Pour en finir avec l’agrégation, le CAPES, et accessoirement aussi avec la philosophie (au lycée)
Ayant eu ces derniers mois l’occasion d’observer de près le fonctionnement des prestigieux concours de recrutement de l’enseignement supérieur en philosophie que sont les célèbres agrégation et CAPES, je ne peux m’empêcher de livrer quelques unes de mes impressions, très certainement partiales, partielles et subjectives, dont on m’excusera la longueur, le style et la témérité.
1 − L’agrégation possède un programme
Et la plupart des épreuves de ce concours portent sur celui-ci. À la différence du CAPES, où, selon les interprétations, on dira soit qu’il n’y a pas de programme, soit que le programme est en fait la totalité de celui des classes des terminales, il revient au prétendant à l’agrégation de travailler ce programme dans ses plus infimes détails. Ce qu’aura moins à faire le prétendant au CAPES, puisque le concours portera plus sur des « fondamentaux » qu’il devra avoir acquis depuis les premières minutes où il use ses pantalons sur les bancs des facultés.
Or, le programme de l’agrégation est des plus copieux. Pour l’année 2011, le jury attendra ainsi des candidats qu’ils montrent une connaissance aussi pointue qu’aiguisée de tout le corpus de Kant, d’une grande partie de celui de Cicéron, et d’une connaissance tout aussi parfaite de tout ce qui a pu être dit depuis Thalès au sujet de « l’histoire ». Ceci rien que pour les écrits d’admissibilité ; pour les oraux d’admission s’ajoute la connaissance tout aussi exemplaire de tout ce qui a pu être dit depuis Thalès au sujet de « l’esthétique », de Totalité et Infini de Lévinas, de Du progrès et de la promotion des savoirs de Bacon, enfin, également, la connaissance bilingue d’un texte en anglais (The Principles of Psychology de James), en allemand (Wissenschaft als Beruf. Politik als Beruf de Weber), en latin, en grec, en arabe ou en italien.
Question : est-il possible en moins d’une année de digérer tout cela ? En ce qui concerne Kant, Schopenhauer disait qu’on commençait à comprendre la Critique de la raison pure au bout de la cinquième lecture ; d’après Onfray, on se serait même battu en duel au XIXe siècle afin de déterminer s’il fallait, oui ou non, 30 ans d’études à l’université pour le comprendre.
On rétorquera que ce n’est pas l’année de l’agrégation qu’il fallait commencer à se plonger dans Kant et tout ce programme ; que Kant fait aussi parti des « fondamentaux » qu’il convenait de commencer à acquérir des les premières années d’ENS (ou de Faculté) ; qu’au final, l’année d’agrégation sera comme une patiente révision de ce qui a dû être étudié les années précédentes.
Peut-être. Mais je suis prêt à parier qu’il n’en existe que très peu pour manifester une connaissance aussi « fondamentale » d’un auteur comme Cicéron ; pour cet auteur, on ne dispose que de quelques mois pour parvenir à montrer que l’on est parmi les tous meilleurs de sa génération à le maitriser. Ou bien il faut être expérimenté et moins jeune : on trouve quelques candidats à l’agrégation, par ailleurs souvent enseignants mais au statut précaire de vacataire ou d’ATER, dont l’âge avoisine les 45 ans, et qui tentent chaque année de s’agréger : peut-être auront-ils un jour digéré l’intégralité du rayon « philosophie occidentale » de leur bibliothèque, Cicéron inclus (livres étiquetés en « 100 » dans la cotation Dewey).
Gageons que cela sera toutefois parfaitement possible dès la première année pour l’élite philosophique de notre pays d’arriver à un degré de maitrise parfait tant de Kant que de Cicéron. Pour les autres en revanche, pour les médiocres − en présupposant Kant connu parfaitement et le sujet de « l’histoire » également −, il faudra :
- ou bien faire le pari que Cicéron ne tombera pas au concours − ce qui est en fait pratiquement sûr, mais sait-on jamais (pas de connaissance du tout) ;
- ou bien laborieusement lire quelques uns de ses textes, en espérant un jour les avoir tous parcourus minutieusement (connaissance de première main, souvent fragmentaire) ;
- ou bien se contenter d’une connaissance de deuxième main, celle des manuels ;
- ou bien même d’une connaissance de troisième main, celle des cours dispensés lors de la préparation aux cours, qui est souvent une lecture de manuels − il peut être rare de trouver un enseignant spécialiste de Cicéron, mais celui-ci peut prétendre le devenir très rapidement en l’espace d’un été en lisant les manuels qu’il récitera ensuite ;
- ou bien d’une connaissance de quatrième main, celle des notes des copains qui sont allés au cours pendant que, la vie étant ce qu’elle est (il faut faire un choix concernant les cours auxquels on assiste ; travailler à côté pour vivre si l’on n’est ni boursier, ni normalien ; etc.), on n’a pu y aller.
D’où une connaissance encore en cours de digestion au moment des concours, très « bachoteuse », qui a toute les chances d’être superficielle et de s’effacer aussitôt une fois l’épreuve terminée, mais qui devra néanmoins se forcer de paraître profonde. L’exercice consistera par conséquent à montrer qu’on connait tout alors que, peut-être, on y connait rien.
2 − Que sont ces notions à étudier ?
« L’histoire » et « l’esthétique ». Ce que je vais dire à ce sujet ne s’applique pas spécialement aux concours de l’enseignement, mais s’étend davantage aux prétentions philosophiques d’une façon générale.
Car en effet, on attendra du candidat aux épreuves de philosophie, qu’il soit agrégatif, « capétien » ou lycéen, qu’il démontre des connaissances précises au sujet de la philosophie de l’histoire ou de l’esthétique, et au sujet d’un grand nombre d’autres « notions ». Et il y en aura sans doute pour connaître et réciter par cœur tout ce qu’ont pu dire Kant et Hegel (car c’est ce qu’il faudra faire) sur la question et ainsi décrocher une excellente note et faire partie de l’aristocratie des tous meilleurs philosophes de la République française, mais qui en même temps pourront se montrer tout à fait cuistres si on leur pose une question précise sur le sujet qui ne soit pas spécialement philosophique : beaucoup seront ignares tant de l’histoire de l’art que de l’histoire tout court ; rares seront ceux à être allé au Musée (pas le temps : il faut bien réviser).
