Sébastien Castellion le vertueux
Stefan Zweig vous présente Sébastien Castellion
La semaine dernière, alors que je m’étais promis d’être actif, j’ai lu des trucs inutiles et vu des amis. Ainsi, j’ai parcouru l’immense Conscience contre violence de Stefan Zweig [1]. Un livre magnifique où l’auteur rappelle tout le mal qu’il y a à dire de Calvin, et l’assassinat [2] genevois de Michel Servet. Avec en prime la révélation du vrai héros de l’affaire : Sébastien Castellion.
Castellion est l’humaniste protestant qui s’est opposé à Calvin. Une fois Servet brûlé pour hérésie (c’est-à-dire pour des raisons théologiques, car un hérétique n’est pas un tueur ou un dévergondé, mais simplement un outrecuidant en désaccord sur un point de théologie, voire sur deux ou trois gestes pendant la messe), Castellion s’est fait un devoir d’accuser Calvin. Accuser Calvin en accusant l’intolérance, et accuser l’intolérance et ses violences en accusant Calvin [3], tel semble être le but de Castellion. Zweig fait de Castellion le premier et plus grand défenseur de la tolérance (même si Zweig ne propose pas de citation de Castellion où lire le mot « tolérance » [4]).
« « Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme… » Paroles mémorables et toutes d’humanité, sublimes de vérité et de clarté ! Par ces mots à l’emporte-pièce, Castellion a prononcé à jamais la condamnation de tout persécution de la pensée. »
Zweig, à propos de Castellion, in Conscience contre violence, p. 208, citant sans doute un extrait du Contra libellum Calvini de ce dernier.
Mais quel fou ce Sébatien Castellion ! Prétendre qu’accuser l’autre d’hérésie revient à accuser le chrétien qui habite une autre vallée, c’est vraiment un extrémiste. Et Stefan Zweig ? Et bien c’est pas mieux. Des gens comme ça, je te me les… Passons.
Zweig raconte l’histoire de façon romancée et inspirée, c’est court et passionnant. Je suis très satisfait de ce Conscience contre violence que j’ai découvert par hasard alors que je me baladais à la Fnac, en gros pour acheter des bédés. C’est un livre court et pas cher (7 euros), voilà pourquoi je ne me fatiguerai pas à le résumer pour vous, et vous conseille d’aller le lire.
Les devoirs imparfaits du vertueux
Voilà la fin de ce préambule qui est l’essentiel de ce que j’ai à dire ce jour. Le reste est de la discussion philosophique et tout le tralala. Transition : le cas de Sébastien Castellion illustre parfaitement les deux devoirs imparfaits selon la philosophie morale de Kant. Un devoir imparfait est un devoir dont la formulation ne permet pas de le remplir immédiatement ; un devoir dont l’imperfection implique une réflexion qui précède l’action.
Petit exercice
– « Tu ne tueras point ». Devoir Parfait ou Imparfait ? Eh bien devoir parfait : pour obéir il suffit de ne pas tuer.
– « Tu n’enc….as pas les mouches dans les dîners de famille » ? Ah… plus difficile.
Devoir parfait. En effet, la difficulté de la compréhension n’est que momentanée, dès lors qu’on a compris qu’il ne s’agit pas d’une performance physique, on saisit qu’il s’agit de ne pas pinailler à table.
Ah… ça grésille dans le micro… On me signale que c’est plutôt un devoir imparfait ; car on ne peut pas savoir quand on commence à pinailler ou non. Très bonne remarque, vous avez tout compris.
Fin de l’exercice
Kant, dans sa Doctrine de la Vertu, propose deux devoirs imparfaits, ou devoirs larges, ou devoirs de vertus. Distincts des devoirs juridiques, étroits et parfaits, ils demandent un brin de réflexion. Il s’agit de la perfection personnelle et du bonheur d’autrui.
La perfection personnelle. Il s’agit de la perfection morale, intellectuelle ou sociale.
Il faut ne pas être trop con, éviter de se compromettre dans les ennuis, etc. dans le but de bien agir, d’agir vertueusement (en gros d’être quelqu’un de bien [5]). Or pour ça il n’y a pas de recette, parce que pas de formulation hyper précise non plus, voilà pourquoi c’est un devoir imparfait (en gros « Perfectionne-toi »). La difficulté de son application rend ce devoir imparfait, mais on le sent nanti d’une dignité plus haute que les devoirs parfaits (« tu dois payer ton ticket de stationnement »).
