La philosophie aujourd’hui
Faire de la philosophie est aujourd’hui fondamentalement différent à hier. Plus exactement, faire de la philosophie est différent depuis au moins la fin du XIXe siècle. La période que l’on nomme la Belle Époque (disons, 1870 – 1914) ne l’était que de nom. Pendant que le monde se modernisait, les consciences européennes souffraient.
Elles perdirent en effet leur fondement. En politique, cela est patent. Les sociétés achevèrent leur deuil de l’Ancien Régime ; le politique s’émancipait de toute référence transcendante (cf. les lois libérales sur la laïcité de 1905). Les sciences en firent de même. Toute référence au divin devenait superflu : Laplace « n’avait pas besoin de cette hypothèse » pour son système du monde, Darwin non plus.
Mais bien plus, ce de quoi la société et les sciences s’émancipèrent, c’est de la philosophie qui, au moins depuis Descartes, prétendait les fonder. Désormais, les sciences, sûres de leurs succès, s’en dispensaient. Bien plus, le positivisme (le logique comme celui d’Auguste Comte) voyait en elle, au pire, un obstacle épistémologique à éviter, au mieux, un simple outil.
Que restait-il alors à la philosophie, une fois son idéal de rendre compte du réel de manière englobante dissipé, une fois refoulée par la science, mise à la porte de la société ? Elle dut se reconstruire, ou en tout cas s’y essayer. Cette reconstruction fut lente, laborieuse, et dure encore.
Surtout, elle fut plurielle. Dans les facultés françaises de philosophie, on distingue quatre courants qui sont autant d’idéal-types de « nouveaux philosophes ».
- L’histoire de la philosophie. Les partisans de ce courant estiment qu’il n’y a plus rien à dire, à créer dans la philosophie. Seule issue : se tourner vers le passé glorieux de la tradition philosophique car tout y a déjà été dit, et la radoter, la bégailler ; cultiver l’érudition des grands textes et la scolastique du livre ; momifier les grands auteurs (dont la liste s’arrête généralement à Hegel) et les ranger au musée ; se délecter de tétrapilectomie (« l’art de couper les cheveux en quatre », cf. Umberto Eco) et organiser des colloques sur 3 jours à propos de « la différence entre la version latine et la version anglaise du Léviathan de Hobbes », sur « le corps chez Kant » et « l’influence de Caron dans le scepticisme de Montaigne ».
- La phénoménologie, à laquelle on assimilera aussi l’herméneutique et autres produits dérivés. Ces philosophies consomment jusqu’au bout le divorce d’avec les sciences. Ne pouvant plus fonder les sciences, elles décident de s’en débarrasser à jamais et de suivre un développement séparé, la rationalité scientifique manquant cruellement ce que seule la philosophie peut montrer. Vaste méditation, repli sur la subjectivité du moi à l’écoute de son vocabulaire spécifique, la phénoménologie prétend fournir à partir de l’expérience de la conscience personnelle une description authentique du monde vécu qui soit conforme à l’intuition humaine. L’herméneutique quant à elle recherche du sens, interprète, comprend (plutôt qu’explique, ce que font les sciences) le réel. Tout cela, bien sûr, en se tenant écartées le plus loin possible de tout ce qui pourrait ressembler à de la science – psychologie, histoire, sociologie.
- La philosophie analytique, à laquelle on assimilera aussi l’épistémologie et autre produits dérivés. Il s’agit ici de suivre le mouvement inverse de la phénoménologie. Ce n’est plus « pas de science » mais « que la science », laquelle est seule légitime à fournir des connaissances. Étudier les conditions de possibilité du discours scientifique ; fournir des critères de démarcation entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas ; interpréter les enjeux de théories comme la relativité, les quantas ou le chaos ; analyser la légitimité des discours ; et surtout, se cantonner uniquement à ce seul travail.
- La pluridisciplinarité. Constatant le vain de l’histoire de philosophe, le creux verbiage de la phénoménologie, le manque d’ambition de la philosophie analytique ; mais aussi constatant que désormais, la philosophie ne peut plus prétendre fonder les sciences ni s’en passer, ce courant décide de s’asseoir là où les autres sciences ne peuvent par définition pas se placer, c’est-à-dire à leur croisée. Ni sociologue, ni historien, ni physicien, ni cogniticien, ni logicien, ce philosophe se place au carrefour où leurs discours s’arrêtent pour tisser des ponts et passerelles entre eux et produire du nouveau. La philosophie ne crée plus la science ; la science crée la philosophie ; la tâche de celle-ci consistant d’une part à offrir à l’homme et à la société des visions d’eux-mêmes, mais aussi et surtout à critiquer les discours et à montrer en quoi l’incontesté peut devenir contestable.