Ils parleront de ce qu’a pu dire Merleau-Ponty sur Cézanne sans jamais avoir vu les « Sainte Victoire » ; ils parleront du romantisme, « qui exalte le sentiment et l’individu », sans avoir jamais vu un Friedrich ; ils parleront du « penchant platonisant et perfectionniste » du classicisme sans avoir jamais vu un Poussin ; ils prouveront comment la psychanalyse et la psychologie de la forme ont influencé de manière décisive l’art moderne sans jamais avoir vu un Dali. Ils parleront de « la liberté qui s’accomplit » dans l’histoire en donnant pour exemple la Révolution de 1789 sans même connaître Danton ou Robespierre ; ils parleront de Napoléon, figure exemplaire du « Grand Homme », en confondant Waterloo et Austerlitz, ou même en ne sachant même pas de quoi il s’agit ; ils prouveront combien les « conditions matérielles de l’existence sont décisives, comme le montre bien la Révolution d’Octobre », sans même savoir ce qu’est un bolchévique, et en confondant Lénine et Staline (ou bien était-ce Ravaillac ?).
C’est encore plus patent en ce qui concerne d’autres notions, telles que, par exemple, l’épistémologie, où les candidats, qui sortent majoritairement des filières littéraires dans lesquelles ils ont été rejetés faute d’entendre quelque chose aux mathématiques, pataugent et peinent à faire illusion. Alors que Galilée, Newton ou Einstein restent des mystères impénétrables, on les entendra péremptoirement disserter le jour de l’examen sur ce qu’est la science, la façon dont le scientifique agit ou doit agir, ce qu’est une vérité scientifique, dire qu’un tel s’est fourvoyé car bloqué contre je-ne-sais-quel « obstacle épistémologique », etc.
Ainsi peut-on ne rien entendre à la science, à l’histoire ou à l’art ; mais il n’empêche : il faut être capable de philosopher sur ces sujets, être apte à recracher ce que les grands noms du Panthéon philosophique ont pu dire, même sans rien connaître de la physique, de la révolution française ou de l’impressionnisme.
D’autant plus que ce découpage en grandes notions conduit à ce fâcheux biais qui est de laisser croire qu’elles existeraient vraiment. Ainsi y aurait-il des objets philosophiques, bien définis, bien délimités : l’art, l’histoire, la science, mais aussi : la liberté, la morale et autres avatars − et c’est donc qu’il doit exister quelque chose comme la liberté et la morale : pétition de principe.
3 − Quelle est la finalité de ces concours ?
Le but manifeste et clairement affiché est d’ouvrir les portes de l’enseignement secondaire, de permettre de devenir « professeur de philosophie ». Mais en quoi consiste au juste cette profession ? Enseigner le programme. Ce programme, il est précisément constitué de ces « notions », hypostases dont on ne sait si elles sont matérialistes ou idéalistes, mais dont le contenu consiste essentiellement dans la justification des mythes et dogmes constitutifs de l’idéal républicain.
Quelqu’un chargé d’enseigner les programmes de l’IUFM aux futurs professeurs me confia que le « cadre est kantien ». En quoi cela consiste-t-il ? Les Lumières, l’impératif catégorique en morale, le droit comme horizon indépassable en politique et comme « idéal régulateur » duquel il faut s’efforcer de s’approcher telle une courbe marchant vers son asymptote. La dignité de l’homme et de la science, un savoir débarrassé des superstitions et du dogmatisme, qui prend bien soin de laisser de la place à la croyance et aux religions, ces dernières devant se tenir dans les limites de la simple raison et donc se montrer tolérantes. Les Réflexions sur l’éducation, ce peut être pas mal : l’importance de la discipline et du travail, ces nécessités anthropologiques, y est soulignée.
Il conviendra également de faire un grand usage de Rousseau et du Contrat social. Bien expliquer le pourquoi du concept « d’obligation ». Que je ne puis être politiquement libre qu’à condition d’obéir aux lois et à la volonté générale. Application concrète : que si on ne vote pas, que si l’on vote blanc, que si l’on s’abstient aux élections, alors on laisse les autres décider pour soi, et que l’on est pas libre ; que par ailleurs, il est mal de ne pas faire son devoir de citoyen. Si possible, en oubliant Foucault, justifier l’appareil pénitencier en montrant que la prison dans les démocraties occidentales est d’une importance majeure et se démarque tout à fait de ce qui se pratique dans les pays totalitaires : chez nous, elle est une propédeutique à une liberté retrouvée. Montrer d’ailleurs que l’on ne nait pas libre, mais qu’on le devient, essentiellement par l’éducation, qui trouve − le hasard fait bien les choses − son apogée dans les classes de philosophie en terminale − et s’extasier sur le fait que la France est l’un des rares pays à mettre à la disposition de ses élèves des cours de philosophie préparant à une telle libération ; que c’est une chance qu’il convient de saisir et de célébrer.
En somme, de l’instruction civique, à un niveau un peu plus avancé. Ce qui est même davantage pernicieux, puisque, comme Descartes, autre figure héroïque de la République qui devra être bien connue, on s’avance « masqué » : on appelle en effet cette discipline « philosophie » − et non « morale » ou « éthique ». Ce qui était dans les classes précédentes simplement posé comme un principe ou un dogme, il s’agit maintenant de le démontrer rationnellement, à la manière des théologiens scolastiques (scolastique, dont dérive le mot « école ») chargés de justifier les contenus de la foi par la raison en inventant un chemin qui paraisse y conduire inévitablement. Montrer comment tout cela va de soi, lorsque l’on prend la peine de réfléchir et d’user de son entendement correctement : Sapere Aude !
En ce sens, on comprend mal les manifestations d’indignation émises par le corps professoral et ceux qui souhaitent l’intégrer suite à la décision du Ministère de réformer le programme de l’agrégation en y intégrant une épreuve nommée « agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable ». Quoi de choquant à ce que les objectifs soient désormais clairement affichés ?
4 − Malgré tout, on se presse aux portes de ces concours permettant d’élire les nouveaux directeurs de conscience de la jeunesse
L’agrégation et le CAPES sont tout autant terriblement sélectifs. Peu sont ceux qui parviennent au succès dès la première fois, et nombreux sont ceux qui peuplent les couloirs et amphithéâtres des facultés dans l’espoir qu’un jour, enfin, les auspices se montrent clémentes et les autorisent à s’agréger au cercle des « happy few ». Rien que pour le CAPES 2009 de philosophie, quelque chose comme 1100 inscrits pour seulement 35 places, soit 3 ou 4% de réussite.
