Platon, Le Domosogène
SOCRATE – Dis-moi, Ô Etranger, ton talent est-il à la hauteur de ta réputation, et de ton nom même ?
DOMOSOGÈNE – Socrate, j’ose le dire. Domosogène, « le constructeur de maison », est le plus grand maçon de tous les Grecs. Oui Socrate, j’ose le dire. Phidias lui-même n’égale pas mon talent. Le Parthénon que tu vois n’aurait pas été construit sans les conseils avisés que je donnais à lui, à Callicratès et à Ictinos. C’est moi qui conseillait Périclès pour l’approvisionnement du ciment.
SOCRATE – C’est vrai que moi-même j’ai pu voir de mes yeux ton grand talent lorsque nous deux nous sculptions peu avant la bataille de … [le manuscrit est ici illisible]. Toi tu étais venu vendre ta science en notre école et je me souviens que tu étais arrivé dans notre Cité en même temps que Protagoras, qui est ce maître pour les choses de l’esprit.
DOMOSOGÈNE – Tu dis bien, Socrate. Sauf que je suis bien supérieur à tous ces sophistes. Hippias lui-même n’a jamais construit de maison et n’en est resté qu’à des vêtements !
SOCRATE – C’est vrai. Je doute même que Hippias n’en soit jamais resté qu’à de belles marmites [allusion au dialogue Hippias majeur]. Mais dis-moi, Ô Domosogène, le plus grand maçon de tous les Grecs, pour construire une maison, il faut des matériaux ?
DOMOSOGÈNE – Oui, Socrate. Toutes sortes de matériaux. Et pour construire une belle maison, il faut de beaux matériaux.
SOCRATE – Donc, un bon maçon sera celui qui construira une bonne maison, et qui choisira les bons matériaux.
DOMOSOGÈNE – C’est cela même. Et je me vente d’être le meilleur maçon de tous les Grecs, c’est-à-dire celui capable de construire les meilleures maisons en choisissant les meilleurs matériaux.
SOCRATE – Ce n’est pas une tâche facile que de choisir ces matériaux. Car ces matériaux, certains sont simples, et d’autres sont complexes, n’est-ce pas ?
DOMOSOGÈNE – Complexes, tu veux dire composés ?
SOCRATE – Absolument. Tes maisons, tu les construits avec des éléments simples, comme cette poutre que je vois là, mais aussi avec des éléments complexes – ou composés si tu préfères – comme ce sable qui est ici.
DOMOSOGÈNE – Précisément, Socrate. Et tu n’imagines pas combien cette tâche est difficile. Certains maçons ne parviennent jamais à sélectionner les meilleurs éléments et construisent des maisons qui n’ont pas besoin de Poséidon pour branler. Pour ma part, je ne connais pas ce malheur. Je suis toujours parvenu à trouver les meilleures pièces et l’ébranleur des terres est bien en peine d’en venir à bout !
SOCRATE – Par Zeus, méfie-toi de ne pas t’attirer ses foudres à parler de son frère ainsi ! Mais de grâce, Domosogène, réponds-moi. De ces deux types de matériaux, les simples et les composés, quels sont les plus difficiles à se procurer ?
DOMOSOGÈNE – Ils sont tous deux difficiles. Trouver un bon élément simple, une bonne poutre, c’est comme trouver le meilleur nom pour Zeus. La tâche, tu t’en doutes, n’est pas facile.
SOCRATE – Mais les éléments composés ne sont-ils pas encore plus difficiles à trouver ? Ce sable, par exemple.
DOMOSOGÈNE – Tu dis bien, Socrate. Ces éléments composés sont constitués d’éléments simples. Trouver un bon élément simple n’est pas simple, trouver plusieurs bons éléments simples est encore moins simple. Et quand bien même, Socrate, tu aurais trouvé tous ces bons éléments simples, encore te faudrait-il parvenir à réussir un bon mélange de ceux-là.
