Voici plusieurs jours que le débat autour de la loi sur le « mariage pour tous » a débuté à l’Assemblée Nationale. Voilà plusieurs jours que nos vaillants députés s’écharpent et s’invectivent, qu’ils n’ont toujours pas mangé ni dormi. Les bons et mauvais mots fusent aussi sûrement que les bons et les mauvais arguments.

Le débat actuel déborde évidemment du ring du parlement, pour venir intéresser la société civile et la vox populi, qui toujours a son mot à dire, comme en témoignent les différentes manifestations de ces dernières semaines. Sortent alors du maquis où sont tapis les opposants certains ambitieux prétendant disqualifier cette initiative législative en s’attaquant, ni plus ni moins, à ce qui la légitime, à savoir, l’acceptation sociale de l’homosexualité comme pratique sexuelle.

L’homosexualité, cet « apartheid entre les sexes »

Accepter le mariage gay et lesbien ? Mais ce serait légitimer cette pratique douteuse et pernicieuse qu’est l’homosexualité ! Qu’est-elle, si ce n’est intolérance, car détestation de l’autre, puisque haine de l’homme pour la femme, haine de la femme pour l’homme ? L’hétérosexuel est au contraire ce Saint qui va vers l’autre sexe, cet être qui écarte les bras tel le Christ rédempteur pour accueillir et étreindre avec émotion son prochain d’un autre sexe, et par extension, son prochain tout court. L’homosexualité, ce narcissisme, cet égoïsme, cet amour de soi-même prétendument tourné vers les autres, contient les mêmes germes que ceux sur lesquels s’échafaudent les sociétés closes, tournées uniquement vers elles-mêmes. L’hétérosexualité, altruisme véritable au sens où il place l’autre au milieu, est ce qui fonde les sociétés ouvertes, capable d’accepter celui qui n’est pas semblable.

Rappelons-nous des propos de Sieur Christian Vanneste, décrivant l’homosexualité comme un « apartheid entre les sexes » :


On a eu tort de considérer cette position comme bancale. En fait, il n’y a là que la reprise maladroite et populiste de propos que l’on retrouve chez des auteurs parfois très estimés. Papy Freud soutenait ainsi que l’homosexuel (« l’inverti », comme on le désignait) est un être qui a refoulé son amour incestueux pour sa mère, et qui, de ce fait, s’identifie à sa mère dans le choix de ses objets, ce qui le conduit donc à désirer des êtres à sa ressemblance, par désir narcissique :

Les futurs invertis traversent, au cours des premières années de leur enfance, une phase de fixation très intense et cependant éphémère à la femme (le plus souvent la mère) et qu’après avoir surmonté cette phase, ils s’identifient à la femme et se prennent eux-mêmes comme objets sexuels, autrement dit que, partant du narcissisme, ils recherchent de jeunes hommes semblables à leur propre personne, qu’ils veulent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes.

Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 50/44.

Miracle de la psychanalyse, qui parvient à soutenir que l’homosexualité est désir du même, tout en fondant cet attrait sur le désir refoulé de l’autre ! Mais nul n’est besoin de la psychanalyse pour justifier cette position de l’altérité en tant qu’elle serait fondatrice de toute relation amoureuse. Tourons-nous vers Emmanuel Lévinas, le grand penseur de l’altérité, également grand penseur du « carnophallogocentrisme [1] » et de la domination masculine [2] − qui avait réussi, souvenons-nous en, à tirer quelques larmes à Alain Finkielkraut :

L’altérité et la dualité ne disparaissent pas dans la relation amoureuse. L’idée d’un amour qui serait une confusion entre deux êtres est une fausse idée romantique. Le pathétique de la relation érotique, c’est le fait d’être deux, et que l’autre y est absolument autre.

Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini, p. 58. [3]

Et ailleurs :

La différence des sexes n’est pas la dualité de deux termes complémentaires. Car deux termes complémentaires supposent un tout préexistant. Or dire que la dualité sexuelle suppose un tout, c’est d’avance poser l’amour comme fusion. Le pathétique de l’amour consiste au contraire dans une dualité insurmontable des êtres ; c’est une relation avec ce qui se dérobe jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais elle la conserve.