Comment expliquer cet attrait ? Probablement plusieurs causes. Certains ont sans aucun doute très à cœur la vocation de devenir professeur :
- Soit qu’ils aiment à transmettre les savoirs que l’on a vu, c’est-à-dire inculquer un peu de morale à ceux qui se destinent, a priori, à des études plutôt longues (car post-bac) et qui, potentiellement, pourraient devenir des CSP+, produiront et posséderont les richesses, et qui seront ainsi peut-être plus enclins à redistribuer aux autres, à considérer l’impôt comme légitime. (Notons que les BAC professionnels, il me semble, sont interdits de philosophie. Pas de libération philosophique pour eux.).
- Soit que c’est simplement la position qui les intéresse : moins de 20 heures de cours par semaine, plus de 3 mois de congés : voilà qui force à réfléchir si l’on considère le travail comme aliénation (paradoxe : il faudra au contraire enseigner aux élèves que l’on se réalise par celui-ci) et que l’on souhaite disposer de loisirs. Sartre, dont le projet existentiel était de devenir écrivain, confia dans Les mots que c’est pour cela qu’il intégra la profession.
Mais beaucoup d’autres se précipitent dans ces voies à défaut. Obtenir le concours n’est alors plus une fin en soi, mais simplement un moyen, un marche pied vers autre chose ; ou au mieux, une voie de garage. C’en est ainsi des authentiques philosophes, qui entreprirent des études de philosophie par amour de la discipline. Pour ceux-là :
- En étant simplement diplômé de philosophie, que ce soit au niveau Licence, Master ou Doctorat, difficile de trouver un métier ensuite dans le privé. Il paraîtrait qu’à l’étranger (États-Unis, Royaume Uni), on est moins regardant : peu importe l’étiquette de votre BAC+5 ou +8 ; vous en détenez un, ce qui fait montre de votre capacité à aborder des problèmes d’une certaine complexité ; on vous accorderait facilement un stage, même dans un domaine que vous ne connaissez que de loin, le temps pour vous de faire, ou pas, vos preuves ; on pourrait même vous retrouver en peu d’années cadre, chef de projet ou directeur, sans que vous soyez pour autant sorti d’une grande école ou d’une filière technique. En France, pas de cela. L’Opération Phénix montée pour palier à ce problème ne concerne que quelques élus encore moins nombreux que les agrégés. À moins de posséder une double compétence, mariant philosophie et une discipline plus pragmatique, plus technique, il sera difficile de faire sa place − et encore, dans ce cas là, qui se souciera de vos compétences de philosophe ? À celui qui fit des études de philosophie par amour de la discipline, il ne reste la possibilité de trouver un emploi assuré qu’en se précipitant aux portes du métier d’enseignant, dans le public ; sans doute n’ont-ils pas songé à cela en premier lieu, mais après avoir épuisé laborieusement le champ des possibles, ils s’y résignent, par dépit. Sans cela, il n’y a d’espoir de trouver un métier correspondant à ses seules qualifications de philosophe qu’en tant que vendeur au rayon « Philosophie, Spiritualité et Occultisme » de la FNAC.
- Pareillement pour les philosophes ayant plus à cœur de chercher que d’enseigner (au secondaire). Malgré les mentions très bien aux Licence et Master, malgré les mentions « très honorable avec félicitations du jury à l’unanimité » du Doctorat, il restera très difficile de faire sa place, au point que même arriver à une position précaire d’ATER est un long combat. Peut-être la faute à la faiblesse de l’enseignement universitaire français ? Il est en effet à la portée de presque n’importe qui, en travaillant modestement voire pas du tout, d’obtenir tous ses grades, de devenir un docteur dans sa discipline (en sciences humaines du moins). Après les 80% d’une classe d’âge atteignant le baccalauréat, l’objectif de 50% à la licence à l’horizon 2020 est désormais posé. Pour ce faire, soit adviendra un progrès décisif de l’esprit humain par les prochaines générations, soit au contraire on baissera le niveau d’exigence. Quelle différence alors entre deux docteurs ? Derrière le même grade peut se cacher la compétence la plus grande comme la cuistrerie la plus immense ; mais rien ne permettra, avec ces seuls indices, de les démarquer, lorsque le CV est encore à construire. D’où ce biais qu’un grand nombre de personnes se destinant avant tout à la recherche se précipitent également vers les concours afin de prouver leur vraie valeur que leurs seuls diplômes ne suffisent pas à attester, en montrant qu’ils furent capables d’entrer dans le cercle des 3% capables de faire illusion. Docteur c’est bien, mais pas top ; docteur et agrégé, c’est parfait. Heureux sont, par exemple, les étudiants de sociologie où il n’existe pas de tels concours !
- L’agrégation agit effectivement comme une certification suppléant au manque de crédit (et peut-être aussi, corrélativement, de crédits) des universités. Elle sert, qui plus est, souvent d’argument d’autorité. Vous dites quelque chose sur un certain sujet ? Pour ceux décidés à se tenir hors du système, le poids que l’on accorde à votre opinion grimpe par échelon en fonction de votre cursus scolaire. Pour être pris au sérieux, il faut : formation universitaire ; doctorat ; agrégation. Et on peut parfois repousser encore plus loin dans la recherche : êtes-vous normalien ? étiez-vous à Henri IV ? Avec cet effet pervers que l’on aboutit à un système rentier et aristocrate : des jeunes gens − issus, faut-il le dire, essentiellement des couches favorisées de la société, de parents parfois eux-mêmes agrégés, pratiquants de fait une reproduction sociale épatante − se dépensent beaucoup lors de leur adolescence et de leur vingt ans afin d’intégrer les plus prestigieux cursus. Puis, une fois toutes les certifications reçues, se contentent d’en récolter les fruits de manière paresseuse et nonchalante : BHL est sans doute la preuve la plus patente et hélas ! parlante de ce travers.
5 − Voici ce qui fait de ce concours une épreuve redoutablement sélective
On l’a dit : autour de 3% de réussite ; peut-être 10% les meilleurs années. Qu’est-ce qui permet alors de faire la différence ? Sans aucun doute certains sont assurés de parvenir à être reçus dès la première tentative ; parmi eux, beaucoup de jeunes gens issus des ENS, où l’on est payé pour être préparé, et surtout sélectionné dès le départ et dès le plus jeune âge pour les intégrer : assurément, le taux de réussite sera plus important en ces lieux, puisque les hauts potentiels y seront concentrés dès le départ − et qui, socialement, mixe très peu.