Le bonheur d’autrui. Tout d’abord il ne s’agit pas de mon bonheur, auquel je dois préférer ma vertu. Je dois en effet être prêt à sacrifier mon bonheur à la vertu – mais j’ai le droit au bonheur si je suis vertueux, et même souvent le bonheur aide : celui qui n’est pas heureux peut finir en vaurien à force de subir (pensez au double sens du mot misérable).
Ensuite je ne peux m’occuper de la vertu d’autrui, car ce serait agir à sa place. Or si j’agis à sa place il ne saurait être vertueux, car on n’est vertueux que lorsqu’on agit vertueusement (et non lorsque quelqu’un le fait pour vous).
En revanche, je peux m’occuper d’éviter les mauvaises tentations aux autres, et dois travailler à leur bonheur. C’est un devoir imparfait : que faire précisément ? où s’arrêter pour ne pas gêner l’action de l’autre ? etc.
Ainsi un homme digne doit travailler à sa perfection et au bonheur des autres.
Castellion le Vertueux
Je parle, je parle, mais vous devinez qu’on recycle ici une vieille idée : il faut se juger soi-même avec sévérité, et les autres avec compassion [6]. Ou, comme l’a formulé un individu qui a joué son petit rôle dans l’histoire, il faut s’occuper de la poutre qui est dans son œil avant de dénoncer la paille qui est dans celui de son voisin (en Matthieu 3,7) [7]. Ou plutôt, il faut gentiment ôter la paille qui gêne le voisin tout en veillant à ôter la poutre qui biaise notre vue (pour mieux résumer les affaires kantiennes [8]).
En tout cas, qu’il suive le Christ ou qu’il corresponde à Kant, qu’il ait fait appel à son cœur et à l’amour (plus probable) ou à la loi morale que formule Kant afin d’aider son lecteur (moins probable), Castellion est un vertueux, en tout cas quand il s’occupe de théologie.
[Théologie et perfection personnelle]. Castellion cherche la perfection dans son savoir théologique, à suivre et à guider sa conscience du vrai. Cependant il sait qu’il n’est pas Dieu, et tolère ainsi les opinions des autres d’autant plus qu’il sait n’émettre lui-même qu’une opinion, aussi sincère qu’il puisse être. A l’inverse Calvin semble penser avoir atteint la perfection (en théologie), et cessant de la rechercher, il peut accuser les autres d’hérésie. Or, accuser d’hérésie, c’est déjà mal agir.
[Théologie et bonheur d’autrui]. En effet, il faut convaincre les hérétiques, et non pas les accuser publiquement ou les forcer à témoigner publiquement contre leur conscience [9], et encore moins les brûler. Car la théologie n’est qu’une partie de la vie d’un homme, vie dans laquelle il s’agit surtout de nous aimer les uns les autres. Une querelle théologique doit donner lieu à un débat et non à une punition, car la punition peut être barbare, et à coup sûr empêche l’action (et donc l’action vertueuse).
Remarquons que la défense d’une version (calviniste ?) de la prédestination selon laquelle l’individu n’a aucune efficace, n’est capable d’aucune action véritable, permet de justifier commodément de la possibilité de punir l’hérésie par l’autodafé et la violence plutôt que par le débat. Lorsque Calvin explique aux autres ce qu’ils doivent penser et comment ils doivent se comporter, eh bien parfois ça semble fonctionner, mais parfois ça dérape, et sévère. C’est ce qui peut arriver quand on s’occupe de la vertu d’autrui plutôt que de son bonheur.
Castellion fut théologien vertueux car homme vertueux [10].
Zweig présente Castellion comme le tolérant, moi comme un vertueux. Car la vertu est la morale lorsqu’elle est véritablement bonne, lorsqu’elle est le résultat de la réflexion et non de l’obéissance, lorsqu’elle n’est plus la morale des autres, lorsqu’elle est tolérante.
« N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres » rappelle Leo Ferré.
Certes le monde a changé, la théologie ne rend plus toujours fou, et les pays sous influence calviniste sont même devenus tolérants (remarque Zweig). Mais il arrive encore que certains justifient, à l’occasion, d’affaires de foi afin d’asseoir une domination politique, ou d’affaires de quoi que que ce soit afin d’asseoir une domination quelle qu’elle soit.
Voilà voilà. Viva Castellion et bonne année 2013.
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4 janvier 2013 à 18:26 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Cher Luccio, j’aime beaucoup, même si je trouve que c’est un peu pinailler que de chercher à savoir si le monsieur est davantage vertueux que tolérant.