Emmanuel Lévinas, Le Temps et l’Autre, p. 78. [4]

Ainsi semblerait-il aller de soi que tout amour, tout désir érotique se fonde avant tout sur la différence, sur le désir de l’autre, sur le comblement d’un manque. C’est parce que la femme n’a pas de phallus qu’elle désire celui de l’homme (Freud). C’est parce que l’homme cherche à caresser l’insaisissable fragilité virginale du visage de l’Éternel Féminin qu’il va vers la femme (Lévinas). Au contraire, c’est parce qu’ils refusent outrageusement l’altérité dans une poursuite irrépressible du même que les homosexuels le sont. L’homosexualité est encore un degré plus bas que la consanguinité sur l’échelle du péché [5], celle-ci osant tout de même explorer les richesses du rapport à l’autre ; mais elle est tout de même un degré plus haut que l’inceste à laquelle elle conduit à coup sûr dans cette recherche incessante du même : aujourd’hui le même sexe, demain le même sexe dans la même famille.

Le mariage, cet « apartheid entre les classes sociales »

Mais est-il si sûr que tant l’amour que la relation érotique se fondent effectivement sur la recherche de l’autre ? Est-il à ce point évident que le bon mariage hétérosexuel soit à ce point exempt de tentation narcissique, de recherche du même ? En fait, ce serait faire trop bon marché du concept « d’endogamie de classe » mis en lumière par Bourdieu :

Il n’est sans doute pas d’attestation plus indiscutable de cette sorte de sens immédiat des compatibilités et incompatibilités sociales que l’endogamie de classe ou même de fraction de classe, qui est presqu’aussi rigoureusement assurée par le libre jeu de l’élection amoureuse que par les interventions expresses des familles. On sait que la structure des circuits d’échanges matrimoniaux tend à reproduire la structure de l’espace social telle qu’elle a été décrite ici. [6] Il est probable que l’on sous-estime encore l’homogénéité des couples et qu’une meilleure connaissance des propriétés « secondaires » des conjoints et de leurs familles réduirait encore la part apparente d’aléa. Ainsi, par exemple, l’enquête menée en 1964 sur les stratégies matrimoniales de six promotions (1948-1953) de normaliens littéraires montre que, parmi ceux qui étaient mariés à cette date (85 % de l’ensemble), 59 % ont épousé une enseignante, et que 58 % de ceux qui sont mariés avec une enseignante ont épousé une agrégée. De même, parmi les directeurs de l’administration centrale qui occupent une position intermédiaire entre la fonction publique et les affaires et dont 22,6 % ont un père dans la fonction publique et 22 % dans les affaires, 16,6 % de ceux qui sont mariés ont un beau-père fonctionnaire et 25,2 % ont un beau-père dans les affaires. De même enfin, parmi les anciens élèves de l’INSEAD [7], qui accueille des futurs cadres dirigeants du secteur privé, et dont 28 % sont fils de patrons de l’industrie et du commerce et 19,5 % de cadres supérieurs ou d’ingénieurs, 23,5 % de ceux qui sont mariés ont un beau-père patron et 21 % un beau-père cadre ou ingénieur et très rares sont ceux qui ont un père ou un beau-père (5 %) enseignant. Et l’on sait la contribution déterminante qu’apporte à la reproduction de la grande bourgeoisie la logique des échanges matrimoniaux.

Le goût assortit ; il marie les couleurs et aussi les personnes, qui font les « couples bien assortis », et d’abord sous le rapport des goûts. [8] Tous les actes de cooptation qui sont au fondement des « groupes primaires » sont des actes de connaissance des autres en tant qu’ils sont des sujets d’actes de connaissance ou, dans un langage moins intellectualiste, des opérations de repérage (particulièrement visibles dans les premières rencontres) par lesquelles un habitus s’assure de son affinité avec d’autres habitus. On comprend ainsi l’étonnante harmonie des couples ordinaires qui, assortis souvent dès l’origine, s’assortissent progressivement par une sorte d’acculturation mutuelle. Ce repérage de l’habitus par l’habitus est au principe des affinités immédiates qui orientent les rencontres sociales, décourageant les relations socialement discordantes, encourageant les relations assorties, sans que ces opérations aient jamais à se formuler autrement que dans le langage socialement innocent de la sympathie ou de l’antipathie. L’extrême improbabilité de la rencontre singulière entre les personnes singulières, qui masque la probabilité des hasards substituables, porte à vivre l’élection mutuelle comme un hasard heureux, coïncidence qui mime la finalité (« parce que c’était lui, parce que c’était moi »), redoublant ainsi le sentiment du miracle.

Pierre Bourdieu, La Distinction, pp. 268-270.