Pour le ventre-mou du classement, dont font partie quelques membres des ENS, mais qui reste en grande partie constitué par des étudiants des facultés (où, socialement, ça mixe un peu plus, mais pas tant que cela tout de même), on peut supposer que, pour ceux étant à la limite de l’admissibilité/admission, le niveau est à peu près équivalent. La réussite va alors se jouer sur des détails infimes : humeur des correcteurs, faute d’orthographe qui fut décelée ou au contraire manquée, belle écriture, thèse finale de la troisième partie qui sied mieux à la sensibilité philosophique du correcteur, auteur ou sujet mieux connu, résistance au stress et santé actuelle du candidat, apparence physique (pour les oraux), inspiration du moment, lectures faites et présentes à l’esprit lors des derniers jours, etc.
Si bien que la différence entre un candidat qui va réussir et un autre qui va échouer pourra être due non pas à une différence de compétence, mais tout simplement à une chance parfaitement arbitraire. En raison du grand nombre de participants, des gens plus compétents que d’autres se feront claquer la porte au nez pour un hasard, pendant que des gens moins compétents seront qualifiés car le vent fut favorable.
6 − Reste que l’agrégation sanctionne la crème de la crème, l’élite de l’élite
Pour enseigner, un niveau de qualification des plus élevés est requis. Mais à qui enseigne-t-on au juste ? Sur ce point, pour une fois, les agrégés de philosophie sont sans doute mieux lotis que la plupart des autres agrégés. Alors qu’en théorie, le professeur de philosophie n’enseignera jamais à des élèves dont le niveau est inférieur à celui des classes terminales, il peut en effet arriver que, par exemple, un agrégé de lettres modernes se retrouve en collège face à des classes de sixième, à essayer d’expliquer qu’un costume d’apparat ne désigne pas les vêtements du joueur de foot, ni ceux de l’infirmière, et encore moins « la burka des femmes arabes (sic) ». Est-il nécessaire de sélectionner les meilleurs des BAC+5, voire des docteurs, pour ce travail ?
7 − Tout ceci se fait au détriment de la profession d’enseignant elle-même, et de ceux qui souhaitent l’intégrer sincèrement
Premièrement, parce que peuvent se retrouver en poste des personnes dont le dernier souhait aura été d’enseigner ; mais, parce que ne trouvant pas de travail, parce que n’ayant pas trouvé un poste de chercheur, parce que dans l’attente que leur situation se débloque, se retrouvent dans l’obligation d’enseigner, parfois à contre-cœur.
Deuxièmement, parce que toutes les personnes sincèrement motivées pour enseigner se trouvent mises en concurrence lors des concours par toutes les personnes ne l’étant pas et présentes uniquement en raison des travers du systèmes. Le taux de réussite étant ce qu’il est, de nombreuses personnes qui auront été de fabuleux enseignants sont écartées des lycées et rejetées dans la précarité (car réduites à être « vacataires »), au bénéfice de ceux qui ne désirent pas enseigner.
Conclusion
Malgré cela, rien ne change. Ou plutôt, certaines choses changent − comme le LMD, la masterisation, la professionnalisation des parcours, etc. −, mais cela simplement pour que les choses restent pareilles. Car la société française semble tenir à sa vieille tradition napoléonienne du mérite républicain, qui rompt certes avec l’aristocratie sociale de l’Ancien Régime qui vivait mollement de ses privilèges, mais qui en instaure une nouvelle : celle de ceux étant parvenus à se montrer plus efficaces que d’autres à un moment bien précis au regard de certains critères parfois très arbitraires. À eux reviendra le rôle de gardien de la République, en tant que professeur de philosophie. À ceux pas assez doués pour passer de l’autre côté de la barrière ne restera plus qu’à tenter de travailler le plus possible en espérant y parvenir − ou alors subir.
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17 août 2010 à 16:13 DD La Sadine[Citer] [Répondre]
La faiblesse des diplomes universitaires expliquent bien sur que des gens arrivent à passer des concours qu’ils n’obtiendront jamais…
Que la selection ne se fasse pas à l’entrée de l’université pour « donner sa chance à tout le monde » à la rigueur mais ensuite, valider une licence ne devrait pas être aussi facile que valider un ticket de métro…
Résultat, les bons étudiants obtiennent le même diplôme (avec des mentions certes mais le même diplôme quand même) que des gens absolument nuls.
Quel est le niveau nécessaire pour obtenir une licence de Lettres Modernes dans une université dite « sérieuse » comme Lyon 3…pas grand chose.
(Dans cette université, il est possible de passer 4 fois une épreuve avant de redoubler.
L’étudiant passe une épreuve X en première année: il n’obtient pas 10 de moyenne générale et doit repasser les épreuves ou il n a pas eu la moyenne dont X. Il repasse X en deuxieme session et n’obtient pas 10 de moyenne générale ni à X. il passe en deuxieme année, avec des épreuves de première année qu il n a pas eu. il repasse X en première session puis s il la rate encore en deuxieme session.
Il a pu passer 4 fois son épreuve sans redoubler.)
Le fait que la selection se faisse au moment du concours à la fin des études donc, donne des illusions à certains qui vont alors passer plusieurs années à l’université avec à la clé des diplomes semi-bidons et pas de travail…
Les universités ont tout interet a avoir le plus d’étudiants possibles puisque chacun d’entre eux lui rapporte une dotation chaque annéé. Or en cas de selection effective, beaucoup d’étudiants se réorienteraient, quitteraient l’université dont le budget diminuerait.
Il faut donc revoir le mode de financement quantitatif des universités pour un financement qualitatif.
Et une vraie selection obligerait les étudiants qui ne sont pas interessées par l’enseignement à s’éterniser dans des filieres qui sont la presque exclusivement pour former des enseignants (Lettres, Histoire, Philosopie? …)
17 août 2010 à 16:21 DD La Sadine[Citer] [Répondre]
Le vrai scandale, ce sont les profs qui, avec leurs 3 heures de cours hebdomadaires, n’ont pas le temps de se préoccuper de l’orientation et de l’avenir de leurs étudiants;
Pourquoi le feraient-ils d’ailleurs? leur salaire tombe chaque mois et augmente régulierement selon les grilles de la fonction publique…
17 août 2010 à 16:49 Patrice[Citer] [Répondre]
L’article résume bien certains des sentiments que j’ai pu rencontrer en devenant maître-auxiliaire de philo. Désespéré en voyant les taux de réussite des concours de philo, décontenancé par la différence entre l’envie de rendre la matière accessible à des élèves (n’en faisant qu’une seule année) et les exigences encyclopédiques du CAPES et de l’Agrég’ , fatigué par les heures de cours, les copies à corriger, les 3h de transports par jour pour relier les 3 établissements qui me permettent d’avoir un temps complet, j’ai mis de côté l’espoir d’obtenir le concours qui me permettrait d’avoir un emploi fixe. Cependant, j’ai toujours, je pense, l’amour du métier et peut être avec un peu de persévérance…
18 août 2010 à 8:50 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Croyez-moi, il vaut la peine de se présenter aux concours, au moins du CAPES, sans prétentions, juste pour voir : on ne sait jamais, et sur un malentendu, ça peut marcher.
