Tous dopés ? La preuve par 21Antoine Vayer, ancien entraîneur de l’équipe cycliste Festina, n’a de cesse de dénoncer le dopage dans le milieu du vélo, depuis la fameuse « affaire » de 1998 ayant conduit à la chute de Richard Virenque, puis, par effet de dominos, à celle récente de Lance Armstrong, et depuis peu, de Laurent Jalabert. Tous dopés ? La preuve par 21 [1] est un magazine « hors-série » qu’Antoine Vayer fait paraître ces jours-ci, à l’occasion du départ de la centième édition de la « Grande Boucle » − 21 faisant référence aux fameux virages de la célèbre montée de l’Alpe d’Huez, qui sera gravie deux fois cette année.

Ainsi qu’il a pu l’expliquer depuis dans certains médias, Antoine Vayer s’intéresse dans cette publication à 21 coureurs ayant animé le Tour de France depuis une trentaine d’années, qu’ils soient vainqueurs ou non. Leurs performances sont passées au crible de la biomécanique. En effet, depuis maintenant de nombreuses années, Antoine Vayer a développé avec l’ingénieur Frédéric Portoleau un protocole permettant de déduire avec une marge d’erreur relativement réduite la puissance mécanique développée par un coureur lors d’une ascension. Étant connues certaines variables, comme notamment le pourcentage de la pente, le poids du coureur et sa vitesse, il est possible de déterminer la quantité de watts développée, et de comparer ainsi objectivement les performances entre différents coureurs, entre différentes époques. Marco PantaniLes puissances les plus élevées de ces dernières années semblent avoir été le fait de Marco Pantani, capable de développer couramment plus de 450 watts dans les ascensions, avec parfois des pics autour de 490 watts − soit bien plus qu’un VéloSoleX en bonne forme, en tenant compte de son poids. Le niveau de puissance développé peut-il alors être un indice du recours au dopage ? Certaines études ont établi que les effets de certaines pratiques dopantes sont de l’ordre d’une augmentation de 5 à 13 % de la puissance. À partir des performances « stupéfiantes » de certains coureurs, dont il est établi, officiellement ou officieusement, qu’ils furent, ou sont dopés, Antoine Vayer déduit alors, par la soustraction d’une certaine marge, trois seuils de puissances : 410 watts pour le seuil « suspect », 430 watts pour le seuil « miraculeux », 450 watts pour le seuil « mutant ». Le verdict est alors sans appel. Des 21 coureurs examinés à la loupe par Antoine Vayer, seul Greg LeMond (vainqueur du Tour en 1986, 1989 et 1990) semble trouver grâce. Tous les autres sont relégués dans la suspicion à l’égard du dopage.

Cette initiative d’Antoine Vayer est évidemment salutaire. Lance Armstrong est parvenu pendant plus de 15 ans à passer à travers les gouttes des contrôles antidopages, prouvant ainsi de fait leur inefficacité, ou en tout cas leurs limites. Les « radars » d’Antoine Vayer, ainsi qu’il les nomme lui-même, permettent alors de démystifier certaines performances et de démasquer certaines impostures. Néanmoins, certains postulats sur lesquels se fonde Antoine Vayer nécessitent d’être discutés, afin de rendre clairs les enjeux, les acquis, mais aussi les difficultés d’une telle étude.

Georges CanguilhemTout d’abord, ces différents seuils déterminés par Antoine Vayer se présentent comme des « normes », à partir desquelles il serait possible de départager entre ce qui est acceptable, et ce qui est précisément « hors-norme ». Les versions anglaise et allemande du magazine s’intitulent d’ailleurs sans détour Not normal? and Nicht normal?. Or, la norme est un concept particulièrement difficile à définir, ainsi que l’avait déjà remarqué le philosophe Georges Canguilhem. Sur quel fondement peut-on en effet dire avec certitude que tel niveau de puissance est impossible naturellement ? Comme le remarquait Canguilhem, la nature est toujours capable de produire du hors-norme. Le moteur de l’évolution n’est rien d’autre que la production d’individus dérogeant aux ventres mous des courbes de Gauss, individus anormaux vis-à-vis du gros de la population, mais s’avérant parfois plus adaptés au final que d’autres aux conditions posées par leur environnement. Le monde du cyclisme n’est pas à l’abri de l’apparition d’un être qui, de par les hasards de la génétique, serait capable de développer naturellement plus de puissance que la plupart des autres. Comme Canguilhem le remarquait, il est de ces « hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et d’en instituer de nouvelles ». La normalité du champion est de ne pas être normal. Un bon exemple est celui du skieur de fond Eero Mäntyranta, atteint d’une polyglobulie primitive, maladie aboutissant à la surproduction de globules rouges, c’est-à-dire à des effets en tous points semblables à la prise exogène d’EPO. À l’origine de ce « dopage » parfaitement naturel : une mutation dans son génome, qui serait apparue chez ses ancêtres au XIXe siècle. Eero Mäntyranta relève donc bien du « mutant », mais pas de la façon dont Antoine Vayer le présuppose.