En clair, on ne se marie pas avec un socialement autre, mais avec un socialement même. Au contraire, la véritable hétérosexualité, au sens où l’autre serait radicalement autre, résiderait dans une mixité sociale qui irait chercher le partenaire dans une autre classe sociale : bourgeois et prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Au final, des couples hétérosexuels en ce sens, il y en a peu. Le même paraît sans cesse traquer le même dans l’union à la recherche de son autre moitié, tels les hommes, femmes et androgynes d’Aristophane contés dans Le Banquet de Platon, qui payèrent le prix du courroux de Zeus par la séparation de leur être en deux parties distinctes : « quanq le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et, s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble [9] ». L’hétérogénéité de ces moitiés d’êtres n’est qu’apparente, masquant l’homogénéité ontologique qui les englobe et les rend mêmes.

Il existe parfois une exogamie de classe entre les partenaires d’une union. Mais bien souvent, cette dernière ne parvient à durer que parce cette exogamie, cette différence de classes sociales, n’est qu’apparente. C’est qu’il convient de distinguer classe sociale d’origine et classe sociale d’appartenance : telle ingénieure mariée avec tel ouvrier ne réussit finalement à l’être que parce qu’elle est en fait issue d’un milieu populaire, et n’a pas toujours appartenu aux PCS+ ; son ascension sociale a certes changé sa nature sociale ; mais elle reste durablement marquée par son habitus primaire populaire, qui lui rend le langage social de son mari audible et supportable. En fait d’hétérosexualité sociale, l’habitus clivé entre les codes de la classe d’appartenance et la classe d’origine accouche d’une bisexualité sociale, qui est attirance pour deux identités contradictoires.

On a souvent blâmé les sites de rencontre pour leur artificialité et leur manque de magie. Évanoui l’instant décisif de la rencontre réelle où l’on prend conscience du « parce que c’était lui, parce que c’était moi » dont parle Bourdieu. Mais en fait, cette magie du « coup de foudre » de la vie réel n’est qu’illusoire, masquant le processus social inconscient qui fait curieusement tomber amoureux, comme par hasard, uniquement de personnes en adéquation avec notre habitus. Les moteurs de recherche des différents sites de rencontre ne font qu’objectiver les critères sur lesquels toute recherche de partenaire amoureux se fonde inconsciemment dans la vie sociale : capital économique, capital culturel, et adéquation du goût qui sont les signes de l’appartenance sociale. En ce sens, ils sont en ce sens beaucoup moins hypocrites, épargnant la violence de râteaux à de nombreux Jean-Claude Dusse, parce qu’affichant justement très clairement la violence symbolique sur laquelle se fondent tous les rapports amoureux, qui n’est autre qu’une homosexualité sociale.

Ainsi, Christine Boutin est sans doute la véritable homosexuelle de cette histoire, ayant contracté un mariage très endogamique avec son cousin germain Louis Boutin. Merveilleuse preuve d’altérité d’une partisane forcenée du mariage hétérosexuel ! Mais est-ce alors que l’hétérosexualité doive être recherche de l’altérité radicale ? Hétérosexualité, exogamie familiale et sociale ? Et pourquoi pas alors avec des animaux, ou des plantes, ou des cailloux, voire, horreur !, avec des gens d’une autre couleur ? − Mais ce serait penser là qu’il puisse exister une hétérosexualité véritable et normative, sur laquelle il faudrait, de surcroît, se plier. Le propos est ici simplement de montrer qu’en fait, cette hétérosexualité rêvée et fantasmée n’existe pas. En fait, nous sommes tous des homosexuels − nous sommes même tous des homosexuels allemands.
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[1] Voir Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis.
[2] J’en entends déjà certains dire que je n’ai rien compris à Lévinas. Mais j’ai du biscuit si quelqu’un ose dégainer.
[3] Lecteur, la vie est bien trop courte pour lire Totalité et Infini. Si tu veux avoir un aperçu de la pensée de Lévinas, préfère Éthique et Infini.
[4] Cité in Éthique et Infini, p. 61, car la vie est certainement aussi trop courte pour lire Le Temps et L’Autre.
[5] Sur cette question de la consanguinité, cf. infra sur Christine Boutin et son cas personnel, laquelle use de cette rhétorique pour palier à l’infamie.
[6] Que vous n’espériez évidemment pas que je vous résume ici. [NDLR]
[7] « Institut Européen d’Administration des Affaires » − et ne me demandez pas ce que signifie le « D » de l’acronyme. [NDLR]
[8] Bourdieu écrivait vraiment bourdieusement mal. On a connu écriture plus bandante. [NDLR]
[9] Platon, Le Banquet, 190d-191c.

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