VirginiaI

Virginia ne savait pas vraiment pourquoi elle se prénommait Virginia. Ses parents ne lui ont jamais expliqué la raison. Peut-être était-ce en hommage à la reine Elizabeth Ire, surnommée Elizabeth la Vierge. Mais il y avait peu de chance : elle soupçonnait ses parents d’ignorer non seulement beaucoup de choses sur elle, mais encore plus de choses concernant l’histoire de l’Angleterre. Par contre, ils connaissaient mieux les États-Unis, là où ils passèrent leur Lune de Miel. Ils voulaient aller aux États-Unis pour leur voyage de noces. Ils le voulaient, oui, mais pas à tout prix, puisque que c’est parce que Las Vegas était trop cher qu’ils sont allés en Virginie. Et c’était parce que leur premier enfant devait naître 9 mois plus tard, un 14 février, qu’ils le baptisèrent Virginia, avec à la fin un A comme Amour.

Tout cela, elle ne le savait pas. La pudeur avait interdit à ses parents de lui révéler l’origine de son prénom. En effet, depuis sa naissance, Virginia avait toujours été quelqu’un de très sensible, et ça en aurait été trop pour elle d’apprendre qu’elle portait le nom d’un État d’Amérique, tout cela parce que ses parents l’avaient conçu à l’intérieur. Quoique dans un sens, cela aurait pu la dissuader d’avoir toujours regretté de n’être pas née homme : son prénom aurait été dur à porter.

Oui, Virginia a souvent regretté de ne pas avoir été un garçon. Elle en avait assez de devoir souffrir par leur faute, et elle se demandait parfois ce que ça pourrait faire de passer du rôle de victime à celui de bourreau. Elle et eux avaient toujours recherché des choses différentes. Elle, ce qu’elle voulait, c’était le grand amour, celui de Titanic. Eux c’était plutôt celui de XXL.

Cela la rendait malade. Aucun homme n’avait pu lui apporter ce qu’elle désirait le plus au monde. Ce n’était pas la lune pourtant ce qu’elle demandait. Juste quelqu’un qui pourrait la rendre heureuse, la faire sourire. Était-ce si difficile ? Elle voulait tout simplement l’amour, car elle aimait l’amour. Elle l’aimait et elle voulait le vivre comme jadis les sages stoïciens vivaient la vie : avec beauté dans le moindre de ces détails, de manière à ce que chaque acte devienne à lui seul une vie, comme si elle devait s’achever demain.

Mais malheureusement, aujourd’hui, il n’y en a plus des stoïciens. Et des romantiques non plus. Alors souvent, elle s’enfermait dans sa chambre, un peu jalouse et envieuse du bonheur de tous ceux qui l’entouraient. Elle se demandait tout comme William Sheller  » pourquoi les gens qui s’aiment sont-ils toujours un peu les mêmes  » ? Sans jamais réussir à résoudre cette énigme.

Virginia portait admirablement son prénom. Celle-ci n’avait en effet jamais vécu la  » première fois  » qui était, d’après ce qu’elle avait pu en déduire d’après les différents échos qu’elle avait recueillis après une enquête attentive, une chose magnifique surpassant de loin tous les plaisirs qui pouvaient exister. Que l’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas que l’occasion ne s’était jamais présentée, mais c’est qu’elle tenait à rencontrer l’amour d’abord, le sexe ensuite. Non pas qu’elle voulait d’abord se marier. Non, et elle ne trouvait d’ailleurs absolument rien de sacré dans le mariage, elle pensait au contraire que c’était un peu comme une ceinture de sécurité pour les couples n’ayant pas confiance dans leur amour. Elle méprisait le mariage, mais pas le sexe. Car pour elle, c’est lui qui est sacré, et non le mariage.

Et c’est pourquoi elle vivait à contre courant de sa génération qui s’extasiait de la libération sexuelle que leurs aînés avaient conquise. Au fond cela lui importait peu d’être marginalisée : eux pensaient que le plaisir est le bonheur, elle pensait que le bonheur est le plaisir. En fait, il s’agissait encore de cet éternel affrontement entre épicuriens et stoïciens.

Et plus le temps passait, plus elle se demandait s’il était bien raisonnable de poursuivre sans cesse l’amour comme elle le faisait. Comme on poursuit un arc-en-ciel, en pensant naïvement qu’à son pied se trouve un trésor. Sans jamais réussir à l’attraper. Souvent, elle repensait à ce dialogue d’Amélie Poulain, « l’amour c’est comme le Tour de France, on l’attend longtemps et il passe vite « . Sans doute est-il déjà passé, ou bien se trouvait-elle sur la mauvaise route.