Une autre difficulté des positions d’Antoine Vayer tient à l’affirmation qu’il est nécessaire d’être dopé pour arriver à développer certains niveaux de puissances. Corollaire : les cyclistes en deçà de ces niveaux ont toutes les chances de ne pas être dopés. Or, manifestement, cela est faux. Les cas autopsiés par Antoine Vayer ne concernent que l’élite des coureurs cyclistes, lesquels ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Cela laisse dans les abîmes tout le reste du système sportif, où le dopage est également très répandu, même à un niveau local. En 2005, l’Agence Française de Lutte contre le Dopage a ainsi pratiqué près de 9000 contrôles, dont seulement 1000 ciblèrent des compétitions d’un niveau Lance Armstrongrégional. Cependant, bien qu’ils ne fussent qu’un millier, 8 % de ces contrôles s’avérèrent positifs, contre 7,7 % pour les compétitions de niveau international, et 4,6 % pour celles de niveau national. Cette année-là, 14 % des sportifs contrôlés positifs l’ont été lors de compétitions régionales. Sur les 14 cyclistes contrôlés positifs, 3 n’étaient d’ailleurs affiliés qu’à l’UFOLEP, une fédération plus qu’amateur. Les « radars » de puissance d’Antoine Vayer auraient été bien inutiles pour débusquer la triche à ce niveau. Sportif régional ou professionnel, il est parfaitement possible de se doper tout en se tenant bien en deçà du seuil suspect des 410 watts. Concernant non plus la puissance mais l’hématocrite, un coureur peut ainsi être mis hors course si son taux de globules rouges dans le sang dépasse les 50 % : être en-dessous n’est pas synonyme de propreté (voir Armstrong), tout comme être au-dessus n’implique pas nécessairement dopage (voir Mäntyranta). Déjà, ces travaux sur les seuils de puissance servent d’alibi dans les discours de certains coureurs et managers pour affirmer que ce Tour est bien, cette fois-ci, celui du « renouveau » tant annoncé. Mais qui oserait l’affirmer avec certitude, quand bien même les puissances des favoris en resteraient à un niveau inférieur aux fameux « 410 watts » d’Antoine Vayer ?

Enfin, il convient de s’interroger sur les enjeux éthiques et politiques de cette traque sans répit du dopé. Le dopage ? Une triche rompant l’ordre sportif et sa justice. Mais quel est précisément cet ordre subverti par le dopage ? Tout simplement celui des inégalités biologiques entre les participants, qui est sûrement tout aussi inique que le dopage lui-même. Interrogé dans cette même publication sur les raisons de sa supériorité sur les autres coureurs, Greg LeMond, seul coureur a ne pas avoir été « flashé » par les « radars » d’Antoine Vayer, l’explique sans détours :

« Je crois que j’ai bénéficié d’une des meilleures transmission d’un patrimoine génétique pour faire du cyclisme. Je suis « bien né ». Merci aux mitochondries de ma mère, qui m’a donné une capacité respiratoire naturellement haute, une VO2 max, un « moteur » élevés par rapport à mes concurrents. »

Pareillement à la noblesse de l’Ancien Régime raillée par Beaumarchais, il a suffi pour le champion de s’être « donné la peine de naître », puis de s’entraîner le plus et le mieux pour actualiser ses potentialités faisant malheureusement défaut aux autres. Pierre de CoubertinAinsi que le remarquait déjà Pierre de Coubertin, l’ordre sportif est fondamentalement aristocratique, sacrifiant les faibles, lesquels sont condamnés à se soumettre à ces champions qui siègent sur le trône de leur génie, à la manière de rois fainéants. Que reste-t-il alors au faible pour améliorer ses performances, lorsqu’il touche à ses limites physiologiques ? Le recours à l’artifice par exemple, qui permet avant tout de suppléer à ce que la nature, en toute injustice, n’a point donné. Dans cette publication, n’est-il pas alors contradictoire, sur une page, de condamner le dopage au motif qu’il augmente les performances, et, la page suivante, de présenter une publicité vantant des vêtements d’une haute technicité améliorant les performances d’une façon tout aussi artificielle ? Sans doute le dopage introduit-il de l’iniquité. Mais la lutte contre celui-ci ne doit pas faire oublier qu’il dissimule une injustice plus grande encore : celle d’un système érigeant son ordre sur les privilèges de naissance.
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[1] Disponible dans certains kiosques, ou bien directement depuis le site d’Alternativ Éditions.