Arthur SchopenhauerOn peut même voir, comme symptôme extérieur de la grossièreté triomphante, la compagne habituelle de celle-ci, la longue barbe ; cet attribut sexuel au milieu du visage indique que l’on préfère à l’humanité la masculinité commune aux hommes et aux animaux. On veut avant tout un homme, et seulement après un être humain. La suppression de la barbe, à toutes les époques et dans tous les pays hautement civilisés, est née du sentiment légitime opposé : celui de constituer avant tout un être humain, en quelque sorte un être humain in abstracto, sans tenir compte de la différence animale de sexe. La longueur de la barbe a toujours, au contraire, marché de pair avec la barbarie, que son nom rappelle. Voilà pourquoi les barbes ont fleuri au Moyen Âge, ce millénium de la grossièreté et de l’ignorance, dont nos nobles contemporains s’efforcent d’imiter le costume et l’architecture.

Oussama Ben LadenLa barbe, dit-on, est naturelle à l’homme. Assurément : et pour ce motif elle lui convient parfaitement dans l’état de nature ; mais sa suppression lui convient de la même façon dans l’Etat civilisé. Celle-ci témoigne en effet que la force bestiale, dont le signe caractéristique est cette excroissance particulière au sexe mâle, a dû céder à la loi, à l’ordre et à la civilisation. La barbe augmente la partie animale du visage et la met en relief : elle lui donne par là son aspect si étrangement brutal : on n’a qu’à regarder de profil un homme à barbe pendant qu’il lit ! On voudrait faire passer la barbe pour un ornement : c’est un ornement que, depuis deux cents ans, on n’était accoutumé à trouver que chez les juifs, les Cosaques, les capucins, les prisonniers et les voleurs de grands chemins. La férocité et l’air atroce que la barbe imprime à la physionomie proviennent de ce qu’une masse respectivement sans vie occupe la moitié du visage, et la moitié exprimant le côté moral. En un mot, toute la pilosité est bestiale, tandis que la suppression est le signe d’une civilisation supérieure. La police est d’ailleurs en droit de défendre la barbe, parce qu’elle est un demi-masque sous lequel il est difficile de reconnaître son homme, et qui favorise tous les désordres.

Arthur Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire (1851), Éditions Payot & Rivages, 1994, p. 117.

Karl MarxÉvidemment, en écrivant cela, Schopenhauer avait plus pour cible certains intellectuels post-hégéliens alors en vu, comme, peut-être, un certain Marx, et aussi quelques universitaires ayant mieux réussi.

On se souvient de L’art d’avoir toujours raison où les attaques personnelles sur le physique d’autrui étaient revendiquées comme moyen légitime par la méthode schopenhauerienne (« ULTIME STRATAGEME »), qu’elles soient simplement verbales, comme ici, ou physiques, comme ce fut le cas avec « l’affaire Marquet » – du nom de cette voisine que Schopenhauer molesta et dont il fut condamné à lui verser une rente annuelle jusqu’à sa mort. Pour vaincre l’adversaire, tous les moyens sont bons, quitte à forcer la parenté étymologique entre « barbe » et « barbare ».

Reste que ces quelques contingences n’ôtent rien de la pertinence de ce texte. La barbarie, l’état de nature, la bestialité, l’âge des ténèbres seraient caractérisés par le poil qui agit comme signe pour rattacher à l’animal ; le raffinement, la civilisation, l’humanité, les Lumières correspondraient quant à elles à l’abandon de la pilosité. Le jour où les hommes s’épilèrent marque le premier jour de leur émancipation. L’invention du rasoir surpasse ainsi presque celle de l’imprimerie.

Steevy BoulayCertains proposent de mesurer le degré d’ouverture des sociétés en fonction de la place faite aux femmes (Jankélévitch), d’autres par le niveau d’alphabétisation (Todd), d’autres encore par la diffusion de la pornographie (Onfray). Sans doute pourrait-on rajouter ce critère : la longueur de la barbe. Peut-être Schopenhauer, malgré ses rouflaquettes, saluerait-il alors le métrosexuel comme exemplaire typique de ce que la civilisation peut produire de mieux.

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