En tout cas, votre témoignage est patent. Vous passion et votre expérience feraient assurément de vous un excellent professeur de philosophie titulaire, sans doute bien meilleur que certains agrégés et certifiés assis bien chaudement dans leurs chaires lycéennes. Seulement, le système marchant sur la tête de manière aussi aberrante que la dialectique hégélienne pour Marx, vos compétences sont mises de côté aux profits des quelques « aristocrates républicains » produits par celui-ci.
18 août 2010 à 9:14 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
@DD La Sadine (ou la Sardine ?) : Sans compter qu’à Lyon 3, il se murmure que si l’on est franc-maçon, membre de l’Opus Dei ou négationniste, les chances de réussites augmentent singulièrement, sans corrélation aucune avec les compétences réelles de l’étudiant ou du professeur. Mais laissons-là ces ragots sans fondements…
Ce qui est incontestable en revanche, c’est que la clientèle étudiante des universités a énormément changé en un demi-siècle (ce que Lyotard remarquait parfaitement dans La condition postmoderne, véritable manuel de la société d’aujourd’hui dont chacun devrait faire la lecture), notamment du fait de la « démocratisation » de l’enseignement supérieur, et que les facultés ne s’y sont que très peu adaptées. À l’origine effectivement conçues davantage pour former les futurs enseignants, s’y sont précipités en masse, souvent par défaut et non par choix, tous ces bacheliers ayant obtenu leur BAC uniquement parce que dans le quota des 80%, mis au rebut des prépas et autres grandes écoles pour la même raison, et errant dans les couloirs des facultés sans but précis, si ce n’est celui de bénéficier un temps encore des privilèges associés au statut d’étudiant. Puisqu’il fallait bien faire quelque chose de ceux-là, leur donner un diplôme au moins pour les dédommager d’être venus, on abaisse les exigences (objectif désormais : 50% d’une classe d’âge à la licence).
Mais peut-être le problème est-il plus général ? La société française reste très attachée aux titres et diplômes. Le mérite républicain n’est qu’une aristocratie déguisée : les certifications que vous obtenez durant vos jeunes années vont déterminer jusqu’à votre mort votre devenir en vous plaçant dans une case de laquelle vous ne pourrez jamais sortir, malgré vos compétences. Dans le domaine technique, combien d’autodidactes ou de petit diplômés (un BTS ou DUT) sont beaucoup plus compétents que de grands diplômés sortis d’écoles d’ingénieurs renommées ? Mais même après 30 ans, statistiquement, les seconds occuperont des positions et des salaires beaucoup plus importants que les premiers : ils profitent de leur rente.
Qu’on ne puisse réussir en France sans diplôme explique, en partie, l’afflux à ceux-là et, corrélativement, leur perte de valeur.
19 août 2010 à 12:18 claire[Citer] [Répondre]
Il manque quelque chose dans ta conclusion: Que faire et que choisir, alors, quand on aime la philosophie? Tenter les concours quand même ou dire merde? Est ce qu’aimer la philosophie cela veut forcément dire essayer d’être prof? N’avons nous pas un autre rôle social à jouer, même si dès lors nous ne serons plus reconnus comme « philosophes » par nos pairs (à cause de nos compléments plus « techniques »…)Je trouve qu’il y a beaucoup de cinéma chez des gens qui disent se « donner » presque religieusement à la philo et qui ne conçoivent que devenir prof, et se laissent dramatiquement battre par le système (une sorte de chemin de croix…)Tous les hommes que nous lisons et que nous devons connaitre pour passer les concours, n’étaient-ils pas avocats, hommes de loi, voire curés, scientifiques et courtisans des rois?? Le philosophe se limite t il au professeur de philosophie? (depuis que c’est le cas, la philosophie est parfois ennuyeuse…)
19 août 2010 à 14:49 Gnouros[Citer] [Répondre]
Parfaitement d’accord. Le fait que pour être philosophe, il faut avoir fait ses preuves en tant que professeur de philosophie est une invention récente, qu’on peut faire commencer avec Hegel, voire Kant – au même moment où la philosophie a commencé à parler un crypto-langage très jargonneux inaccessible aux non-initiés.
Sans doute une réaction à la mort de la philosophie, amorcée par la mise à mort de la métaphysique exécutée par Kant (qu’on le veuille ou non), et poursuivie par les sciences humaines disputant à la philosophie ses objets, mais d’une manière plus sérieuse. Détrônée, mise en concurrence, pour que la philosophie survive, il fallait bien qu’elle se protège et se démarque, ce qui l’a fait, pour partie, sombrer dans le corporatisme de l’enseignement et l’hermétisme ésotérique de sa langue.
Et sans doute, effectivement, y a-t-il des chemins philosophiques encore à inventer se détournant de ces grandes routes. Mais comment les pratiquer ?
20 août 2010 à 14:47 claire[Citer] [Répondre]
Telle est la question: la philosophie n’en finira pas de payer pour avoir été conçue comme un discours tant qu’elle ne redeviendra pas pratique (en effet les sciences sociales ont l’air beaucoup plus efficace au niveau du discours). Cela ne veut pas dire que c’est une philosophie « appliquée » qui tire ses principes de la théorie mais que la théorie se nourrit de la pratique et réciproquement, suivant l’enquête que l’on se propose de poursuivre. Mais je pense qu’il faut abandonner l’idée d’être reconnu, identifié comme « philosophe » pour le moment… Solitude difficile! Donc il faut creuser le problème du faire.
23 septembre 2010 à 19:29 Ovide[Citer] [Répondre]
Bon article. Très complet.
