Pourquoi il faut dénoncer les petits enfants juifs aux nazis et les républicains espagnols aux franquistes
Dans le crépuscule du XVIIIe siècle, une polémique coupa l’Europe et les philosophes en deux, presque autant que la France l’était durant l’affaire Dreyfus. Dans les froides brumes de la Prusse, à Koenigsberg − désormais Kaliningrad, enclave russe et plaque tournante de la drogue [1] −, Kant écrivait bien des choses dans la Fondation de la métaphysique des mœurs.
Que ce n’est pas beau de mentir
Un autre individu [2] se voit pressé par le besoin d’emprunter de l’argent. Il sait parfaitement qu’il ne pourra rembourser, mais voit aussi qu’on ne lui accordera aucun prêt s’il ne promet pas avec fermeté de rendre l’argent à un moment déterminé. Il a envie de faire une telle promesse ; mais il conserve encore assez de conscience morale pour se demander : n’est-il pas interdit et contraire au devoir de se tirer d’affaire par un tel expédiant ? À supposer qu’il se résolve pourtant à y recourir, la maxime de son action s’énoncerait ainsi : quand je me crois à court d’argent, j’accepte d’en emprunter et de promettre de le rendre, bien que je sache que tel ne sera jamais le cas. Sans doute ce principe de l’amour de soi ou de l’utilité personnelle est-il compatible, éventuellement, avec tout mon bien-être futur, mais pour l’instant la seule question est de savoir si c’est juste. Je transforme donc la prétention de l’amour de soi en une loi universelle et construits la question suivante : qu’adviendrait-il dès lors que ma maxime serait érigée en loi universelle ? Mais dans ce cas je vois d’emblée qu’elle ne pourrait jamais acquérir la valeur d’une loi universelle de la nature et s’accorder avec elle-même, mais qu’inévitablement, il lui faudrait se contredire. Car universaliser une loi selon laquelle chaque individu croyant être dans le besoin pourrait promettre tout ce qui lui vient à l’esprit, avec l’intention de ne pas tenir ses promesses, cela reviendrait à rendre même impossible le fait de promettre, ainsi que le but qu’on peut lui associer, dans la mesure où personne ne croirait à ce qu’on lui promet, et qu’au contraire tout le monde rirait de telle déclaration en n’y voyant que de vains subterfuges.
Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs [1785], Paris, GF Flammarion, 1994, p. 99 / AK 422.
Ai-je le droit de mentir ? Selon Kant, admettre un tel droit n’est pas possible. Si tout le monde l’admettait, mais où irait donc le monde, ma petite dame ? [3] La possibilité de la promesse, cet acte si essentiel à la vie sociale, serait anéantie si un droit de mentir était accepté.
Je prends ainsi bien vite conscience que je puis certes vouloir le mensonge, mais non point du tout une loi universelle ordonnant de mentir ; car, selon une telle loi, il n’y aurait absolument plus, à proprement parler, de promesse, attendu qu’il serait vain d’indiquer ma volonté, en ce qui concerne mes actions futures, à d’autres hommes qui ne croiraient pas ce que je leur indiquerais ou qui, s’ils y croyaient de manière inconsidérée, me payeraient en tout cas de la même monnaie, − en sorte que ma maxime, dès lors qu’elle serait transformée en loi universelle, ne pourrait que se détruire elle-même.
Kant, Ibid., p. 73 / AK 403.
L’unique justification possible du mensonge est égoïste. Mais du point de vue du droit, du devoir, de la morale, une telle maxime personnelle est impossible, contradictoire. Elle ne franchit pas le test de l’impératif catégorique, de l’universalisation. Partant, le mensonge n’a pas lieu d’être pour Kant.
Que la dénonciation n’est pas un devoir républicain pour tout le monde
Cette rigueur morale, cet acharnement prussien dans l’aveu impressionna beaucoup Benjamin Constant, l’une de nos fiertés nationales. En 1796, il entreprit de réfuter le kantisme sur ce point. Pour Kant, la prohibition du mensonge est une question de principe. Pour Constant, elle l’est aussi. Seulement, là où Kant n’admet qu’une seule sorte de principes valant absolument, Constant se veut plus pragmatique, hiérarchisant entre différents principes, dont certains sont abstraits et absolus, d’autres intermédiaires et contingents.
Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand [4], qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. [5]
Benjamin Constant, « Des principes », Des réactions politiques, 1796.
