arrive donc à une sorte d’Etat qui n’ose pas s’appeler par son nom. De plus, ce système ne prévient pas de la violence à l’intérieure de cette même association : pour prendre le cas de l’URSS, si la situation géopolitique internationale était plus ou moins stable, cela n’empêchait aucunement la violence d’Etat d’agir au sein de son territoire, en témoignent les innombrables pages d’Histoire remplies d’atrocités.

Une autre solution politique consisterait à changer l’homme par la société. Ainsi, Marx pensant que la violence est moins le fruit de quelque chose dans l’homme que le résultat des rapports de classes pouvant être résumés par le simple binôme « capitaliste-prolétaire » préconise de supprimer ces mêmes classes sociales par une volonté étatique forte et d’ainsi arriver au Paradis terrestre. Cette théorie fut appliquée à grande échelle au siècle précédent, et tout bon marxiste convaincu dans la vérité du jugement donné par la praxis (Lénine) devrait être convaincu que les résultats ne furent pas vraiment probants si l’on en juge par les cents millions de morts dénombrés dans Le livre noir du communisme, et qu’il est donc très urgent de trouver autre chose.

La force est utilisée par l’homme, nous l’avons vu, soit légitimement dans quel cas elle est justice, soit illégitimement dans quel cas elle est violence (ou tyrannie). Pour éliminer la violence et sortir de l’état de guerre concomitant, Hobbes propose aux hommes qu’ils renoncent justement à ce droit naturel qui est celui de pouvoir utiliser la force comme bon leur semble (« la castration hobbesienne », selon le mot d’Alain Finkielkraut) et qu’il soit transféré à une entité supra-individuelle qui sera chargée de l’utiliser à bon escient : l’Etat, ou Léviathan pour parler comme Hobbes. Ce transfert ayant été réalisé avec l’assentiment général des hommes, la force employée par l’Etat sera donc légitime. C’est ce qui fera dire à Max Weber que l’Etat dispose du monopole de la violence (ou contrainte physique) légitime : on ne peut donc pas parler de violence au sens propre lorsque l’Etat utilise la force, si du moins l’Etat l’utilise légitimement, c’est à dire s’il n’en abuse pas. Pour éviter cela, la séparation des pouvoirs imaginée par Montesquieu et qui est appliquée dans la plupart des démocraties avec succès semble être le meilleur dispositif pour prévenir des excès de l’Etat. On en arrive donc nécessairement à une certaine forme de démocratie, où les penchants « négatifs » de l’homme décrits par Freud peuvent s’exprimer sous des formes sublimées comme celles du débat politique, du capitalisme, du travail, du sport, des arts, etc.

 

 

 

Arrivés là, qu’avons-nous trouvé ? Que la violence, comme emploi non légitime de la force, est une dimension ineffable de l’homme, car elle est présente dans son essence même. Positive lorsqu’elle lui permet d’évoluer, elle devient négative lorsqu’elle mène à sa destruction. Impossible à éliminer sans dérives, il est nécessaire de la canaliser, la démocratie libérale en étant visiblement le dispositif le plus abouti.

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