SOCRATE – Si trouver le meilleur élément simple est trouver le meilleur nom pour un Dieu, si trouver les meilleurs éléments simples est trouver les meilleurs noms pour les Dieux, alors il faut être Homère pour accomplir la tâche qui est de tous les rassembler au mieux. Finalement, Domosogène, tu es un poète, un poète du tas de sable !
DOMOSOGÈNE – Parfaitement.
SOCRATE – Mais dis-moi, Domosogène, qu’est-ce qu’un tas de sable ?
DOMOSOGÈNE – Je te l’ai dit, Socrate. Un rassemblement de grains de sable.
SOCRATE – Un grain de sable suffit-il à lui seul à constituer un tas de sable ?
DOMOSOGÈNE – Certes non, Socrate. Il en faut plusieurs.
SOCRATE – Il en faut plusieurs, donc. Peut-être deux ?
DOMOSOGÈNE – Je ne pense pas. Il en faut beaucoup d’autres.
SOCRATE – Alors combien ? Trois grains de sable ?
DOMOSOGÈNE – Trois sûrement pas.
SOCRATE – Il est vrai. Trois n’est pas assez. Peut-être quatre ? Combien te faut-il de grains de sable pour constituer ton tas ?
DOMOSOGÈNE – À vrai dire, Socrate, tu poses là une question embarrassante. Je suis bien en peine de te dire à partir de combien de grains de sable un tas peut se constituer.
SOCRATE – Pourtant, il existe bien des tas de sable ?
DOMOSOGÈNE – Sans contredit. En voilà un derrière nous.
SOCRATE – Voici ce que je te propose. Si nous ne pouvons pas déterminer combien de grains de sable il nous faut pour constituer un tas, prenons ce tas de sable, comptons ses grains, et nous saurons que lorsque nous avons tant de grains, nous avons un tas.
DOMOSOGÈNE – Ce tas de sable est constitué de 12 960 000 grains de sable [ce qui correspond au nombre nuptial évoqué dans la République et calculé par Diels, ce que ni ce dernier, ni Mattéi n’ont jamais pris la peine de souligner].
SOCRATE – Mais que se passe-t-il, Ô sage Domosogène, si nous décidons d’enlever un grain de sable de ce tas ? Aurions-nous toujours un tas ?
DOMOSOGÈNE – Sans aucun doute.
SOCRATE – Et si nous en enlevions un autre ? Et encore un autre ?
DOMOSOGÈNE – Ce serait encore un tas.
SOCRATE – Pourtant, si l’on suit ton raisonnement, cela signifierait que même si notre tas n’est plus constitué que d’un seul grain de sable, il est toujours un tas. Ou même : que s’il n’y a plus de tas, nous avons un tas.
DOMOSOGÈNE – C’est vrai, Socrate. Voilà qui ajoute à mon embarras précédent.
SOCRATE – Et au mien également. Avant nous ne savions pas comment constituer un tas de sable. Maintenant, nous ne savons pas comment le défaire. En effet, Domosogène, c’est un dur métier que celui de maçon. Il lui faut constituer et défaire des tas, mais cela est d’une difficulté qui semble ici nous dépasser.
DOMOSOGÈNE – À vrai dire Socrate, tu m’as démontré que j’étais bien incapable de faire ou de défaire des tas. Je pensais être un grand maçon, je n’en suis plus sûr désormais.
SOCRATE – Pourtant, Domosogène, je suis pour ma part convaincu que tu es un grand maçon. Même, on voit tous les jours de grandes et belles maisons, et celles-ci ont nécessairement été construites par de grands maçons. C’est donc qu’il y a des maçons, et qu’il doit par conséquent leur être possible de constituer des tas.
DOMOSOGÈNE – Pour moi, Socrate, je ne suis plus sûr d’être maçon. Je ne peux t’enseigner l’art de faire ces tas. C’est à d’autres qu’il faut demander.