En somme, soit on renonce à la philosophie (histoire de la philosophie) ; soit on la croit toujours possible mais à condition de refouler les sciences (phénoménologie) ou bien au contraire en les adulants (philosophie analytique) ; soit finalement on adopte une quatrième voie qui, si on y regarde bien, est la seule à ne pas trahir l’ambition initiale du projet philosophique, qui est celle, faut-il le dire, pour laquelle Morbleu ! milite.
Lorsque la philosophie est en crise, c’est la société qui est en crise. Contre ceux qui veulent la transformer en philologie, verbiage ou méthodologie, il convient de la défendre et de prouver à tous qu’elle peut toujours produire des connaissances, qu’elle est toujours capable d’émanciper l’homme de toutes les tutelles. Rallumons les Lumières. Sapera aude !
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28 novembre 2008 à 13:33 Luccio[Citer] [Répondre]
Si j’ai bien tout compris le philosophe d’aujourd’hui critique l’incontesté, se place au carrefour des sciences.
Mais plus question de toucher aux autres branches de la philosophies. Ah comme c’est important de critiquer la sociologie pour la société, alors que tenter de reconstruire une éthique est juste ridicule. Mais jetons Harnermas à la poubelle, ce qui nous évitera de passer du temps devant des phrases pleines de mots agencés bizarrement de d’entendre parler de Jury-Citoyens.
Puis tant qu’on y est commençons par arrêter d’étudier Platon, l’histoire s’en charge. Aucun doute que c’est le pied des historiens de se plonger dans les doctrines, ils ne demandent que ça. Ensuite nous leur demanderons quelles sont les idéologies de notre époque, qu’eux seuls pourront étudier, avec des vrais méthodes d’historiens, toujours très heureux de quitter les salles d’archives qu’ils seront, ah la lumière du jour et de l’écran d’ordinateur! Ah enfin un boulot pour le philosophe, si un historien finit par dire que notre Europe(et plus) n’est pas que judéo-chrétienne, il osera mettre un peu de Platon (et d’étude de la Grèce Antique si l’imbécile préfère étudier les faits objets et archives au lieu de textes déjà établis et commentés).
28 novembre 2008 à 13:39 Luccio[Citer] [Répondre]
la suite: pake fausse manip
Voilà enfin du boulot pour le philosophe qui ne sera pas qu’une vulgaire histoire de la philosophie, commencer par vérifier si l’historien a bien tout compris.
Et certes personne n’a vraiment besoin de savoir ce que Kant pensait du corps, mais on ne ait jamais, peut-être que faute de créer du savoir direct ça empêche la pensée de se scléroser.
C’est clair, l’ennemi du philosophe c’est le philosophe, celui qui fait de l’histoire de la philosophie au lieu de faire des mémoires sur les cours d’histoire donnés en STAPS en rajoutant le mot paradime (là c’est une attaque infondée pour la forme, histoire de détendre l’atmosphère).
Vite fermons les facs d’histoire de la philo, histoire de perdre toute autorité, celles d’herméneutique des fois qu’on puisse apporter qqs clefs aux gens qui font de la morale non athée. Puis surtout au pilori mettons la philosophie analytique, sauf que là c’est une bonne idée, y’en a marre des définitions et de cette idée qu’on peut fonder du savoir sans l’histoire, ils font chier tous ces mecs qui se refusent à prendre en compte l’héritage hégélien.
Pour finir: à méditer: un article de blog est toujours beaucoup plus travaillé qu’un commentaire, c’est pour ça que les commentaires c’est chiant sauf pour celui qui les fait.
28 novembre 2008 à 13:47 Luccio[Citer] [Répondre]
Et c’est même pas dit que celui qui fait le commentaire préfère son commentaire à l’article.
4 décembre 2008 à 11:19 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Cette pensée riche et/car/mais complexe en 3 parties – qui reproduit au passage le schéma tripartite qui nous hante de ses plus lointaines origines indo-européennes jusqu’aux médiocres dissertations de bachot, en passant bien sûr par l’aventure hégélienne – se veut, semble-t-il, un vibrant plaidoyer pour une réhabilitation de la philosophie en tant que discipline autonome, à savoir une philosophie qui aurait son objet propre et qui ne serait plus là uniquement pour faire ce que les autres sciences ne font pas – me trompé-je ?