Pour ce qui est du mot, savoir s’il est déjà employé ou pas par Castellion, c’est une question intéressante, mais je pense que la chose est plus importante que le mot : il est tout à fait possible que Castellion parlasse déjà en prose dans le savoir, même si, j’en conviens, l’invention du mot est également importante, comme le remarquait Hume au sujet de la charité.
4 janvier 2013 à 19:05 Luccio[Citer] [Répondre]
Perspicace ce Hume !
Me rappelle à l’inverse le rapport de Kant à la biologie ; dans la Critique de la faculté de juger il inaugure (ou co-inaugure, en Allemagne du moins) la réflexion sur certains de ses thèmes sans pour autant lui donner ce doux nom de « biologie ».
Mais à coup sûr il s’agissait surtout ici de glisser un laïus sur la vertu chez Kant, comme ça en passant (ouais, je suis vraiment obsédé).
15 janvier 2013 à 18:42 Muskette[Citer] [Répondre]
J’aime beaucoup ce papier, cher Luccio. Et je me dis, du coup, que Castellion a dû fortement influencer Pierre Bayle : celui-ci mobilise des arguments, dans son Commentaire sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer…, qui font écho à ton histoire de chrétiens de l’autre vallée (même si l’argument n’est certes pas nouveau).
Sinon je divague un peu, et je me demande deux choses :
– si l’on garde en tête l’idée protestante de la grâce et de la prédestination, d’après lesquelles seuls certains sont élus aux yeux de Dieu, alors (et cette question est dûe à ma totale ignorance sur ce point) comment peut-on encore justifier le prosélytisme ou même la persécution? Tu écris qu’au lieu de brûler les hérétiques il faut les convaincre, mais on pourrait aussi dire que s’ils sont hérétiques, tout cela ne sert à rien pour eux puisque ce ne sont manifestement pas des élus. Tu ajoutes « que la défense d’une version (calviniste ?) de la prédestination selon laquelle l’individu n’a aucune efficace, n’est capable d’aucune action véritable, permet de justifier commodément de la possibilité de punir l’hérésie par l’autodafé et la violence plutôt que par le débat ». Je ne comprends pas très bien ce point, j’aurai soupçonné Calvin d’avoir mobilisé un tout autre argument théologique pour justifier les persécutions car celui-ci me semble contradictoire avec de tels actes. Mais je crois que là j’en… les mouches.
– dans quelle mesure peut-on dissocier vertu et bonheur, dans les querelles théologiques? Tu suggères que Calvin a été un salaud de cramer les gens au nom de la vertu, mais n’était-ce pas au moins autant au nom de leur bonheur? Les grands pyromanes fanatiques ont presque toujours avancé l’argument selon lequel il s’agissait de « sauver » les hérétiques, de les purifier et ainsi de leur éviter les tourments dans l’au-delà. Il me semble que l’intolérance repose tout autant sur l’ingérence dans le bonheur d’autrui que dans sa vertu, et qu’en gros plus se préoccuper du bonheur d’autrui ne préserverait pas de la violence (cf. Tocqueville). La vertu était certes austère à cette époque, mais ne l’était peut-être pas plus dans le cadre théologique ; et comme tu le souligne bien un hérétique n’est pas un dévergondé mais un outrecuidant – sauf dans le cas des femmes, car une hérétique est une sorcière, une chaudasse, une succube, etc. Je m’égare. En tout cas je pense qu’en matière religieuse, vertu et bonheur sont confondues, et c’est bien là le pb ; et deuxièmement que si Castellion penche plutôt, dans l’analyse transhistorique que tu proposes, pour le bonheur d’autrui que pour sa vertu, alors c’était un hippie, et pas un vertueux.
Houlà, j’ai écris tout ça… ça confirme ma première ligne, j’aime beaucoup.
20 janvier 2013 à 19:09 Luccio[Citer] [Répondre]
Ma chère Muskette,
quand je saurai reprendre le temps qu’il faut, je répondrai. J’espère que ce sera court mais suffisant.
10 février 2013 à 20:54 Luccio[Citer] [Répondre]
Bon, je ne t’oublie pas.
Pour faire patienter : la prédestination et tout le tralala, si j’en crois Zweig, ça ne convainc pas Castellion. Du coup il a le droit de convaincre les hérétiques, car ils sont libres.