SOCRATE – Courage, Domosogène ! Je suis certain que la solution se trouve sous nos yeux, comme l’est de ce coté ce tas de sable, et de l’autre coté ce grain de sable. Voici ce que je te propose. Prenons un grain de ce tas et ajoutons-le à ce grain qui pour l’instant est solitaire. Arrivera un moment où nous aurons le même nombre de grains aussi bien d’un coté que de l’autre.
DOMOSOGÈNE – Voilà qui est fait, Socrate. À gauche et à droite se trouvent le même nombre de grains de sable. Pourtant, à gauche, j’ai le sentiment qu’il s’agit toujours d’un tas de sable, et qu’à droite, ce n’en est toujours pas un.
SOCRATE – C’est vrai. Voici mon hypothèse. Peut-être que nous nous trompons depuis le début. Nous avons voulu faire du tas quelque chose qui dépendait du nombre de ses éléments. Mais peut-être est-ce là une idée erronée. Peut-être un tas existe-t-il indépendamment du nombre des éléments qui le constituent. Nous en avons la preuve sous les yeux puisqu’un même nombre d’éléments nous donne à la fois un tas et un non-tas.
DOMOSOGÈNE – Voilà une hypothèse que je juge fort plausible et qui me réjouirait si je n’étais pas à ce point meurtri d’avoir perdu aujourd’hui ma condition de maçon que j’estimais tant.
SOCRATE – Quelle énigme ! D’une part compter les grains de sable ne nous est d’aucun recours pour déterminer si un tas en est un ou non. D’autre part, nous savons fort bien distinguer ce qu’est un tas de ce qui ne l’est pas. Mais dis-moi, Domosogène, c’est donc que lorsque l’on compte, on peut se tromper ?
DOMOSOGÈNE – Il semblerait.
SOCRATE – Mais que lorsque l’on ne se trompe pas, lorsque l’on connaît avec certitude qu’un tas en est un ou pas, on ne compte pas ?
DOMOSOGÈNE – C’est ce qu’il se passe, en effet.
SOCRATE – Ainsi l’erreur se trouve-t-elle dans le [dé]nombrement. Mais dis-moi encore, Domosogène, comment comptes-tu ?
DOMOSOGÈNE – Comment je compte ? Mais par Zeus ! Je compte avec mes doigts. Je ferme mon poignet, puis à chaque grain, je déplie un doigt et je dis fort, 1, 2, 3, 4, 5. Puis je referme la main et ainsi de suite.
SOCRATE – Se pourrait-il qu’il te manque un doigt ?
DOMOSOGÈNE – Comment donc, Socrate ? Te jouerais-tu de moi ? Par Zeus ! Je connais combien j’ai de doigts, je sais que j’ai le nombre.
SOCRATE – Mais comment le saurais-tu ? Tu viens d’avouer que tu usais tes doigts pour compter. C’est donc que pour compter tes doigts, tu uses de tes doigts. S’il t’en manque un, ou si tu en as en plus, tu serais bien en peine de t’en apercevoir.
DOMOSOGÈNE – Je conviens qu’il y ait là une difficulté. Mais je me sais posséder tous les doigts nécessaires.
SOCRATE – Cela ne peut alors que signifier que tu comptes tes doigts avec autre chose que tes doigts.
DOMOSOGÈNE – C’est exactement cela, Socrate. Lorsque je compte mes doigts, j’ai dans ma tête une main que j’imagine et que j’utilise en lieu et place de ma main réelle.
SOCRATE – Mais se pourrait-il que cette main que tu as dans l’idée ne soit pas complète ? Se pourrait-il qu’elle t’induise en erreur ?
DOMOSOGÈNE – Je ne pense pas. Je défie quiconque de compter mes doigts avec sa main imaginaire et de trouver un autre nombre que moi.
SOCRATE – Sans aucun doute, chacun trouvera le même nombre. Vois-tu ce que cela signifie ?
DOMOSOGÈNE – Par Zeus, Socrate ! Mais que j’ai 5 doigts !
SOCRATE – Ça signifie surtout que chacun possède en son esprit la même main imaginaire pour compter.
