La concorde en marche à LyonLe temps du deuil n’est plus, le journal reparaît ce jour. Mais ce fut le temps de ces marches silencieuses, véritables pèlerinages républicains. Je ne sais pas si je voyais, tel Foucault en Iran, la volonté générale dans la rue, mais j’y ai vu l’esprit de concorde ; si l’esprit de Charlie est celui de la liberté d’expression.
Après ce grand événement, aussi difficile à analyser qu’il fut imprévisible, que faire ? Parler à l’histoire ? C’est tentant. Agir dans mon coin, pour que ça ne se reproduise plus. C’est plus serein. Ma maxime est la suivante : il faut être intransigeant avec la bêtise, mais courtois, voire doux, avec les gens. Je serais doux et courtois avec les gens, je dénoncerai les sophismes et l’inapproprié, et je tenterai de fournir des éléments de langage pour les gentils (pas de raison que seuls les monstres en profitent). J’espère que nous serons nombreux à faire de même.

Quelle fut la première bêtise, partagée par bon nombre ? L’ouvrir un peu tôt. Mes petits bavards, vos analyses historiques histriones vous disqualifiaient. Sans doutes en aviez-vous besoin, sans doute êtes-vous des gens de bien, et l’on vous pardonne. Cependant ce n’était pas la bonne réaction. Comprenez que vous pouvez ne pas toujours produire les bons discours, et donc parfois agir un peu bêtement.

Quelle fut la bonne réaction ? Celle de la marche. Derrière les seuls applaudissements, les gens se rassemblaient (à Lyon du moins). Nous nous taisions (du moins au début, et tout du long quant à la politique). Certains arboraient « je suis Charlie », mais personne n’était obligé. Heureusement, brave bavards, à ce moment, vous sentiez qu’il fallait vous taire. Laissez-moi vous rappeler pourquoi.

Dimanche les gens se rassemblaient pour signaler leur volonté de concorde ; au-delà ou en-deçà des bavardages, comme vous voulez. Certes ils répétaient les slogans qu’ils trouvaient (« liberté d’expression », « esprit Charlie », etc.), mais sans dogmatisme. Certes ils côtoyaient de l’infréquentable, voire de l’affreux ; mais ne nous trompons pas, ce sont eux qui nous côtoyaient. Face au cycle de violences qui menace, et au-delà des échos à venir, le peuple voulait imposer la paix ; le peuple comme entité tournée vers la paix civile. Mieux, ce fut la concorde (plus que la République je crois, même si maintenant les deux sont liées).

La concorde mérite au moins sa place à Paris ; elle supporte son prochain, pourvu que le sang ne coule pas. Sérieuse et humaine, elle refuse la violence qui s’oppose aux discours, intrinsèquement non-violents (sauf dans les romans d’espionnage avec des affaires d’hypnose). La concorde est nécessaire à toute pratique politique. La volonté de concorde vise un objet paradoxal, un non-objet, le refus de la guerre civile et de la violence inutile ; mais aussi l’idée qu’on peut vivre ensemble (reste à voir comment). Voir choir la concorde, c’est souvent mauvais signe, et qu’elle s’est envolée depuis longtemps (« choir/envoler », on va dire que c’est de la poésie). Profitons d’elle, maintenant qu’elle s’est manifestée à nous. D’ailleurs, je crois qu’à Rome son temple était pas dégueu. Il paraît que s’y réunissait le Sénat.

En Europe, la concorde prend la forme de la liberté d’expression laissée aux individus. Le règne de la Vérité, laissons-le aux systèmes totalitaires. Sans doute quelqu’un me dira qu’il est parfait pour un coin quelconque du monde. Peut-être, si tu veux, blablabla… mais pas encore ici. Et en France, malgré la montée du politiquement correct, cette liberté est audace. Factuellement c’est comme ça, c’est historique. Personnellement, j’aime beaucoup ce fait, cette culture.

Or Charlie est l’audace, même si on la trouve parfois outrée, et qu’on n’est pas d’accord. Mais l’intelligence a toujours apprécié l’audace, même quand elle n’est pas d’accord, surtout quand elle n’est pas d’accord (du moins mon intelligence, plus Canard que Charlie). Voilà pourquoi nous aimons tant Charlie, voilà pourquoi nous sommes autant meurtris qu’indignés.

D’ailleurs cette audace, si visible, si franche, expose les membres de Charlie. Dirigée contre nombre d’objets, elle déplaît aux intolérants de tous bords, qu’ils soient allergiques au lactose ou au gluten. Car l’audace demeure visible aux crétins aveuglés par la violence, qui devinent bien qu’on leur désobéit carrément par « fierté mal placée ». Il en est ainsi des crétins qui ne savent pas lire un livre qu’ils jugent fondamental, tant obnubilés par leur intégrité qu’ils sont incapables de la moindre notion de théologie (par exemple, qu’un texte est écrit pour être lu par des gens, et donc interprété par une communauté – fut-il inspiré par Dieu) – et encore, je leur concède beaucoup, car on devine bien des intégristes plus avides de domination qu’ils sont intègres. Bref, les crétins voient bien qu’on les provoque. L’audace du dessinateur, polyglotte par essence, a de quoi échauffer bien des esprits (surtout s’ils n’aiment pas les dessins).

Charlie joue la concorde des gens par son audace contre les idées arrêtées (souvent dans des ordres établis) ; dimanche nous étions la concorde, rendant hommage à l’audace, et se renforçant elle-même.

Ainsi, cette expression de la liberté n’avait pour sens que de se faire sans discours. Certes il va en falloir maintenant ; car après la concorde vient le temps de la politique et de la morale. Mais gardons-nous de la discours-ite (je n’arrive pas à me soigner). Car par l’excès de discours, on s’interdisait la concorde. Vous pouviez être cohérent, mais desserviez l’événement à venir. Méfiez-vous un peu de vous.

Mais j’arrête, car Dimanche nous a absous. Il ne nous manque plus qu’à être à la hauteur, et toujours préférer l’audace à la vérité proclamée, l’effronterie aux leçons persuadées.

Pour les partisans de l’autorité, rappelez-vous le mot de Arendt : l’autorité n’est pas la vérité, mais l’acte d’assumer le monde, même face à la critique. Défendons notre amour de l’audace, et saluons-la quand elle devient intelligence (avez-vous vu la belle Une du jour ? difficile d’échapper à Luz).

Charb & Co, drapés de « mourir debout », n’étaient pas seulement des types à la vie pépère ; ils étaient aussi l’audace, sans laquelle une culture n’est rien. Et ils sont morts. Cette audace, Descartes l’appelle Générosité dans les Passions de l’âme, et, dans Cyrano de Bergerac, Rostand nous découvre le beau mot de Panache.

Nous avons perdu quelques Cyranos.

Cyrano
Je crois qu’elle regarde…
Qu’elle ose regarder mon nez, cette Camarde !

(Il lève son épée.)

Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !
— Qu’est-ce que c’est que tous ceux-là ! – Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?

(Il frappe de son épée le vide.)

____________Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !…

(Il frappe.)

______________________Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
— Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !

(Il fait des moulinets immenses et s’arrête haletant.)

Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j’emporte, et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J’emporte malgré vous,

(Il s’élance l’épée haute.)

___________________et c’est…

(L’épée s’échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)

Roxanese penchant sur lui et lui baisant le front.

_________________________C’est ?…

Cyrano, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant.

_______________________________Mon panache.

Rideau.