Pris absolument, ce principe de ne jamais mentir paraît déraisonnable. Pour le rendre moins aberrant et acceptable, il convient de lui adjoindre, selon Constant, des principes intermédiaires, un peu à la manière de l’éthique de responsabilité de Weber − et du centrisme vertical selon Saint Gnouros.
Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir.
Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n’en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées.
Il faut donc chercher le moyen d’application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe.
Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs.
Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui.
Constant, Ibid.
CQFD, serait-on tenté d’ajouter, tel Spinoza. Les SS frappant à la porte de chez vous pour chercher le petit enfant juif que vous cachez n’ont pas droit à la vérité, car ce sont de vils gens. Ne possédant pas ce droit, nul obligation ne vous est faite de leur dire la vérité. Cela ne signifie pas pour autant que vous devez mentir tout le temps. Le principe de ne jamais mentir demeure vrai. Cependant, sa valeur de vérité est contextuelle, et dépend en grande partie des circonstances. [6]
Benjamin Constant jugeait cette idée des principes intermédiaires « neuve », mais « infiniment importante ». Allait-elle parvenir à éclairer les Lumières prussiennes ?
Que causer accidentellement du tort à quelqu’un, ce n’est pas exactement lui nuire intentionnellement
Un an plus tard, en 1797, Kant répondait à Constant dans un texte intitulé D’un prétendu droit de mentir par humanité, dont le titre faisait déjà deviner par lui-même un certain mépris à l’égard des thèses de notre fierté nationale. Avec le procès de Gracchus Babeuf et la campagne d’Italie, il s’agit sans doute du buzz-people-clash qui a retenu le plus le monde en haleine en cette année 1797. Démontage en trois temps par Kant de l’argumentation de Constant :
On remarquera tout d’abord que l’expression « avoir droit à la vérité » est dépourvue de sens. On doit plutôt dire : l’homme a droit à sa propre véracité (veracitas), c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne.
Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité.
Premièrement, donc, la vérité est universelle, objective, et s’impose à tout le monde. Au sens propre, il n’y a pas de vérités particulières, singulières, qui appartiendrait à tel ou tel. Soit la vérité est pareille pour tous, soit elle n’est pas − ou alors, c’est une « vérité subjective », qui n’en est, en fait, presque pas une. Et toc.
Mais ce n’est pas tout. Deuxièmement, quand bien même votre mensonge, consistant à soustraire son droit à la vérité à celui lui faisant déshonneur, serait inoffensif et ne serait pas nuisible en lui-même, il s’avérerait qu’il serait, quoi qu’il en soit, toujours périlleux pour l’humanité. Ainsi, si vous vous amusez à faire croire à des petits enfants que le Père Noël existe alors que vous savez pertinemment qu’il n’en est rien [7], vous ne meurtrissez en apparence personne physiquement ou moralement. En revanche, bien plus grave, vous attentez à l’humanité en général, qui est bien peinée de découvrir que les promesses fondées sur le devoir de vérité, que les contrats fondés sur les promesses, que les droits fondés sur les contrats, que les lois fondés sur les droits, que la société fondés sur les lois, perdent tous leur force. Et pas la peine de soutenir, façon Max Stirner, que le concept d’humanité n’est qu’une creuse abstraction métaphysique uniquement bonne à meubler le cerveau de possédés en manque de réalités fantomatiques. Il faut faire un choix : le Père Noël, ou bien l’humanité.
Le mensonge nuit toujours à autrui : même s’il ne nuit pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en général et il rend vaine la source du droit.
Kant, Ibid.
Mais surtout, troisièmement, il ne faut jamais mentir, et ce même avec une bonne intention, car il existe toujours des conséquences imprévues aux actes. Sur un malentendu, ça peut ne pas marcher, même la plus belle intention du monde, a fortiori le plus beau mensonge :
Après que tu as honnêtement répondu « oui » au meurtrier qui te demandait si son ennemi était chez toi, celui-ci peut bien s’être échappé sans qu’on l’ait remarqué, ne pas être ainsi tombé dans les mains du meurtrier, et alors le forfait n’aurait pas lieu ; mais si tu as menti et que tu as dit qu’il n’était pas chez toi et qu’il soit, en fait, sorti (sans que tu le saches) et que le meurtrier, le rencontrant en sortant, accomplisse ainsi son forfait, alors on peut t’accuser à bon droit d’être l’auteur de sa mort.
Kant, Ibid.