Il lui fallait donc se faire une raison. Ce dont elle rêvait, ça n’existait malheureusement que dans Shakespeare. Le prince charmant qu’elle attendait ne viendrait jamais briser les barreaux de la mélancolie qui l’enfermaient. Il lui fallait les scier elle-même, et pour cela abandonner dans cette cage le rôle de dernière romantique que le destin lui avait confié et que pourtant elle assumait avec classe.

Aujourd’hui était le jour où jamais pour prendre une telle décision. C’était la St Valentin, ce jour où elle était née et où elle en avait assez de n’avoir jamais rien fêté d’autre que son anniversaire. C’est pourquoi qu’au lieu de faire le deuil de son année écoulée dans un bar ou une discothèque comme le fond d’habitude les filles normales, elle fit celui de l’amour qui venait subitement de décéder. Blottie toute seule au fond de son grand lit froid, elle mouillait ses draps de ses larmes qui coulaient encore, encore et encore. C’était dur à admettre. Mais c’était bien la dernière fois qu’elle pleurerait pour ces futilités.

 

 

II

Virginia travaillait dans une librairie du centre ville, entourée de vieilles maisons et de livres neufs. C’est ici, à force de lire et relire les livres qui l’entouraient, qu’elle devint une romantique. Déformation professionnelle dira-t-on. La vie tient souvent à peu de choses finalement. Ces petites rencontres que l’on fait, avec un auteur, un artiste ou même un anonyme dans la rue et qui suffisent parfois à modifier le cours d’une vie, de la même façon qu’une boule de billard qui en heurte une autre change à la fois la trajectoire de celle-ci mais aussi la sienne, avant d’en heurter encore d’autres, et ainsi de suite.

Aujourd’hui était un jour calme de la semaine, bien loin des samedis où les gens ont le temps de se bousculer pour dépenser leur argent à la recherche de la dernière chose dont l’acquisition pourrait les rendre tellement différents des autres. Les gens qui vont dans les magasins le week-end ne sont pas les mêmes que ceux qui y vont durant la semaine. La semaine ce sont ceux qui ont du temps mais pas d’argent, le week-end ce sont ceux qui ont de l’argent mais pas de temps.

Virginia était là pour les renseigner. Elle aimait les conseiller sur les derniers romans qui l’avaient ému aux larmes, même si cela lui arrivait de moins en moins, car on s’habitue à tout. Inutile de vous dire le style qu’elle préférait : c’était des livres de filles.

– Excusez-moi. Je cherche l’amour.

    Virginia eut l’impression que le temps venait de s’arrêter. Elle craignait de ne pas avoir bien saisi ce que cet homme, qui depuis tout à l’heure feignait de ne pas voir que Virginia avait vu qu’il l’observait, venait de lui demander. Elle était entrain de réfléchir à tous les livres qui pouvaient comporter le mot  » Amour  » dans leurs titres. La liste était longue, car le sujet complexe. Depuis Confucius et Bouddha, tout le monde s’était un jour penché sur le problème mais personne ne l’a pour ainsi dire totalement résolu. À part Virginia qui depuis hier soir avait trouvé la solution.

    Lassé du silence mystérieux de son interlocutrice, l’homme reprit :

    – Oui, vous avez bien entendu. Je sais que c’est une chose très rare de nos jours.

      Cette fois, c’était sûr. Il ne faisait plus aucun doute que cet homme n’était pas à la recherche d’un livre, mais de tout autre chose. Cela inquiétait Virginia au plus haut point. Elle était tentée de lui répondre qu’il tombait très mal car elle venait de tuer ce qu’il cherchait la veille. Mais elle garda le silence. Le surréalisme de la situation l’avait déconcerté. Surréalisme, car d’habitude, on l’interpellait plutôt par un sifflement, par un bonjour, ou par un  » vous êtes belle  » lorsque ce n’était pas à un  » t’es trop bonne  » qu’elle avait droit.

      Car pour ne rien cacher, Virginia était atteinte du syndrome de Marie-Laétitia. Souvenez-vous, Marie-Laétitia était cette participante du Bachelor qui était lassée que les gens – les hommes – ne la (pré)jugent qu’à partir de son apparence et la classe de facto dans la catégorie des bimbos-blondes-écervelées-d-un-soir. Virginia éprouvait la même détresse, et redoutait que l’individu se trouvant face à elle ne s’appelle Stevens.