Même si je pense que les idéaux républicains ont encore une valeur et que le cours de philosophie sera fort utile à beaucoup de lycéens qui dorment au fond de la caverne…
Les concours semblent bizarres mais je rejoins un commentaire précédent. Le monde extérieur peut difficilement faire la différence entre deux diplomes équivalents, entre deux élèves de même diplome (même si l’un est compétent et l’autre pas). Le titre de capétien comme celui d’agrégé fait office de parure ou tout du moins « d’accréditation ». C’est la norme ISO-9000 pour les philosophes. D’ailleurs les philosophes qui écrivent des livres ne manquent jamais l’occasion d’étaler leurs titres de noblesse sur la quatrième de couverture.
Maintenant, j’attends de voir comment la situation va évoluer si on supprime les concours… Est-ce que les enseignants deviendront plus compétents ? plus pédagogues? Est-ce que l’université deviendra plus sélective ?
Cete dernière idée me gêne. Nous sommes nombreux à ne pas être issu de la bourgeoisie cultivée parisienne. Nous n’avons pas deux agrégés pour parents. Aussi nos études ont pu être passablement chaotiques et irrégulières. Ouvrir l’université à tous les bacheliers, c’est donner une chance à tous les français de s’élever culturellement ET socialement.
24 septembre 2010 à 10:15 Gnouros[Citer] [Répondre]
Nul doute que la philosophie pourra être utile à certains lycéens. Reste que, dans la plupart des cas, comme le disait Bourdieu d’après quelqu’un, « les instituteurs et enseignants croient être des intellectuels alors qu’ils ne sont en fait que des travailleurs sociaux. »
J’ignore ce qu’il adviendra de l’enseignement si les concours viennent à disparaitre. Notons qu’il s’agit tout de même d’une exception bien française, puisque les modalités du recrutement des enseignants dans la plupart des autres pays se fait selon d’autres protocoles.
Je suis en tout cas parfaitement d’accord sur l’idée que l’université doive s’ouvrir à tout le monde. Il me semble légitime que chacun puisse prétendre s’aligner sur la ligne de départ, en dépit des aléas du cursus qui purent advenir antérieurement. Cependant, cela ne devrait pas conduire à abaisser les conditions d’obtention des diplômes.
Démocratiser l’enseignement supérieur devrait conduire effectivement à permettre au fils de prolétaire de pouvoir faire ses preuves, mais en aucun cas à abaisser le niveau des exigences du supérieur, de sorte que, pour que toute la population soit diplômée, on ne remette des titres qui n’aient plus d’autre valeur que symbolique.
23 octobre 2010 à 12:48 Freako[Citer] [Répondre]
Dommage qu’il n’y ait pas plus de nuances quand même – il est difficile de ne pas lire entre les lignes un certain « mépris » pour les planqués qui ont les concours aussi bien l’article que dans les commentaires.
Sur le programme, nous sommes assez libres dans notre enseignement et en passant d’un prof à l’autre on voit bien à quel point la diversité est réelle et ne se résume pas à un dogmatisme plat III république. Ensuite, je le dis sans honte car j’ai moi-même beaucoup passé les concours avant d’être certifié : on ne demande pas une connaissance de spécialiste sur tous les auteurs (le Capes est trés généraliste) mais plus une présentation des problèmes. Je ne connaissais pas bien Malebranche l’année où il est tombé à l’écrit du capes et cela ne m’a pas empêché d’obtenir la moyenne.
Je suis d’accord sur l’aspect souvent injuste de la sélection qui peut-être liée quelques fois à un peu de chance (auteur mieux connus, un sujet de prédilection… quant à affirmer que l’apparence physique joue là on commence à bien sentir la mesquinerie qui pointe derrière les arguments) mais sans elle comment déterminer les élus car dans le fond chaque année il n’y a que de postes à pourvoir et cela va en s’aggravant avec la future réforme. Que proposez-vous pour sélectionner les candidats ?
24 octobre 2010 à 15:49 Gnouros[Citer] [Répondre]
J’admets parfaitement qu’il puisse y avoir quelques excès dans ce que j’ai pu dire et écrire. Cela dit, je ne pense pas qu’ils disqualifient à ce point les quelques arguments énoncés.
Ainsi, je ne méprise aucunement les heureuses personnes ayant pu accéder aux concours. Comme j’ai essayé de l’expliquer, les raisons qui poussent à les tenter et à les réussir sont parfaitement diverses d’un individu à un autre, et il y a sans doute des raisons moins méprisables que d’autres. Encore que je n’en méprise aucune : tout à fait louable est la personne mue par la vocation professorale et l’amour de l’enseignement, entièrement désintéressée par le statut de fonctionnaire et le carriérisme ; mais cette autre les tentant et les réussissant parce que, en philosophie, quoi que l’on veuille faire ensuite, si on n’est pas agrégé, on est rien, est tout autant fondée, car c’est le système qui veut cela, et elle n’a pas d’autre choix que de s’y soumettre.
C’est en effet davantage un système que je critique, sans mépris aucun pour les individus qui y participent en tant que candidats, qui n’en sont que des victimes.
Nulle mesquinerie non plus quand j’évoque quelques critères arbitraires qui pourraient décider du sort des candidats en lieu et place de leurs talents. En effet, dans un contexte de rivalité exacerbée, où le nombre de demandes (1000 à 1200 candidats) outrepasse démesurément le nombre d’offres (30 ou 40 postes), il va de soi que le concours devient plus sélectif, et que par conséquent, entre des candidats d’un niveau homogène que rien ne permet de départager au regard des critères usuels d’érudition, de maitrise d’un auteur ou de problématisation, des critères annexes, des petits détails davantage arbitraires vont être substitués : l’apparence physique peut alors évidemment jouer, même si je pense que ce critère n’intervient qu’ultimement (j’aurais du le préciser), en cas d’égalité par rapport à tous les autres critères possibles, ceteris paribus sic stantibus (bien que d’autres soutiendront au contraire que l’habit fait parfaitement le moine, et que le charisme de la personne prononçant un énoncé faible rend immédiatement celui-ci plus crédible, et inversement, peu importe le contenu de l’énoncé).
Mais alors, comment sélectionner les candidats ? Vous admettrez sans doute que les concours dans leur forme actuelle (et ce n’est peut-être pas seulement valable en philosophie) sélectionnent les futurs professeurs sur des compétences (qui sont l’érudition, la culture générale et philosophique) bien étrangères à celles requises plus tard en classe. À qui fera-t-on croire qu’il est nécessaire de maîtriser les différences entre les deux éditions de la Critique de la raison pure pour ensuite péniblement expliquer en terminale que la parabole de la caverne de Platon, c’est bien simple, c’est comme dans Matrix ? Quelqu’un qui se destine à tenir une classe en lycée investira sans doute mieux son temps à étudier pédagogie, management et sciences de l’éducation (voir l’autodéfense dans certains cas) qu’à potasser le Kant-Lexikon, d’autant plus qu’avec la dernière réforme, il ne fut pas rare que certains lauréats se retrouvent immédiatement devant une classe sans autre formation que celle dispensée en faculté ou à l’école normale.