Jean Moulin, tu n’avais pas pensé à ça ! Réfléchis bien avant de ne pas dénoncer aux SS le petit enfant juif que tu caches dans ta cave ! Il pourrait bien s’enfuir par une fenêtre, et se trouver nez-à-nez au vil Klaus que tu avais renvoyé…
Pour tout te dire, Jean Moulin, toi et Benjamin Constant confondaient deux choses : nuire à quelqu’un, et lui causer du tort :
Pour reprendre la manière dont sont nommées ici les personnes citées, « le philosophe français [8] » a confondu l’action par laquelle qu’un nuit (nocet) à autrui quand il dit la vérité qu’il ne peut éviter d’avouer, et celle par laquelle il lui cause un tort (laedit). Ce n’était que par accident (casus) que la véracité du propos nuisait à l’habitant de la maison, ce n’était pas un acte libre (au sens juridique).
Kant, Ibid.
Nous n’avons pas le choix de dire ou non la vérité : c’est un devoir qui oblige absolument. Il y a autant de liberté de mentir qu’il y en a pour un corps matériel d’échapper aux lois de l’attraction terrestre. De la même manière que la pomme n’est pas responsable d’avoir chuté sur la tête de Newton, nous ne pouvons être tenu pour responsable d’avoir dit la vérité : cela aurait été s’écarter de l’orbite de la moralité, dont le centre est l’impératif catégorique, tout comme une planète se serait écartée du soleil. Par conséquent, Jean Moulin, ce n’est que par accident que tu causes du tort en disant la vérité, contrairement au mensonge, qui nuit intentionnellement. Avouant aux SS que le petit juif est caché chez toi, tu ne nuis pas à ce dernier si les soldats l’arrêtent, mais tu lui causes simplement du tort de façon accidentelle, car il aurait très bien pu s’échapper tout seul.
Que les tramways peuvent bien s’arrêter tout seuls
À propos de ce type de casuistique, nous nous interrogions, le bon Luccio et moi-même, sur ce qu’aurait vraiment fait Kant confronté non plus au problème de la résistance et de la collaboration durant les années 30 et 40, mais face au désormais célèbre dilemme du tramway, cher aux philosophes analytiques :
Soit un tramway fou dévalant une pente, s’apprêtant à tuer cinq personnes ; vous vous situez près d’un levier dont l’actionnement fera emprunter au tramway une voie secondaire, épargnant les cinq personnes, mais sur laquelle se trouve cependant une autre personne, qui sera alors tuée ; pouvez-vous, devez-vous actionner le levier, sacrifier une personne pour en sauver cinq ?
Les philosophes analytiques ont coutume de rattacher les deux réponses possibles à deux types de morales bien distinctes : l’éthique déontologique d’une part, et le conséquentialisme d’autre part. Le conséquentialisme, dont l’utilitarisme constitue le système le plus caractéristique, affirmerait à coup sûr, selon eux, qu’il faudrait actionner le levier : sacrifier une personne pour en sauver cinq serait acceptable, au nom du principe d’utilité commandant de rechercher l’optimisation de la quantité globale de bonheur. L’éthique détontologique, dont le kantisme est présenté comme un exemple typique, affirmerait au contraire qu’il ne faut pas actionner le levier : sacrifier une personne pour en sauver cinq est impossible, au nom de la formulation de l’impératif catégorique imposant de ne jamais considérer l’humanité comme seulement un moyen, mais également toujours comme une fin. [9]
Or, Kant serait-il vraiment resté passif, refusant d’actionner ce levier ? Pour le bon Luccio, rien n’est moins sûr : il y a sans doute des choses enfouies dans le kantisme qui autoriseraient l’action dans des cas de ce type. Pour ma part en revanche, à partir de cette casuistique kantienne du mensonge, j’imagine que Kant n’aurait pas actionné le levier, appuyant son principe de l’impératif catégorique d’une semblable rhétorique :
Après que tu as honnêtement regardé le tramway passer sur la voie conduisant aux cinq personnes, celles-ci pourraient bien s’être sauvées sans qu’on l’ait remarqué, ne pas être ainsi écrasées sous les roues du wagon, et alors le drame n’aurait pas lieu ; mais si tu as actionné le levier et que tu as aiguillé le train vers la personne seule, et que le wagon déraille tuant les dizaines de ses passagers, alors on peut t’accuser à bon droit d’être l’auteur de ce drame.