      Mais non. Stevens n’était sûrement pas le genre de personne à lire des livres, et l’individu face à elle était plus proche du vagabond solitaire que du gentleman célibataire. Oui, cet homme avait tout d’un clochard, mais il y avait tout de même quelque chose en lui qui intriguait Virginia. Tout le monde a quelque chose en lui qui fait qu’il peut être intéressant. Après tout, Socrate était bien laid et manquait cruellement d’hygiène. Diogène vivait bien dans un tonneau. Il paraîtrait même que ce dernier eu un jour l’étrange idée d’aller se masturber sur l’Agora, ce qui lui valut toutes fois quelques petits problèmes avec les autorités athéniennes.

      L’homme semblait toutefois être assez éloigné de ces motivations triviales. Virginia crut apercevoir derrière ses yeux quelque peu vitreux comme une flamme qui dansait. Finalement, Virginia céda à l’idée d’aller se réchauffer auprès de celle-ci, et accepta de prendre un café avec lui le soir même. 19 heures précises. Cela fait un peu tard, il est vrai, pour un café. Mais ce n’était pas n’importe quel café. C’était le genre de café qui maintient éveillé, même avant dans avoir bu. C’est que depuis le départ de l’inconnu, elle avait la curieuse sensation de dormir éveillée. Sans doute l’inconnu était plus un sorcier qu’un Diogène, et il l’avait hypnotisée. Tout à l’heure, elle ne devra pas boire de son café dans lequel l’individu y aura sûrement versé un filtre d’amour. Sinon, elle risquerait de briser les vœux de religieuse sans dieu qu’elle avait formulés la veille.

      Cette perspective l’angoissait terriblement. Du coup, elle regardait sa montre comme lors d’un rendez-vous chez le dentiste. Elle la regardait toutes les cinq minutes, et à chaque fois, il s’était écoulé deux heures. L’amour a ce pouvoir de provoquer des courbures de l’espace-temps. Il paraît que le même phénomène peut se produire après l’ingestion de certaines drogues comme l’ecstasy. Mais Virginia n’y toucha jamais. Ni à la drogue, ni à l’amour.

       

       

      III

      Pendant ce temps, Oscar attendait comme il avait l’habitude d’attendre. C’est à dire avec lenteur et flegme comme un Lord anglais. Il était entrain de lire des livres, comme il en lisait beaucoup, attablé à la terrasse d’un café, attendant l’inconnue qu’il avait rencontré ce matin dans une librairie du centre ville, et qu’il avait invité. Il n’avait pas l’habitude de faire cela. Il était un peu timide, et parlait rarement aux inconnus lorsqu’il était à jeun. Mais cette fois-ci, il fut subjugué par une sorte d’énergie mystique contre laquelle il ne put s’opposer. Une force sûrement semblable à celle qui poussait les quakers à parler, alors qu’ils devaient normalement garder à tout prix le silence. Il paraît que quand ça leur arrivait, les quakers tremblaient, d’où leur nom. Oscar aussi avait tremblé lorsqu’il lui parla, comme à chaque fois qu’il parlait à une inconnue, mais d’habitude, c’était plutôt du fait de l’alcool qu’il avait du ingurgiter avant pour se désinhiber. Cette fois-ci, cela venait d’autre chose. Shakespeare faisait dire à Roméo que  » l’amour est une fumée formée des vapeurs de soupirs « . Mais en fait ce devait être plutôt un mélange d’alcool et d’ecstasy.

      Oscar savait très bien pourquoi il se nommait ainsi. Sa mère aimait beaucoup Oscar Wilde, et elle avait décidé de donner son prénom à son fils naissant. Son père si était formellement opposé car il craignait que son fils ne  » devienne aussi homosexuel que cette pédale d’écrivain « . Mais on n’échappe pas à son destin. Lorsque la providence a décidé que les boules de billard de l’univers devaient s’entrechoquer d’une telle manière, il devient inutile de s’y opposer. C’était le conseil que les stoïciens enseignaient à l’époque, bien qu’ils ne connaissaient pas le billard. Du coup, Oscar suivit le même chemin que le Wilde du même prénom. À défaut de devenir homosexuel, il devint écrivain, le talent en moins. Il est parfois difficile de se faire un nom.

