Samedi dernier, Michel Onfray était l’invité de Laurent Ruquier dans son émission On n’est pas couché pour présenter ses derniers livres et faire face aux questions d’Aymeric Caron et de Natacha Polony.


Les objections tournèrent principalement sur les points suivants : − La méthode d’Onfray étant de lire l’œuvre complète, comment est-il capable en si peu de temps de la digérer intégralement ? − Ne se pourrait-il pas que certaines affirmations sur Sade − et sur d’autres auteurs − soient en fait factuellement fausses, si l’on en croit certains spécialistes de la question ? − Pourquoi une écriture si violente ?

Ces questions me laissèrent sur ma faim. Dans mon demi-sommeil − car je regardais l’émission en direct, bien qu’elle fusse enregistrée [1] − je me surprenais à rêvasser à d’autres questions à poser à notre prolifique philosophe.

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Premièrement, Michel Onfray, n’a-t-il pas l’impression d’enfoncer des portes ouvertes à longueur de livres ? Cela fait maintenant un temps que l’on s’évertue à prouver que Dieu n’existe pas. De même, la critique de la psychanalyse n’a pas attendu Michel Onfray : elle est née en même temps que Freud donnait naissance à celle-là. Jung, Reich et les autres freudo-marxistes [2] ; Karl Popper et Moritz Schlick dès les années 1930 ; Deleuze et Foucault dans les années 1970 ; le Livre noir de la psychanalyse dans les années 2000. Quant à Sartre, qui est le sujet plus actuel de notre auteur, il n’y a qu’à relire Jean-François Revel et tant d’autres pour découvrir la face cachée du personnage.

Michel Onfray répondrait très certainement qu’il n’a que fiche des avis des autres, car c’est son propre cheminement personnel qui l’intéresse. Que l’étude de tel ou tel auteur suit l’ordre des chapitres des thèmes abordés lors de l’Université Populaire. Que justement, ce qui l’intéresse est moins l’érudition que la vulgarisation, en tant que nombre de ses ouvrages sont les satellites de ses cours à destination du grand public, qui ne connaît pas ces choses aussi bien que d’autres. Que sa façon d’interroger les auteurs est par ailleurs toute particulière, qu’elle ne peut être réduite à celle d’autres esprits ayant entrepris l’étude d’une matière similaire. Mais en ce cas, qu’il ne prétende pas avoir inventé la poudre, le fil à couper le beurre, ainsi que l’eau chaude et même l’eau tiède.

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Deuxièmement, la méthode propre à Michel Onfray ne souffre-t-elle pas de quelques contradictions ? Rappelons-la brièvement telle que l’auteur la définit. Lire l’œuvre complète afin d’analyser de façon exhaustive tous les dits et écrits. [3] Débusquer les cadavres dans les placards, comme ce discours des Mélanges de Bergson dont il est fait allusion dans la vidéo. Afficher clairement les contradictions entre la vie réelle du philosophe et son enseignement, mesurer les écarts entre la biographie et la bibliographie. Au nom d’une conception tout à fait défendable de la philosophie héritée de Pierre Hadot qui renoue avec son passé antique et en fait une pratique vivante plutôt qu’un savoir désincarné, un philosophe se doit de vivre en accord avec les principes qu’il enseigne. Est imposteur tout auteur dont l’épée ne suit pas les gestes de la plume.

Mais par ailleurs, il y a chez Michel Onfray un nietzschéisme fondamental, qui pose comme axiome que toute philosophie n’est produite au final que pour justifier la manière d’être de celui-qui l’énonce. Par exemple, pour Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, le platonisme est une émanation décadente d’un penseur décadent, un ensemble de symptômes d’un corps malade incapable de bien vivre, la conséquence de l’idiosyncrasie de Platon. Évidemment, il y a donc, si l’on suit cette méthode d’inspiration nietzschéenne, cohérence total entre la vie et l’œuvre, où que l’on cherche. Ainsi, n’y aurait-il pas quelques contradictions pour Michel Onfray, ou sinon une difficulté, à vouloir suivre une méthode qui contredit l’un des axiomes ?

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Enfin, troisièmement, comment est-il possible de défendre à la fois une doctrine hédoniste et la valeur travail ? Michel Onfray se définit comme un penseur hédoniste, son principe fondateur étant résumé par la maxime reprise à Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois, toute la morale ». Débarrasser la route de l’homme des frustrations posées hier par la religion, aujourd’hui par la psychanalyse, et par d’autres ennemis encore à venir, tel est le projet d’Onfray, afin de déculpabiliser enfin l’homme face aux plaisirs.

Mais dans le même temps, Michel Onfray, par exemple dans cette interview, défend avec acharnement la valeur travail. Quand on l’interroge sur la faisabilité de sa méthode consistant à lire l’œuvre complète [4], Michel Onfray répond très simplement qu’il travaille 30 heures par semaines pour préparer un simple cours de l’Université Populaire [5], ce qui ne présent aucune difficulté, car il a été élevé dans une famille populaire qui lui a enseigné les vertus du travail.

Passons sur l’artifice rhétorique consistant à se pavaner de ses mérites en les mettant en rapport avec le travail : on a déjà étudié les conséquences de cette sophistique. Partons plutôt de l’hypothèse que pour Michel Onfray, le travail est un plaisir. Félicitons-le, car cela n’est certainement pas le cas pour la plupart des gens, notamment les personnes issues des classes populaires auxquelles Michel Onfray prétend s’adresser. [6] Et quand bien même, faire rimer travail et plaisir conduit à produire un discours en adéquation parfaite avec celui du Grand Capital pourfendu par Michel Onfray. Au plus exactement, avec celui du Grand Libéralisme − Michel Onfray s’attachant, pour être juste avec lui, à défendre une forme de capitalisme libertaire. Vendre que la vie doit être plaisir, que le travail doit être plaisir ne fait-il pas courir le risque de produire des sujets très heureux de descendre à la mine ? [7]

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Voilà donc un extrait de mon soliloque nocturne, qui me tenait davantage éveillé devant l’émission que les deux chroniqueurs, que je trouve décidément beaucoup plus mous du genou que les précédents. Des questions que l’on n’hésitera pas à poser à Michel Onfray, le jour où Morbleu ! sera devenu un grand média.

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[1] C’est à tort, lectrice, que tu t’imaginais à mon sujet des samedis soirs lycanthropiques : je suis, en dépit des rumeurs, fort sage.
[2] Il faut néanmoins reconnaître à Michel Onfray de les avoir mentionnés sous l’appellation de « freudiens hérétiques » dans son cours de l’Université Populaire l’année suivant son déboulonnage de Freud.
[3] Passons sur ce que Foucault, par exemple, aurait pu dire sur les présupposés de cette méthode quant à la fausse unité de l’œuvre. Onfray fait une sorte de retour à Sainte-Beuve, qui avait pourtant déjà beaucoup chagriné Proust en son temps.
[4 Je pense pour ma part n’y être vraiment parvenu qu’avec les fragments d’Héraclite.
[5] Chiffre très habile qui le place dans une certaine proximité populaire avec les 35 heures de labeur du peuple auquel il s’adresse.
[6] Mon intuition est que le public des universités populaires est doté d’un capital culturel beaucoup plus élevé que ce que Michel Onfray prétend.
[7] Sans compter que faire de l’homme un être de plaisir est quelque chose que le capitalisme applaudirait sans aucun doute.