Il serait sans doute possible de sauvegarder le kantisme de cette façon, en invoquant les conséquences inattendues des actions. En ce bas monde sublunaire débordant de contingence et empli de grains de sable dans les mécaniques, il n’y a rien de sûr, si ce n’est la pureté des motifs de la volonté lorsqu’elle se détermine librement en raison.
Qu’il vaut mieux dénoncer les républicains espagnols
Sans doute Sartre avait-il cette casuistique kantienne à l’esprit lorsqu’il écrivit Le Mur. [10] Dans ce court récit existentialo-phénoménologique rédigé à la première personne, Jean-Paul Sartre narre la captivité de prisonniers, vraisemblablement des républicains espagnols, qui ignorent tout de leur devenir, mais auxquels il apparaît progressivement clair qu’ils vont être bientôt exécutés. Est alors proposé au narrateur, également prisonnier, une sorte de marché : dénoncer aux soldats où se cache l’un de ses amis, en l’échange de quoi il peut espérer la liberté. Longue réflexion, pénible méditation, infinis soliloques : le prisonnier décide de ne pas dénoncer son ami qu’il sait être chez son cousin, mais au contraire de jouer un tour malicieux aux soldats. Ne donnant plus grand prix à sa propre vie, il leur indique le dernier endroit où il pense que son ami puisse se trouver : un cimetière. Il imagine alors avec une relative fourberie la perplexité, la surprise, la colère de ces soldats découvrant que la personne qu’ils recherchent ne se trouve pas là où on leur a indiqué. Il imagine avec quelle rage, quelle joie, quel soulagement ces soldats iront ensuite s’emparer de son être pour l’exécuter. Or, ce n’est pas le fil de ce scénario que l’histoire et les Moires, dans leur grande malice, se plurent à dérouler. Contre toute attente, le prisonnier est gracié, en récompense du fait que l’homme recherché fut capturé au cimetière, conformément à ce qu’avaient promis les informations données, qui se trouvèrent donc être correctes par mégarde, sur un malentendu.
− Ils ont eu Gris.
Je me mis à trembler.
− Quand ?
− Ce matin. Il avait fait le con. Il a quitté son cousin mardi parce qu’ils avaient eu des mots. Il ne manquait pas de types qui l’auraient caché, mais il ne voulait plus rien devoir à personne. Il a dit : « Je me serais caché chez Ibbieta, mais puisqu’ils l’ont pris, j’irai me cacher au cimetière. »
− Au cimetière ?
− Oui. C’était con. Naturellement, ils y ont passé ce matin, ça devait arriver. Ils l’ont trouvé dans la cabane des fossoyeurs. Il leur a tiré dessus, et ils l’ont descendu.
− Au cimetière !
Tout se mit à tourner et je me retrouvai assis pas terre : je riais si fort que les larmes me vinrent aux yeux.Jean-Paul Sartre, Le Mur.
Voilà une mésaventure que n’aurait pu connaître Kant. Pour sûr, ce n’est pas en Prusse que l’on enverrait les soldats au cimetière.
_______________________
[1] « Étonnant, non ? », comme dirait l’autre. Mais le kantisme n’est-il pas lui-même une drogue, parfois très abrutissante ? Voyez nos kantiens officiels, que l’on ne citera pas.
[2] L’individu précédant était celui qui se posait la question du suicide, que Kant n’approuve pas plus que le mensonge.
[3] J’vous le demande, en effet ! Où irait donc le monde ?
[4] Tiens, tiens ! Mais qui ça peut bien être ?
[5] En fait, cet exemple semble être produit de toute pièce par Constant, et n’est pas celui utilisé par Kant. Cependant, ce dernier écrivit plus tard : « je reconnais ici que j’ai effectivement dit cela, mais je suis incapable actuellement de me rappeler où » (Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité).
[6] En somme, il s’agit là un peu d’une éthique conséquentialiste (cf. infra).
[7] Il y a en effet un certain nombre de faits à alléguer allant en ce sens.
[8] Tiens, tiens ! Mais qui ça peut bien être ?
[9] En effet, dévier intentionnellement le train sur la personne située sur l’autre voie, c’est considérer cette dernière indépendamment de son humanité.
[10] Attention ! Ce qui va suivre dévoile des moments clés de l’intrigue !
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16 novembre 2012 à 23:19 Luccio[Citer] [Répondre]
Revois ton titre, on doit écrire « aux Nazis », et « aux Franquistes ». Tu ne respectes donc ni la vérité ni l’orthographe.