      Oscar se plaisait à errer de divagations romanesques en réflexions philosophiques, de théories économiques en modèles politiques. Il était génial, évidemment, mais comme pour beaucoup, il était le seul à le savoir. Peu importe si personne ne voulait le publier ou même lire ses écrits. Après tout, Schopenhauer ne fut reconnu qu’a à la fin de sa vie. Max Stirner n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui alors que de son temps, il était criblé de dettes et pris pour un fou. Nietzsche disait avec justesse que  » certains naissent posthumes « . Et Oscar faisait à coup sur partie de ceux-là.

      Mais arriva alors le jour où il commença à émettre de sérieux doutes quant à son immortalité intellectuelle. Il se demandait s’il pourrait survivre encore longtemps ainsi, avec le cœur que celle qu’il avait tant aimée venait de briser. Il avait beau se dire que maintenant qu’il était en morceaux, il en aurait plusieurs, et pourrait ainsi aimer encore plus, cela ne lui suffisait pas. La sensation de vivre dans un cauchemar chaque jour plus sombre, plus sombre encore que cette  » fumée formée des vapeurs de soupirs « , était trop insupportable, et l’idée de se réveiller de ce mauvais rêve par une méthode radicale et mortelle était une tentation des plus irrésistibles. Son seul dilemme était la méthode à employer pour arriver à ses fins : balle dans la tête, corde, somnifères, lame de rasoir, gaz…

      Finalement, il opta pour l’alcool. Il troqua ses livres contre des bouteilles, et dans un sens cela l’arrangeait car il les finissait beaucoup plus vite. Il se mit à boire plus que de raison ou plutôt, pour une bonne raison. C’était en effet le seul moyen pour lui de réussir à s’endormir lorsque les nuits d’insomnies lui paraissaient trop longues, lorsque l’espace-temps se courbait à nouveau, mais cette fois dans l’autre sens.

      Alors Oscar s’enivrait jusqu’à ce que mort s’en suive. Et lorsqu’il était ressuscité le lendemain ou le surlendemain, il était déçu de voir qu’il était toujours bien vivant dans le même enfer, et qu’il lui faudra une fois de plus nettoyer sa moquette sur laquelle se trouvait un mélange malodorant composé de toutes sortes de liqueurs dont il avait peine à imaginer qu’elles puissent avoir pu se trouver quelques heures plus tôt non loin de son intestin.

      La hantise d’Oscar était de finir seul. Certes, il était encore jeune. Mais la mort à 34 ans la veille de Marco Pantani n’avait fait que raviver ses craintes. Cela l’avait beaucoup affecté. Mort à 34 ans, dans la solitude, le jour de la St Valentin. Décidément, ce jour fait de moins en moins d’heureux. Pourquoi la vie est-elle si injuste ? El Diablo, comme on le surnommait, l’avait fait rêver de son vivant, et maintenant, sa mort le faisait cauchemarder. Non, Oscar ne pouvait pas avoir pareille destinée.

      C’est pourquoi après avoir cru au diable de la montagne, Oscar commença à croire aux anges. Sûrement parce qu’il s’identifiait quelque peu au Christ. En effet, tous deux furent persécutés et mal compris par ceux qu’ils aimaient passionnément. Tous deux vécurent une longue traversée du désert sous un soleil écrasant, tous deux étaient ressuscités, et Oscar le surpassait même de loin dans ce domaine car il l’avait été beaucoup plus de fois, à chacun de ses douloureux réveils.

      Par contre, Oscar ne faisait plus de miracles, puisque de génie tout puissant, il était devenu alcoolique impuissant. Tout cela par le vilain tour d’une méchante fée qui se disait amoureuse. Dès lors, il priait pour qu’un jour un ange vienne faire rouler la boule de billard de sa destinée dans une direction plus souhaitable. Il en avait assez que celle-ci n’en finisse plus de heurter les bandes à grand bruit, et de lui faire mal à la tête tous les matins en faisant résonner dans sa tête des bong, bong !

       

       

      IV

      Bong, Bong ! C’était les cloches de l’église qui signalaient l’heure communément admise par la plupart de ceux qui prennent une part active au processus de division du travail inhérent à nos sociétés occidentales qu’ils pouvaient maintenant rentrer chez eux se reposer avant de revenir le lendemain. Pour d’autres, la signification est parfois différente. Cela peut être l’heure du café par exemple. Peu importe s’il commence à être un peu tard.

      Les cloches continuaient de sonner, puis elles s’arrêtèrent en même temps que le cœur d’Oscar, qui lui s’arrêta en même temps que celui de Virginia, qui lui s’arrêta à l’instant où leurs regards se croisèrent. Et dire qu’Einstein affirmait que la simultanéité était une vue de l’esprit !