DOMOSOGÈNE – Tu dis vrai.
SOCRATE – Et c’est de cette main, sans doute un héritage d’Héphaistos, que chacun se sert pour compter les grains de sable.
DOMOSOGÈNE – Sans doute, oui.
SOCRATE – Voilà qui est plus clair. Lorsque nous nous trompons sur la nature du tas après en avoir compté les grains, c’est sans doute que nous les avons comptés avec notre main usuelle. Mais lorsque nous sommes assurés qu’ici se trouve un tas, c’est cette main que nous avons dans l’idée et qui est commune à tous qui nous le fait saisir.
DOMOSOGÈNE – Socrate, c’est pour ces remarques que je suis heureux de t’avoir pour ami. Ton esprit voit tellement plus clair que celui des autres.
SOCRATE – Pourtant, cette vérité, c’est toi et non moi qui la détenait. Je n’ai qu’aidé à la faire sortir. Je suis comme la rhubarbe dont mon père se servait pour produire les laxatifs qui firent sa renommée de médecin [on sait que la mère de Socrate était sage-femme]. Mais pour en revenir à notre problème, il nous reste encore à déterminer où se trouve cette main.
DOMOSOGÈNE – Que veux-tu dire ?
SOCRATE – Cette main existe-t-elle comme celles qui prolongent tes bras ?
DOMOSOGÈNE – Certes non. Ces deux là sont bien réelles. Alors que la main dont tu parles n’existe pour ainsi dire pas et n’est visible que par l’esprit.
SOCRATE – En effet, cette main est invisible dans ce monde là. Serait-ce que cette main existe dans un autre monde qui ne soit accessible qu’à l’âme ?
DOMOSOGÈNE – Je ne vois pas d’autre issue. Cette main doit exister dans un autre monde.
SOCRATE – Par conséquent, le tas réel, celui que nous discernons à chaque fois sans peine doit aussi exister dans cet autre monde.
DOMOSOGÈNE – Sans doute.
SOCRATE – Et donc, le vrai maçon, qui est celui qui reconnaît les vrais tas, est celui qui a accès à ce monde ?
DOMOSOGÈNE – Très certainement. Voilà pourquoi j’étais désemparé tout à l’heure. Compter les grains de sable, c’est ce que font les mauvais maçons, et tu m’as entraîné dans ce piège, moi qui suis un vrai maçon.
SOCRATE – Peut-être, mais tu t’es très bien sorti de ce piège. Tu étais le plus grand maçon des Grecs. Voilà que tu es en plus poète et philosophe.
DOMOSOGÈNE – Philosophe ?
SOCRATE – Car le philosophe est celui qui s’occupe des choses de l’autre monde.
DOMOSOGÈNE – Dans ce cas j’en conviens. Je suis le plus grand maçon de tous les Grecs, et certainement le plus grand philosophe aussi.
[amtap book:isbn=2130531830]
9 février 2010 à
[…] Frédéric Pagès, l’homme derrière le masque botulien, a réagi. Flatté qu’un aussi grand esprit que BHL, réputé pour sa vivacité, son rationalisme, sa scientificité, son sérieux, sa rigueur, sa curiosité, son érudition, se soit laissé prendre au jeu – qui date néanmoins de 1999. Aucun piège, aucune intention de démasquer la tartuferie de quiconque dans son entreprise, mais simplement le goût de la rigolade, du pastiche et de la parodie, qui existe chez de grands intellectuels, comme chez Umberto Eco – qui lui-même vit un de ses textes écrit au second degré pris très au sérieux par certains intellectuels. Nous-mêmes, ici, à Morbleu !, nous avons parfois sombrés dans la facétie, à visage plus ou moins découvert. Ainsi, Bernard-Henri Lévy a-t-il peut-être été tenté de cité également un dialogue méconnu, très riche, très philosophique, découvert récemment par un chercheur dans un vieux grenier, et attribué à Platon : Le Domosogène. […]