16 novembre 2012 à 23:50 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
J’ai bien peur que non : http://j.poitou.free.fr/pro/html/typ/cap-emplois.html
Peut-être qu’un étudiant en lettres modernes faisant un travail sur Rousseau et passant par hasard ici pourrait nous mettre d’accord.
18 novembre 2012 à 1:38 Luccio[Citer] [Répondre]
Merdum !
23 novembre 2012 à 23:38 Luccio[Citer] [Répondre]
La faille (ou la force) contre les attaques, bref le truc que j’imagine, c’est qu’on n’est pas obligé de répondre. Sans mentir, déclarer : « Monsieur, je ne veux pas vous répondre, dussiez-vous me faire bobo, car vous êtes une fripouille. »
[I Trouver une soluce kanto-compatible]
Mais un féru d’attaque contre Kant, voire Kant lui-même prêtant le flanc, me répondrait sans doute que si on me tue je ne peux plus dire la vérité, que ça ne va pas, etc.
Refuser la vérité c’est blesser intentionnellement l’humanité dans ma personne, ou plus précisément c’est ne pas respecter mes devoirs envers l’animalité de l’homme, dont le premier est de favoriser la conservation de soi (Doctrine de la vertu). En passant : on reconnaît un devoir large, qui laisse place à l’interprétation, à l’inverse des devoirs stricts, qui sont des interdictions).
En effet je risque ma vie, certes pour ne pas mentir (et respecter l’humanité en moi, la dignité de ma personne), mais surtout pour aider la vie d’un connard qui n’est pas moi. Si d’un point de vue extérieur (voir ci-dessous l’addendum juridique) le nazi qui me fait du mal est le responsable, j’aurais pu faire gaffe.
Peut-être serait-il permis de comparer, et de compter combien de gens je peux sauver quand je me sacrifie. En effet, me sacrifier pour sauver des êtres moraux, ça peu être vertueux. Mais là peut-être que je ne maîtrise pas Kant en évoquant de tels actes surérogatoires (et oui Oscar, je t’offre peut-être un mot que tu ne connais pas). Il est ce soir trop tard pour que je continue (et le lecteur patient et sagace devine ce que je peux penser de certains cas comme celui du Tramway, que je compte réviser dans un livre de Ruwen Ogien).
Addendum juridique : il me semble que la conséquence du mensonge ne fait pas l’objet d’une condamnation morale. En effet le mensonge est déjà moralement condamné, c’est odieux, etc. La condamnation des conséquences peut relever du droit, du civil, du juridique, (affaire de « lois extérieures ») : un tribunal peut t’imputer une co-responsabilité, une absence de maîtrise du monde ravalée au rang de la complicité (un genre d’accusation d’alcool au volant).
Y’a une note de la Doctrine du droit là-dessus, si tu veux je te la copie un jour.
Et juridiquement tu dois moins risquer de t’être mis en danger pour ne pas avoir répondu (comme je le propose), car on imagine que t’as réfléchi pas mal.
[II Renoncer à répondre et donner raison à Constant]
Pire du pire : on pourrait m’objecter que celui qui déclare ne rien vouloir dire considère qu’il existe un genre de droit à la la vérité (ou véracité), mais pas au détail de la vérité (il ne sait que ce que je crois du rapport que j’entretiens avec lui, pas du reste). Donc que Constant a raison, et Kant un infâme. Je ferais un piètre avocat, et n’aurais pas sauvé Socrate.
[III Flagornerie, remarque et devinette]
Malgré mes remarques et objections, je te suis gré de ton analyse du point de vue kantien, si claire et synthétique. Merci.
Ah ah, il suffit que je t’avoue mon admiration pour que je pense à autre chose. Par exemple, selon Kant, le pire des mensonges c’est quoi ? Et bien je vais vous le dire. Le pire des mensonges mes petits bonhommes, c’est le mensonge à soi-même, la mauvaise foi, etc. (rappelé dans la Doctrine de la vertu au §9)
Mais ne crois pas que je vais te laisser comme ça, sans une petite une remarque et une devinette.
La remarque : il me semble qu’on a le droit de parler aux enfants du Père Noël, de sa générosité et de ses pouvoirs. Cela relèverait de la casuistique, de la politesse (on me demandait l’autre jour si on peut dire à la boulangère que le pain d’hier était bon quand il ne le fut pas — en fait elle ne demande pas !). Quant à l’enfant, qui prétend qu’il est déjà quelqu’un ? Jean Sairien. Et pourtant même ce dernier préfère rester discret sur l’opportunité de la véracité envers les enfants.