Il serait sans doute plus judicieux de reconnaître une bonne fois pour toute que le professeur, comme je l’ai dit plus haut en citant Bourdieu, n’est pas (ou plus) un intellectuel, mais un travailleur social, et que la formation et le recrutement devrait se faire en ce sens. Ainsi, pour répondre à votre question, je pense que, paradoxalement, un enseignant ni certifié, ni agrégé, qui aura su faire ses preuves pas à pas en tant que vacataire-précaire en montrant qu’il était plus apte qu’un autre à ce métier, constitue une bien meilleure sélection qu’une explication de texte ou une dissertation.
Quant à ce que j’ai pu dire sur les programmes, effectivement, il convient de nuancer : la justification de l’idéologie républicaine est peut-être ce qui est attendu lors du concours, mais une fois en poste, l’enseignant sera beaucoup plus libre d’enseigner ce qu’il veut, même la subversion (comme par exemple en ce moment envoyer manifester ses élèves), sans pour autant risquer sa place. Preuve que le système ne fonctionne pas du tout, puisqu’il parvient à échouer quant à la réalisation de cette fin qu’il s’était pourtant posé explicitement.
28 octobre 2010 à 9:56 Gnouros[Citer] [Répondre]
En passant, je ne saurais trop conseiller à ceux qui se destinent à la profession d’enseignant de la philosophie, à ceux déjà enseignants, à ceux ayant à subir ou qui subiront cet enseignement, en somme, à tout le monde, de lire le rapport de Jean-Louis Poirier sur L’état de l’enseignement de la philosophie en France en 2007-2008.
16 novembre 2010 à
[…] de l’informatique que s’il connaît Le contrat social − argument supplémentaire pour en finir avec les cours de philosophie au lycée et y substituer un cours […]
21 novembre 2010 à
[…] que la coutume a attaché à sa position, n’est en fait, comme le disait Bourdieu, qu’un travailleur social dont lui seul croit encore qu’il est un intellectuel, et qui n’est…. Voilà qui est confirmé et crié haut et fort du sommet du pouvoir : on ne pourra désormais […]
23 novembre 2010 à
[…] car le réel ne se réduit pas à un seul type d’explication) pour expliquer les motivations du candidat au CAPES et à l’agrégation de philosophie, j’ai tenté le cuistre. Or le cuistre, comme caractère, comme type, peut être plus […]
30 juin 2013 à 22:23 Jordan[Citer] [Répondre]
Je souhaitais avant tout vous dire que je trouvais cet article très enrichissant. Je suis ravi de l’avoir découvert, car il formule de nombreuses choses que je ressentais sans pouvoir clairement les exprimer.
J’ai découvert la philosophie en 1ère avec une enseignante merveilleuse, qui nous a offert quelques mois d’initiation lumineux. Malheureusement, l’année suivante, année phare, j’ai eu un professeur marginal, qui souhaitait nous enseigner une autre philosophie et nous a ainsi empêché d’acquérir les fondements de cette discipline.
Il a mit de côté de nombreux auteurs, de nombreuses notions, et avec eux, toute la complexité de cette matière.
Après deux années de prépa littéraire, donc une en spécialité Philosophie, je m’interroge.
Je ne deviendrai pas professeur de philosophie, c’est certain, et pourtant, point de rancoeur chez moi, mais plutôt, une inquiétude, qui grandit.
Cette discipline, qui, au fond de moi, rime avec vivacité, fraîcheur, curiosité, lorsqu’elle pénètre dans l’enceinte scolaire, ne risque-t-elle pas de devenir un piège, un faux trésor ? Les étudiants, au début surpris, étonnés par cette nouvelle matière, sont bien vite déçus. De la déception, on passe au dégoût, puis à l’aigreur. Finalement, chacun quitte le cours de philosophie de terminale avec satisfaction.
Il ne reste, en prépa littéraire, où je suis passé, que les étudiants malins ou bien informés.
Mais la philosophie, la vraie, ne s’adressait-elle pas justement à tous ces étudiants qui, n’ayant pas eu la chance d’avoir été guidés vers la réflexion, vers la pensée.
Un an de philosophie, pour savoir que penser est aussi nécessaire.
Mais c’est bien là que le bât blesse, car rien de tout cela n’opère.
Alors, à quoi bon philosopher, si c’est pour le faire face au vide ? Car on se moque de « faire accoucher de la vérité » et on le dit.
30 juin 2013 à 22:51 Jordan[Citer] [Répondre]
Mon message est long mais je souhaitais vous transmettre mes pensées clairement et sans raccourcis.
Je m’excuse également d’avance de l’ardeur de mon ton.
Je prends les choses à coeur, et sachez que bien souvent, en pensant à la philosophie, je me tiens entre la gaieté et l’indignation.
Gaieté, parce que mes plus belles heures scolaires ont été philosophiques.
Indignation, parce que l’enseignement de la philosophie trahit beaucoup, enlaidit beaucoup cette belle discipline.
Jordan Guerrero
30 juin 2013 à 23:01 Jordan[Citer] [Répondre]
Un petit passage a été gommé, je le note ici en supplément de mon 1er message :
« Mais la philosophie, la vraie, ne s’adressait-elle pas justement à tous ces étudiants qui, n’ayant pas eu la chance d’avoir été guidés vers la réflexion, vers la pensée, au cours de leur parcours scolaire, avaient enfin l’occasion de se demander « penser veut dire » ?
Car tous ne vont pas être dégoutés par la philosophie, loin de là.
Certains suivront, car habitués à adhérer au discours professoral, qu’il parle de philosophie ou des mathématiques. Ils suivront peut-être avec soupirs, ennui parfois, mais ils suivront.
D’autres encore, beaucoup plus rares, seront séduits, justement par ce qui n’est plus scolaire, ce qui sort des limites. Ils aimeront la philosophie parce qu’elle les emmène loin du terrain de l’école.
Mais les plus vulnérables, les moins lucides, les plus agités passeront à côté.
Et pourtant, n’est-ce pas justement eux qui ont cette ferveur et cette fraîcheur qui définissent si bien la philosophie ?
Voilà donc autour de quoi tourne mon inquiétude.
