Les débats qui ont opposé Platon, Aristote et les autres, sur la nature des Idées et des Formes, se retrouvent au Moyen Âge. Cependant, les textes canoniques de l’Antiquité étant, pour la plupart, perdus, la question de la forme est débattue sur des bases nouvelles. De Platon, le Moyen Âge ne connaît guère que le Timée, et d’Aristote, quelques textes de la logique. On se fonde alors beaucoup sur les travaux et traductions de Boèce. Les auteurs du Moyen Âge connaissent les données du problème, mais pas la solution. En somme, ils sont conduits à réinventer la roue, indépendamment des réflexions de l’Antiquité. C’est ce qui rend la « querelle des Universaux » intéressante : elle n’est pas biaisée par les partis pris théoriques des Anciens. Elle est une réflexion quasi ex nihilo. Ce n’est qu’avec les Arabes (Avicenne, Avéroes, etc.) que la scolastique médiévale découvrit ce que l’Antiquité avait pu proposer comme solutions. Cette réflexion sur les Universaux est en revanche fondamentalement dépendante du contexte religieux de l’époque. Des préoccupations théologiques entrent en jeu. Le rapport des Idées aux choses est ainsi décisif pour, par exemple, la question de la Trinité ou de la transsubstantiation.

Les Universaux sont les concepts universels, les espèces (être vivant, homme, animal, etc.), lesquelles s’opposent aux choses singulières. Face à nous, il y a par exemple ces quelques chats concrets, singuliers. En nous, il y a une idée du chat, qui nous permet de dire que ce que nous avons face à nous sont des chats, participent de cette espèce.

La question que le Moyen Âge se pose est la suivante. L’être est-il quelque chose d’uniquement propre aux Universaux, aux Idées, les choses singulières n’en étant que dérivées ? Ou bien est-ce uniquement les choses singulières qui existent concrètement, les Universaux n’étant que de simples noms ? En somme, qu’est-ce qui existe le plus ? Est-ce ces chats qui miaulent devant moi ? Ou bien cette idée de chat qui est dans l’esprit ? Différentes réponses à ces questions sont possibles. Celles-ci aboutissent à des positions nommées le réalisme, le nominalisme et le conceptualisme.

La question à la base de ce problème qui fit s’entre-déchirer le Moyen Âge pourrait se reformuler comme suit : si les mots signifient les choses, quelles sont les choses qui signifient les mots qui énoncent les genres et les espèces ?

Porphyre se posait déjà la question de savoir si ces Universaux existaient dans la nature, ou bien s’ils n’étaient que le simple produit de l’imagination. Il avait systématisé la question comme suit :

  • Les Universaux existent-ils ?
    • En soi ?
      • Corporels ?
      • Non corporels ?
        • Liés aux choses sensibles ?
        • Séparés des choses sensibles ?
    • Uniquement dans la pensée ?
      • Sont-ils une signification (sermo) ?
      • Sont-ils un son (vox) ?

Le réalisme

Le réalisme pose que seuls les Universaux existent en soi, les choses singulières étant en fait subordonnées à l’essence qui leur est commune. Le concept précède donc la chose (ante rem) : il existe avant. Ce fut longtemps la position officielle de l’Université, pour la simple raison qu’elle permet de poser que les Universaux furent conçus par l’entendement divin. Ce fut aussi la position de Guillaume de Champeaux (1070-1121), maître de Pierre Abélard.

À tous les hommes correspond une essence commune, et c’est à elle que le mot homme se rapporte comme à un fondement. Les individus ne diffèrent pas du tout par leur essence, mais pas leurs accidents. Il n’y a ainsi pas une essence relative à Platon, et une autre relative à Socrate, mais une essence de l’homme qui existe indépendamment d’eux deux. Ce qui rend Platon différent de Socrate n’est pas une essence différente, mais les accidents dans l’actualisation de l’essence, qui existe préalablement. Les Universaux existent donc indépendamment de la pensée, mais même indépendamment des choses auxquelles ils sont relatés : ils sont doublement autonomes. C’est la théorie de l’essence matérielle.

Pierre Abélard objecta que dans ce cas, des qualités inconciliables peuvent se retrouver présentes dans une même essence. Par exemple, si « être vivant » se réfère à la fois à la bête et à l’homme, cela signifie que dans l’être vivant, il y a à la fois « être raisonnable » et « être sans raison ». Si bien que Champeaux dût infléchir sa position. Il soutint alors que l’universalité présente dans les membres d’une espèce est constituée en fait par ce qui les rend indiscernables, c’est-à-dire dans le manque de différenciation. En fait, c’est le versant négatif de la thèse précédente : l’universel, c’est ce qui rend impossible de distinguer entre l’homme comme tel en Platon et Socrate.

Dans la fameuse lettre intitulée « histoire de mes malheurs », Pierre Abélard résume ainsi cette position de son maître Guillaume de Champeaux, et l’évolution de sa pensée (c’est moi qui souligne) :

« Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres controverses, j’arrivai, par une argumentation irréfutable, à lui faire amender, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur les universaux, sa doctrine consistait à affirmer l’identité parfaite de l’essence dans tous les individus du même genre, en telle sorte que, selon lui, il n’y avait point différence dans l’essence, mais seulement dans l’infinie variété des accidents individuels. Il en vint alors à modifier cette doctrine, c’est-à-dire qu’il affirmait toujours l’essence dans un même genre, mais non plus sans différence. Et comme cette question des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que Porphyre, la touchant dans ses Préliminaires, n’osait prendre sur lui de la trancher et disait : « c’est un point très-grave », Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d’y renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu’on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si la dialectique eût consisté tout entière dans la question des universaux. Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d’autorité, que les partisans les plus passionnés de ce grand docteur et mes adversaires les plus violents l’abandonnèrent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Champeaux lui-même vint m’offrir sa chaire et se ranger, avec la foule, parmi mes auditeurs, dans l’enceinte où avait jadis brillé d’un si vif éclat son maître et le mien. »