La devinette : qui a écrit les lignes qui suivantes (et si j’en crois le titre de ton billet aurait sans doute dénoncé des petits enfants juifs et des républicains) ?
3 décembre 2012 à 12:03 Gnouros[Citer] [Répondre]
Sinon, je me demande quand même ce que Kant penserait de ce que l’on trouve dans la loi :
Sans doute répondrait-il que dans le mensonge, il y a ce grand risque pour l’humanité qui la met en péril tout entier.
(Et en passant, je pense que ce simple article de loi interdit de détourner le tramway.)
3 décembre 2012 à 16:19 Luccio[Citer] [Répondre]
Il me semble avoir vu à la tv que cette loi n’existait qu’en Allemagne et en France. En effet les nazis ne pouvaient accepter qu’on laisse mourir un officier SS abattu dans une rue française.
Sur le risque et le mensonge, je ne trouve en revanche pas grand chose à répondre. Peut-être avons-nous là une loi inique, il faufrait lui obéir mais en la dénonçant comme horrible. Encore que mentir au franquiste est sans doute un brin risqué, au point qu’un tribunal ne pourras que difficilement te condamner si tu dis la vérité — (d’ailleurs il me semble avoir lu quelque part que Papy Oscar ne fut jamais vraiment inquiété, alors qu’oin ne lui avait même pas posé les questions).
3 décembre 2012 à 19:07 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Dommage que la référence faisant mention de cette antériorité du pétainisme transcendantal (comme dirait l’autre) sur la loi française soit manquante dans le Wiki, car c’est intéressant, même beaucoup plus que Fifty shades.
3 décembre 2012 à 19:50 luccio[Citer] [Répondre]
Ah ah ah.
Le pétainisme transcendantal, j’avais oublié.
7 décembre 2012 à 20:47 Sébastien[Citer] [Répondre]
Super article. Oui, vraiment, je trouve que c’est bien. Mais je crois que dans le pastiche de Kant vous avez écrit « voix » au lieu de « voie » (de tramway).
Mais je ne suis pas rancunier. J’aime toujours votre texte.
10 décembre 2012 à 15:09 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Mais pourquoi donc dénier au tramways le fait d’avoir une voix ? Ils ont aussi le droit à la parole !
Plus sérieusement, merci d’avoir signalé cette malheureuse erreur restée encore inaperçue, et désormais corrigée. Mais à ma décharge, on m’a appris à lire avec la méthode globale − et à compter avec les mathématiques modernes − ce qui me rend aveugle à certaines choses, en dépit de maints efforts répétés.
16 janvier 2013 à 22:47 Clement[Citer] [Répondre]
Certes, le mensonge est pour Kant la destruction du bien dans le monde ainsi que celle de la communauté des hommes fondée sur le principe suivant lequel le mensonge est toujours exception pour soi. De plus, il faut d’après Kant suivre le plus possible les lois de son pays, mais il convient de préciser une petite chose. En effet Kant bien qu’il prône le respect en l’Etat, il écrit également que suivre celui ci aveuglement sans faire l’exercice de sa raison est une faiblesse. L’homme se doit de discerner les lois auxquelles il est soumis et pourquoi il se doit d’obéir. De même son fameux exemple selon lequel il faudrait dénoncer l’ami qui s’est caché aux assassins si ils l’interrogent (Kant) et remis en question dans la Critique de la raison pratique -si ma mémoire est bonne-, où il y décrit la primauté de la vie sur le principe. Kant n’aurait donc surement pas dénoncé p’tits Juifs. Du moins il me semble !
17 janvier 2013 à 12:10 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
En fait, les textes en question où Kant escrime avec Constant sont assez tardifs, puisque la polémique tourne autour de 1796-1797 − même si le premier texte où Kant parle de mensonge, je vous l’accorde, date de 1985 (Métaphysique des moeurs). La Critique de la raison pratique date quant à elle de 1787, et est donc elle aussi antérieure aux objections de Constant. C’est donc les opinions d’un Kant bien mûr que l’on trouve évoquées ici, d’un Kant d’après même 1789 et la Révolution, de 1793-1794 et la Terreur. Kant avait donc de bons exemples sous les yeux (sous les yeux : dans les comptes-rendus et journaux qu’il pouvait lire à Koenigsberg dont il ne sortit jamais, « le kantisme ayant les mains pures mais n’ayant pas de mains », selon le mot de Péguy) qui auraient pu infléchir sa position. Cependant, il ne l’a pas fait, et j’ai peur de presque donner raison à Michel Onfray lorsqu’il fait du kantisme d’Eichmann un déterminant de son engagement dans le nazisme.