      Une seconde, deux seconde, une heure, une éternité. Cupidon s’amusait une nouvelle fois à courber l’espace-temps en même temps que son arc. Puis il décocha sa flèche. Malheureusement, celle-ci était pareille à celle de Zénon d’Elée, et elle n’était donc pas près d’arriver. Mais cela suffit à Virginia pour demander :

      – Alors comme ça, vous cherchez l’amour ?

      – Oui, je suis chercheur. Et actuellement je cherche l’amour. Enfin, en fait, je cherche aussi si Dieu existe. Je suis plus ou moins philosophe. Mais au fond ça revient à peu près au même de chercher l’amour ou bien Dieu, car Dieu est Amour.

      À entendre ce discours qu’il prononça avec une telle assurance, Virginia se dit qu’il s’agissait d’une rhétorique bien aiguisée, le genre de trucs qu’il avait soit lu dans un bouquin, soit travaillé pendant des semaines, et qu’il récitait à chaque fille qu’il rencontrait. Cela devait marcher, pensa-t-elle au fond d’elle-même. Mais pas avec elle. Elle n’était pas une de ces bimbos écervelées. Et de plus, elle venait la veille de renoncer à l’amour. Elle répondit :

      – Et alors, il existe ?

      – Dieu ou l’Amour ?

      – À votre avis …

      Entre deux plongeons dans l’océan alcoolisé qui l’entourait depuis quelques temps, Oscar avait quand même un peu réfléchi à la question. Pour lui, il était désormais clair que l’amour ne pouvait exister. En effet, il comparait l’amour à l’économie. Hayek, un économiste du siècle dernier, n’avait pas peur d’affirmer que justement, la science économique n’existait pas, et que c’est à partir du moment où on a commencé à s’en occuper que les problèmes ont commencé.

      Et bien l’amour, c’était pareil. Avant qu’on l’invente, tout devait sûrement beaucoup mieux fonctionner qu’aujourd’hui, bien que son invention soit tellement éloignée de nous que les témoignages nous manquent un peu pour pouvoir le certifier. Mais soit. De la même façon que le capitalisme est, d’après Marx, l’exploitation de l’homme par l’homme ; l’amour est, d’après Oscar, l’exploitation de l’homme par la femme. En effet, si les bourgeois sont propriétaires de l’appareil de production, les femmes quant à elles sont propriétaires de l’appareil de reproduction, ce qui les place nécessairement dans une position avantageuse puisque ce sont elles qui s’accapareront la plus value. Dès lors, la lutte des classes devient inévitable. Inconsciemment, les hommes l’ont bien compris, et c’est pourquoi ils ont asservi la femme pendant des siècles afin que celle-ci ne puisse pas tirer profit de son avantage certain.

      Mais, depuis les années soixante, les femmes se sont curieusement libérées. D’abord aux États-Unis, puis en Europe. Sans que l’on ait même pas eu le temps de s’en rendre compte, elles ont pris conscience que ce sont elles qui étaient depuis toujours en position de force. Entre leurs mains, l’amour est devenu une arme de destruction massive dont elles ne se privent pas d’utiliser, et la dernière victime de ce complot d’une dimension mondiale était ce pauvre Oscar. Il fallait donc à tout prix résister, comme Ulysse résista jadis aux Sirènes qui l’appelaient.

      C’est pourquoi Oscar répondit :

      – Oui, je le crois, je veux croire qu’il existe. Sinon, pourquoi serais-je ici entrain d’attendre auprès d’un paratonnerre ?

      – Un paratonnerre ?

      – Oui, vous. Vous êtes un paratonnerre, vous attirez les coups de foudre.

      Voilà qui était inattendu. Virginia ne connaissait rien du tout, mais alors rien du tout à l’économie. Par contre, elle aimait beaucoup Marx. Son grand-père se plaisait à reproduire les même grimaces que Groucho quand elle était petite. Elle en riait beaucoup.

      Mais là, la situation était moins drôle. Que voulait donc cet homme, à lui parler de paratonnerres ? Est-il électricien en plus d’être  » philosophe  » ? Philosophe. On aura tout vu. S’il croyait que c’est cela qui allait l’impressionner. Il en fallait plus, beaucoup plus pour pouvoir élever ne serait-ce que d’un tout petit peu le niveau kéraunique1 actuel. Si elle rougissait, c’était tout simplement parce qu’il faisait froid, voilà tout.