Castellion pourrait même dire que les mystères divins, on peut essayer de les saisir au mieux, tant qu’on se comporte honorablement avec son prochain (sans doute à l’image du Christ, qu’on voit plus souvent parler du prochain que causer théologie). La théologie ne serait pour l’individu que la cerise sur le gâteau ; elle ne serait que la servante du comportement, source de bonnes idées pour de bonnes actions.
Ainsi mon résumé reposait sur la disjonction de la théologie et du comportement chrétien véritable, et donc sur la tolérance. Cette distinction, Calvin la refuse, et peut-être toi aussi, peut-être es-tu genevoise ?
On peut même imaginer Calvin si orgueilleux qu’il ferait passer sa théologie pour le centre de tout, rabattant l’amour du prochain sur sa théologie (toutefois facultative pour le commun). Ou plutôt on peu l’imaginer fou, du genre : « la charité doit guider nos actions, et surtout en théologie, où on évoquant Dieu nous révélons la nature de son âme ».
Je l’imagine bien voyant dans les débats théologiques l’occasion de débusquer les Satan de toute espèce. Et du coup ça te fait une réponse à ta première question, même si en vrai de vrai je ne connais pas les arguments avancés par Calvin pour brûler les gens.
Mais je retournerai un de ces quatre dans le livre de Zweig (ou te conseille de le faire).
Sur la vertu et le bonheur, suite au prochain numéro (mais ça devrait être court).
Enfin je m’étonne, y’en a encore pour lire Pierre Bayle. Je m’étonne je m’étonne, mais à la vérité je jalouse un peu : je n’ai pas encore trouvé de bibliothèque à côté de chez moi où l’on puisse lire le dico du grand homme.
13 février 2013 à 0:24 Luccio[Citer] [Répondre]
Solution dialectique : il faut s’occuper du bonheur d’autrui dans la mesure où on ne nuit pas à sa vertu (ce qui implique de préserver son autonomie). Ainsi c’est en s’occupant du bonheur d’autrui qu’on l’empêche d’être vertueux (et sans doute heureux) ; mais on a le droit d’être dirigiste avec les enfants ; et certains critiquent le paternalisme (d’Etat).
Ainsi : le droit à la recherche du bonheur (USA), c’est bien ; le droit au bonheur (Chine, XXIème sicèle), c’est dictatorial.
Je crois que Kant dit tout cela à divers endroit, notamment dans Théorie et Praxis II (de mémoire, et il est tard) : pas de Droit au bonheur, mais à la recherche du bonheur.
C’est toi et Kant (et un peu moi) qui avez raison. Joie, danse et fête. Ah tiens Tocqueville s’y joint.
On prétend s’occuper du bonheur des gens. Ce bonheur devient la norme du comportement adéquat : in fine on dirige aussi la forme que doit prendre leur action, et donc la loi qui guide leur action, donc leur vertu.
La vertu n’est plus intérieure, mais toute visible dans des actions extérieures. Elle n’est plus ni la bonne volonté, ni la formulation d’une maxime (un principe subjectif d’action) généralisable (« Agis de telle sorte que tout le monde ferait comme toi », pour faire court). La vertu dans ces sociétés n’est plus que les maximes, publiques, d’accès au bonheur. Du moins selon les définitions publiques des Calvin qui les dirigent. (Il faut : aller à la messe, se montrer généreux, etc.)
En passant (pour mémoire) : Kant évoque une vertu réglée sur le bonheur à propos des épicuriens (dans la Critique de la raison pratique, Dialectique de la raison pratique, chapitre II). Ces derniers confondaient la vertu avec la prudence, la forme que doit prendre une maxime d’action morale avec la forme que doit prendre une maxime de réussite sociale et de maximisation des plaisirs.
Pour les épicuriens ça allait, car la méprise était surtout conceptuelle, mais leur vie morale (plutôt morale).
Mais si on te dit ce qu’il faut faire pour réussir (ou ne pas souffrir), on t’empêche d’être libre. C’est un coup à empêcher l’épanouissement de la vertu (oui ! j’en fais une fleur), à obtenir les serviles théologies genevois à la Guillaume Farel et Théodore de Bèze (comme je dénonce) ; ou à produire des vertueux un brin dépités, voire malheureux — les Castellion et autres Ochino.
14 novembre 2014 à
[…] bien tout ça le André (sauf Castellion, mais il y a d’autres sources, notamment Zweig et ses plagiaires). D’ailleurs notez l’absence de titre, car je n’étais pas sûr et ai préféré […]