Du reste, ce ne serait pas là le seul point où la flamme des Lumières prusso-kantiennes s’avérerait en fait moins lumineuse que ce que les Saints Apôtres du kantisme (Ferry, Renaut, etc.) affirment. Pour ne citer qu’elle, la Doctrine du droit regorge de propositions toutes plus sordides les unes que les autres : défense de la peine de mort, castration des homosexuels, élimination des enfants nés hors mariage, etc.
17 janvier 2013 à 12:58 Luccio[Citer] [Répondre]
La doctrine du droit, c’est de la morale figée, et forcément ça sent son époque. La vertu, c’est autre chose.
(ouais, je reste évasif, et j’m’en fous)
20 janvier 2013 à 14:05 Luccio[Citer] [Répondre]
Je sais que c’est pas exactement le même problème, mais je ne résiste pas à partager ici ce petit extrait de la Horde sauvage, célèbre Western de Sam Peckinpah que je découvre enfin ce jour.
C’est un dialogue entre Pike Bishop et son bras droit Dutch Engstrom, à propos de leur ancien complice, Deke Thorton. Thorton pourchasse Pike et sa bande pour le compte d’une compagnie de chemin de fers, afin d’obtenir sa grâce ; ils viennent de blesser le vieux Freddie Sykes. Dutch s’énerve :
3 mars 2013 à 20:09 Ben[Citer] [Répondre]
Tout ce que ce texte m’inspire c’est que Kant est bien Allemand, et la tendance à vouloir universaliser toute loi morale est bien occidentale.
3 novembre 2014 à 11:10 Gnouros[Citer] [Répondre]
Relisant Spinoza (Ethique, IV), j’ai le sentiment qu’il n’aurait pas agi bien différemment de Kant :
Il y a ici comme un rudiment d’impératif catégorique.
6 novembre 2014 à 20:22 Luccio[Citer] [Répondre]
Ca fait plaisir que tu m’écoutes. Je te l’ai déjà signalé au moins deux fois (mais je n’ai pas de preuve écrite).
18 février 2015 à 22:16 Noblejoué[Citer] [Répondre]
@ Gnorous et Luccio
Pourquoi dire la vérité serait-il un devoir dans un cas d’hostilité réciproque, avérée ou même possible ? Le savoir est une arme, une arme possible contre soi ou les gens qu’on se sent tenu de défendre.
Donc on ne doit la vérité à l’ennemi que quand on prend des engagements.
Parce qu’on accepte un risque contre la paix. Celui qui viole alors sa parole s’en prend à la base de la morale, suivre ses engagements, et compromet la paix dans l’espoir de la victoire.
Et qu’est-ce qu’on doit dans la société ?
Tenir ses engagements, défendre son groupe et soutenir ses membres.
La publication de sa vie garentie contrôlée et celle de son voisin sur faceboock, en jurant sur Kant de ne pas mentir ?
J’en doute.
C’est aller contre les engagements qui détruit la société. Car on ne fait pas confiance aux traitres, et s’il y en a trop, à personne.
Mais qui a pris l’engagement, fut-il implicite, de toujours dire la vérité ? Je ne vois que le scientifique, peut-être le journaliste, dans le cardre de sa recherche de vérité.
Ce n’est pas la vérité qui garentit le groupe, c’est la loyauté.
Sous produit de la loyauté, la vérité qu’on se permet de dire à ceux qu’on croit loyaux.
Mais ne confondons pas cause et conséquence, la société n’a pas besoin que tout le monde soit traçable comme de la viande mais que les gens ne se retournent pas contre elle globalement ou les uns contre les autres.
Personne n’est tenu de dire pour qui il vote mais de ne pas frauder lors du vote.
Les extrémistes de la vérité et ceux qui sous-estiment le rôle de la loyauté me paraissent également dangereux pour les hommes, les premiers en les soumettant à une inquisition et en sacrifiant des victimes à leurs bourreaux, les seconds en avalissant la trahison qui, sauf rares exceptions telles que personnes informant les pays étrangers des secrets de son pays tombé dans un gouvernement autoritaire, n’est jamais qu’une manière de nuire injustement aux gens trahis et de fragiliser tous les engagements.