Cela me conduit à certes nuancer mon propos et mettre, comme l’on dit, de l’eau dans mon vin, ou au moins à préciser certains points.
Comme dit, les quatre positions – historienne, phénoménologique, analytique et pluridisciplinaire – constituent des idéal-types. Autrement dit, ce sont des positions volontairement épurées faisant abstraction des contingences du réel. Conséquence, ces ideal-types ne se retrouvent jamais ainsi dans le réel. On est pas uniquement historien, analyste, phénoménologue ou pluridisciplinariste, mais une combinaison d’une ou plusieurs composantes.
Même, le type mis en avant dans ce texte, la pluridisciplinarité, aurait beau jeu de prétendre à la pureté radicale : elle ne le pourrait pas, par définition. Il n’y a sans doute pas plus métissé, philosophiquement parlant, que ce philosophe butinant de science en science. Par conséquent, nul plus que lui n’a intérêt à ce que les autres branches du savoir (ou celles se revendiquant comme telles) soient robustes afin de pouvoir grimper dessus.
Ainsi, il ne fallait nullement conclure de ces lignes, même si c’était une lecture possible, à une mise à mort des philosophies critiquées. On ne saurait, sans doute, se passer de celles-ci.
4 décembre 2008 à 15:32 Luccio[Citer] [Répondre]
Ah, ben ça fait plaisir à être lu.
Quand au trois parties, je ne me suis pas embêté non plus à me relire,je l’ai déjà fait il y a quelques jours.
Alors je suis une infâme copie de bachot ?
4 décembre 2008 à 15:57 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Ou une aventure hégélienne, où l’abstrait vient se réaliser dans le concret. C’est selon.
6 décembre 2008 à 20:49 Luccio[Citer] [Répondre]
Cool
10 décembre 2008 à
[…] a récemment pu nous chahuter concernant la lecture que nous faisions de la philosophie aujourd’hui. Entre les quatre chapelles ideal-typique de la philosophie que sont la phénoménologie, la […]
26 février 2011 à 13:08 issa douyon[Citer] [Répondre]
la science a jete de l ombre sur la pensseé philosophique,croyant l enterrer elle se trompe:la philosophie est l oxygène de la science
17 octobre 2011 à 13:34 Bergson aujourd'hui[Citer] [Répondre]
Tout à fait d’accord avec le pronostic concernant la seule voie possible pour une philosophie vivante aujourd’hui, morbleu ! Toute la question est celle de la distance qu’il convient d’observer avec les sciences. La première voie est celle des fossoyeurs de la philosophie qui renvoient cette distance au passé et aux archives. Je la condamne et je l’écarte, c’est la voie des croque-morts de la philosophie (cf. « Les détours de l’artificier et le retour de l’artifice »). Les 2ème et 3ème voies défendent une pratique vivante de la philosophie mais renvoient la distance en question au zéro ou à l’infini. C’est une voie dans laquelle la philosophie perd ce quelque chose de singulier qui la distingue de la cacophonie des sciences : sa voix.
Je pense en effet qu’il existe une voie pour la philosophie qui s’efforce d’observer une distance avec les sciences tout en restant audible en tant que telle ; tel est le chemin que j’ai tenté de suivre depuis « L’interprétation de la relativité ». Il y a heureusement une vie après (la mort de) la philosophie, on peut puiser dans les marges et les interstices : Deleuze, Gilles Châtelet, Girard, entre autres, et bien sûr Bergson aujourd’hui !
19 mars 2013 à 15:35 Abbé Augustin FOKAM[Citer] [Répondre]
Dans un monde formaté à chaque seconde, à chaque minute, à chaque heure, chaque jour par des hommes qui savent bien ce qu’ils font, je ne vois pas clairement où se situe la philosophie. Nous voulons une philosophie engagée aujourd’hui, une philosophie qui milite concrètement en faveur des faibles, des pauvres,.. qui sont tous les jours sous les bottes des mauvais riches, des mécréants.
19 mars 2013 à 15:44 Abbé Augustin FOKAM[Citer] [Répondre]
Nous sommes dans un monde qui bavarde de trop. C’est encore mieux de se taire que d’énerver davantage ceux qui souffrent par des discours bien construits. Notre monde a besoin des témoins et non des bavards. Il faut écrire, parler mais aussi agir. Philosophie et action. Mais où sont nos généreux philosophe dans un monde qui prend feu au quotidien? URGENCE d’un RÉVEIL PHILOSOPHIQUE!