Le nominalisme

Le nominalisme pose quant à lui que seuls existent réellement les individus singulier, tandis que les Universaux n’existent que dans l’esprit humain. Le concept vient après la chose (post rem). Ces concepts peuvent être pris soit comme effectivement abstraits des choses appréhendées, soit comme simplement des noms conventionnels. Ce fut la position de Jean Roscelin (1050-1121) − aka. Roscelin de Compiègne − pour qui les Universaux ne sont que des mots (universale est vox). Cette position fut vivement critiquée par l’Église, assimilée à de l’hérésie, voire de l’athéisme, car niant presque la toute puissance de Dieu à l’égard de ces Universaux.

Roscelin reprend en fait une position de Boèce sur les Catégories d’Aristote, suivant laquelle celles-ci valent non pour les choses, mais pour les mots en tant qu’ils signifient les choses.

« Toutes les distinctions qu’apporte la dialectique entre genre et espèce, substance et qualité, ne sont que des distinctions verbales, dues au discours humain, mais il a ajouté que la seule distinction fondée en réalité était celle des substances individuelles. […] C’est seulement par le langage que nous pouvons séparer l’homme de Socrate, le blanc du corps blanc et la sagesse de l’âme, mais que l’homme dont nous parlons est en réalité Socrate, le blanc est un corps blanc, et la sagesse une âme sage. »

Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, PUF, pp. 510-511.

Ceci eut une conséquence fâcheuse concernant sa conception de la Trinité. En effet, si l’on suit le mot de personne, cela signifie qu’il y a en Dieu autant de substances qu’il y a de personnes. Jean Roscelin aboutit par conséquent à un « trithéisme », posant que les trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sont des substances indépendantes. Il n’y a qu’une communauté de volonté entre elles, mais aucunement une personnalité partagée. Lien direct entre le nominalisme et cette position jugée hérétique selon Saint Anselme (1033-1109) :

« Si l’on ne peut comprendre comment plusieurs personnes sont spécifiquement un seul homme, comment comprendre comment plusieurs personnes sont un seul Dieu ? Si l’on ne peut distinguer entre un cheval et sa couleur, comment distinguer entre Dieu et ses multiples relations ? Si l’on ne peut distinguer l’homme individuel de la personne, comment comprendre que l’homme assumé par le Christ n’est pas une personne ? »

Le conceptualisme

Le conceptualisme est une position introduite par Pierre Abélard (1079-1142), celui-là même qui fut l’élève de Guillaume de Champeaux. Le concept est dans la chose (in re). Pierre Abélard, comme on l’a vu, s’oppose au réalisme de Champeaux. Pourtant, Abélard est réaliste d’un point de vue théologique, car il pense que « l’intelligence divine contient les espèces originales des choses, appelées Idées, avant qu’elles ne se manifestent en des corps ». Son argument contre Champeaux est repris de Boèce : un universel est un attribut ; or, « nulle réalité ne peut se dire de plusieurs choses, mais seulement un nom ». D’après Émile Bréhier, pour Abélard, « l’Universel est avant tout un prédicat qui implique plusieurs sujets individuels dont il est prédicat (p. 530) ».

Ceci est en lien avec la théorie d’Aristote de l’abstraction.

« Après la sensation qui atteint superficiellement la réalité, l’imagination fixe cette réalité dans l’esprit, puis l’intellect saisit non plus la réalité même, mais la nature ou propriété de la réalité ; cette nature ou forme, si par abstraction elle est saisie séparée de la matière, n’est jamais connue comme une réalité séparée : « il n’y a pas d’intellect sans imagination ». »

Émile Bréhier, Ibid.

En somme, les Universaux sont d’après Abélard avant l’homme et les choses, comme Idées, et constituent le contenu de l’esprit humain. Ces Universaux sont amalgamés aux choses, mais cette liaison n’existe pas en soi : elle est saisie par l’esprit humain grâce à l’abstraction. Ainsi, le concept des choses n’est pas arbitraire, mais résulte de l’abstraction, qui a son fondement dans les choses. On ne rencontre jamais que du singulier, et l’universel est conceptualisé par abstraction. Du point de vue du problème de la Trinité, cela permet à Abélard de soutenir la doctrine suivante, qui est que les trois personnes de la Trinité sont en fait uniquement des noms pour décrire les propriétés du bien suprême. Elles en sont comme les différents avatars.

La position complexe de Guillaume d’Ockham

La position de Guillaume d’Ockham (1285-1347) se rapproche du conceptualisme, bien qu’on le classe souvent comme étant un nominaliste. Ses trois arguments contre l’existence des Universaux, largement repris de Boèce, sont les suivants (voir Bréhier, Ibid, p. 651) :

  1. « L’Universel étant supposé existant en soi, il sera un individu, ce qui est contradictoire ».
  2. « Poser l’Universel pour expliquer le singulier, c’est non pas expliquer mais doubler les êtres », ce qui contrevient au principe du fameux « rasoir d’Ockham » recommandant de ne pas multiplier les entités sans nécessité (cela fait également référence à l’argument du « troisième homme » d’Aristote).
  3. « Mettre l’Universel dans les choses singulières, d’où l’esprit le tirerait par abstraction, c’est aussi le rendre individuel ».

Cependant, Guillaume d’Ockham admet les Universaux, non en ce qu’ils seraient dans les mots ou les choses, mais dans les significations des mots, ou bien encore dans les mots en tant qu’ils signifient quelque chose. D’où deux types d’Universaux : les premiers sont des Universaux naturels, et les seconds des Universaux conventionnels.

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