Je crois que les deux groupes ont le même manque d’égard pour l’engagement, les liens de réciprocité et de justice entre les hommes.
Parce qu’ils méconnaissent que cela sert de socle au reste ou se moquent de sacrifier l’édifice à leur détail favori d’architecture ?
A votre avis ?
Comme disait l’autre, les engagements doivent être respectés.
19 février 2015 à 11:40 Gnouros[Citer] [Répondre]
Intéressante distinction entre vérité et loyauté. Mais Kant se situe au-delà, dans la champ de la morale transcendantale rationnelle pure a priori. Il faut s’y soumettre. Peut-être qu’en situation de guerre toutefois, Kant admettrait un droit de mentir, mais je n’en suis pas sûr. Il faudrait relire, ou demander à un kantien expérimenté.
19 août 2015 à 22:54 leo[Citer] [Répondre]
Après une discussion, avec le bon Luccio,sur le même thème que cet article ( qui est bien meilleur d’ailleurs que la dite discussion), je viens quérir vos lumières. Vous citez tous les deux ( Gnourous et Luccio) la proposition 72, du livre 4, de l’Ethique. Je relis en long, en large, en travers; et conclusion : vous savez lire! Mais je n’arrive pas à avaler la pastille. Je suis assez sûr que Spinoza n’aurait pas dénoncé. Vous allez me dire que, sûrement, Kant non plus ne l’aurait pas fait. D’accord, mais théoriquement Spinoza aurait préféré « un mal moindre présent à un plus grand futur »(4;66). Et la mort des enfants nous affecterait, sûrement tous, d’une bien grande tristesse.Je me souviens aussi que le sage peut éviter le péril tout autant que le combattre ( 4,69).
Je propose donc une hypothèse: ce texte concerne le champ politique et trouve une extension malheureuse. Ça me rappelle Machiavel, mais surtout le TTP. Le personnage de mauvaise foi dans cette histoire, c’est le prophète. C’est lui le menteur. Or on pourrait dire qu’il ment dans l’intérêt du vulgaire qui ne sait pas se commander lui-même.En se prétendant le rapporteur de la parole divine, le prophète gagne en autorité, et cela lui permet de sauver les ignorants. Ça me semble compatible avec la fin du scolie, qui condamnerait cette attitude. L’homme sage n’a pas à être un saint mais un homme heureux; il accepte la nécessité du mensonge quand elle existe. Mais en aucun cas il n’est du côté du mensonge, vivant le mensonge comme un mal,il l’évite autant que faire se peut, il n’édifie rien sur lui et en appelle toujours à la vérité ,et donc à la raison,pour gouverner sa vie ou celle des autres. Cette vérité, incluant la conscience de cette triste réalité, qui fait que je dois être de bonne foi avec moi-même, ne pas me laisser porter par la crainte des représailles ( dans l’exemple du scolie je mens pour me sauver; mais comme les nazis n’appréciaient guère le mensonge des Justes, mentir les met tout autant en péril que la vérité) ou de mon immoralité, et préfèrer un mal moindre à un plus grand futur.
Kant a raison, on sait qu’on ne doit pas mentir, et les circonstances ne change rien.Mais les circonstances nous condamnent à l’immoralité, lorsque nous obéissons à des principes plus éthiques.
20 août 2015 à 19:02 Luccio[Citer] [Répondre]
Ca me fait mal de le dire et de complimenter quelqu’un d’autre que moi-même, mais c’est bien dit.
25 janvier 2016 à
[…] au pied de la lettre, le commandement : « tu ne dois jamais mentir » ? Dans le cas des petits enfants juifs dénoncés aux vils SS, cela revêt un aspect évidemment tragique. Mais avec une autre matière, cela prendrait une toute […]
9 octobre 2017 à 9:46 Luccio[Citer] [Répondre]
Et pendant ce temps-là, comme à l’ordinaire, la vérité (elle-même, entourée de ses servante) nous vient d’Allemagne.
24 mars 2018 à 15:04 Luccio[Citer] [Répondre]
Petite contribution :
26 mars 2018 à 9:14 Gnouros[Citer] [Répondre]
Belle pièce ! J’imagine que Constant devait connaître ce texte. Une réminiscence… Le thème pouvait aussi peut-être être un topos des discussions de salon au XVIIIe. Un sujet de thèse pour un-e étudiant-e.