      Finalement elle se leva, puis lui dit :

      – Désolée, mais je dois vous laisser. J’espère vous revoir bientôt.

      Mais pourquoi lui a-t-elle dit cela ? Et pourquoi au moment de partir lui a-t-elle fait une bise sur sa joue barbue qui tout à l’heure la repoussait tant ?

      Oscar, lui, était déçu. Il n’avait même pas eu le temps de commander de quoi se désaltérer. Il se leva. Puis, d’un pas décidé rentra chez lui, prêt à en découdre avec le marchand de sable qui l’avait oublié depuis si longtemps.

       

       

      V

      Mais au grand drame d’Oscar et de Virginia, la nuit qui suivit cette rencontre fut l’une des plus longues n’ayant jamais existé, probablement même au pôle Nord. Ni l’un ni l’autre ne purent fermer l’œil de la nuit, ne voyant rien d’autre que dans l’un l’autre, et dans l’autre une boule de billard avec un point d’interrogation dessus. C’est le genre d’hallucination que l’on peut avoir après avoir été foudroyé ou après avoir abusé de certaines drogues comme l’ecstasy ou l’alcool.

      Oui, ils voyaient leurs deux boules de billards qui subitement venaient de se heurter violemment et qui ne savaient désormais plus du tout quelles seraient leurs destinées. Ce violent choc était-il le choc de trop qui les enverrait définitivement dans un trou pour ne plus jamais en ressortir ? Ou bien iraient-elles à nouveau se rejoindre dans une étreinte encore plus violente ? Hélas ! Une fois de plus, la nuit ne dura pas assez pour pouvoir porter conseil.

      Le lendemain, la brise fraîche du matin alla caresser les cheveux de Virginia d’un doux souffle lorsque la porte de son magasin s’ouvra. Le contre jour l’empêchait de distinguer précisément la personne qui hésitait à entrer. Puis, elle fit un pas, et reconnu Oscar. Elle fut terriblement surprise.

      En effet, pour une fois, celui-ci était tombé très tôt de son tonneau diogénesque car il voulait avoir le temps d’enlever sa barbe et de s’asperger d’eau de toilette. Méconnaissable. Il tenait une rose rouge dans sa main droite, d’un air maladroit et attendrissant. Virginia, impressionnée, espérait au fond de son cœur pour qu’il ne redevienne pas comme il était avant après minuit.

      Puis, d’un pas décidé, Oscar s’approcha d’elle. Virginia était figée, toujours sous le choc de cette apparition.

      – Excusez-moi. Il me semble avoir oublié quelque chose ici.

      – Laissez moi deviner. Il s’agit de votre cœur ?

      Virginia se redressa, le regarda tendrement, rougit, mais cette fois c’était sûr que ce n’était pas à cause du froid. Elle leva les yeux vers lui, le regarda. Oscar cru fondre. Il aurait même pu croire rêver si les épines de la rose qu’il serrait de plus en plus fort n’étaient pas là pour le convaincre de la réalité de la situation. Puis …

      Les deux boules de billards s’attirèrent encore beaucoup plus fortement que tout ce que Newton avait pu imaginer concernant l’attraction des masses. Son erreur avait été de n’avoir pas pris en compte les atomes crochus. Ils s’embrassèrent, et cela parut durer des jours. Plus tard, sûrement se marieront-ils, enfin non parce que Virginia est contre. Mais en tout cas, sûrement auront-ils beaucoup d’enfants.

       

       

      Ainsi s’achève l’histoire de Virginia, aux allures d’un conte des mille et une nuits. L’histoire d’un cœur seul en rencontrant un autre. Sûrement pensez-vous que cela ne peut arriver. Que le monde n’est pas ainsi peuplé de fées, de diables, de boules de billard, qu’aujourd’hui plus personne n’oserait vivre dans un tonneau, que nul n’est en droit d’enfreindre les lois de la physique, que personne n’a encore jamais réussi à attraper un arc-en-ciel. Pensez-le.

      Mais en tout cas, une chose est sûre, c’est que, Virginia et moi, depuis cette histoire, nous nous aimons plus que tout au monde.

      1 Adjectif issu du mot grec kéraunos (= foudre), il qualifie tout ce qui se rapporte aux phénomènes orageux et à leurs conséquences.

      Pour approfondir, ce produit disponible chez un libraire de proximité, éthique, responsable, durable et équitable :