» A qui enseigne-t-on la philosophie ? »
2 juillet 2013 à 17:16 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Merci pour ce commentaire, qui soulève des points importants. Les causes de la désaffection de la philosophie au lycée, et même après, sont nombreuses. En tout cas, ne craignez rien d’avoir manqué quelque chose en embrassant pas le parcours académique traditionnel : la philosophie est davantage en dehors des institutions qu’à l’intérieur…
3 juillet 2013 à 21:53 Luccio[Citer] [Répondre]
Peut-être même pourrions-nous ajouter que même dans la cadre institutionnel, la philosophie ne s’arrête pas à la sortie de la prépa.
3 juillet 2013 à 23:43 Jordan[Citer] [Répondre]
Oscar Gnouros,
Avez-vous entendu parler ou vu le documentaire « Notre monde » de Thomas Lacoste ?
Il s’agit d’une série d’entretiens avec de nombreux penseurs, appartenant à différents domaines (philosophie, histoire, sociologie, littérature… – Jean-Luc Nancy, Pap Ndiaye, Barbara Cassin, Michel Butel…) qui souhaite regarder « notre monde » sous un angle inédit, proposer des alternatives rarement évoquées par les médias, déplacer le regard et le discours.
L’entretien de Jean-Luc Nancy, autour de l’idée de la « pensée commune », m’avait beaucoup plu, et symbolise pour moi ce que devrait être la philosophie à l’école ; un moyen de penser ensemble.
Je vous le conseille!
http://www.youtube.com/watch?v=5ZOXVpgVYoQ : J-L Nancy « Pour une commune pensée »
http://www.notremonde-lefilm.com/ : site du film
3 juillet 2013 à 23:49 Jordan[Citer] [Répondre]
Et le documentaire, dans son intégralité, est très intéressant, très riche…
5 juillet 2013 à 15:25 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Jordan, non, je ne connaissais pas ce documentaire. Merci pour ce lien, les interventions semblent intéressantes.
22 juillet 2013 à 12:46 René[Citer] [Répondre]
Bel article. Vous pointez un problème important : celui de la profession d’enseignant de philosophie. On demande à des agrégatifs/capétiens de se coller d’énormes pavés et après? Ils deviennent prof de philo, parfois maitre de conf’ après avoir passé le cap des articles dans des revues à comité de lecture, le CNU, le recrutement, tout cela pour 2000 euros nets/mois (s’ils sont MDC bien entendu, pour les autres c’est 1650 euros!). Le parcours peut prendre du temps. La plupart de ceux que je connais ont passé le cap des 30 ans et leur formation n’est pas terminée.
Il faut du cran, pour supporter tout ça. Et enfin, quand on voit comment est perçu le prof de philo au lycée : un poète chevelu, un prof de français bavard, un « philosophe » dans le meilleur des cas, ce n’est pas génial. Il me semble qu’il y a une certaine dose de masochisme dans cette formation exigeante et peu reconnue. Prof le plus beau métier du monde…
21 novembre 2013 à 23:40 jeune maso[Citer] [Répondre]
Bonjour, j’ai une question toute simple…peut-être que quelqu’un pourra y répondre : quel est le taux de réussite actuel au CAPES de philosophie, sachant qu’il y a eu une réforme impliquant un taux de postes d’enseignants supérieur à celui d’une époque antérieure? Car il est fort probable que j’essaie de le passer au moins une première fois l’an prochain, et j’aime savoir plus précisément sur quel périlleux terrain je m’engage, merci d’avance si réponse il y a!
4 décembre 2013 à 17:25 Gnouros[Citer] [Répondre]
Toutes les statistiques de la session 2012 ici pour l’agrégation : http://cache.media.education.gouv.fr/file/agreg_ext/24/7/philo_237247.pdf
En résumé, 45 admis, 100 admissibles, 1063 candidats inscrits, mais uniquement 429 candidats se présentant aux trois épreuves écrites.
13 décembre 2013 à 18:06 Luccio[Citer] [Répondre]
Y’a un autre rapport ici : http://cache.media.education.gouv.fr/file/agreg_ext/63/8/philo_284638.pdf.
Session 2013
En résumé, 60 admis, 138 admissibles, 1179candidats inscrits, mais uniquement 521 candidats se présentant aux trois épreuves écrites.
« Ont donc été déclarés admissibles 26,49% des non éliminés (contre 23,31 en 2012) »
22 avril 2014 à 6:14 Tietie007[Citer] [Répondre]
Alors, vous l’avez eu ce Capes ?
22 avril 2014 à 10:19 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Est-ce ce qui importe ?
22 avril 2014 à 11:09 Mathieu[Citer] [Répondre]
Je voudrais simplement dire que je trouve votre propos d’une justesse confondante, du premier au dernier mot. Il serait inutile et redondant de reprendre la totalité de nos points d’accord, mais j’insisterai tout de même sur le caractère paradoxal de la situation à laquelle aboutissent les modalités actuelles de sélection des enseignants de philosophie.
Vous l’aurez deviné, je l’ai été, quelques années. Vacataire d’abord, puis contractuel. Ironie de la chose, ce statut si particulier m’aura permis d’enseigner dans certains des lycées les plus prestigieux de mon académie, établissements dont je n’aurais pu rêver franchir les portes qu’au bout d’un certain nombre d’années dans le cadre d’une carrière « conventionnelle ». J’y ai appris le métier sur le tas, sans briller excessivement mais sans démériter non plus au regard des conclusions des visites de conseil(et non d’inspection, privilège réservé aux titulaires) de mon IPR, homme charmant et tout à fait respectable au demeurant.
J’avais échoué au capes externe avant, plusieurs fois. Pendant, je n’avais plus le temps de le préparer, évidemment. Au bout d’un temps, je me suis tout de même résolu à présenter l’interne – qui se déroulait encore sur table à l’époque. Je me souviendrais longtemps de ce moment : face à ma copie, cette copie d’examen identiques à celles du baccalauréat que j’avais déjà corrigées pendant de longues heures les années précédentes, j’ai ressenti un sentiment de profond dégoût, de lassitude inouïe devant l’absurdité de la situation. J’avais enseigné dans le meilleur lycée de l’académie, où mes classes avaient obtenu de meilleur résultat à l’examen que celles de mes collègues agrégés ; j’avais enseigné en lycée technologique face à des classes de génie mécanique ou de génie civil avec plaisir et sans rencontrer de problèmes particulier, j’avais corrigé les épreuves du BAC, participé aux réunions d’harmonisation et aux commissions de jury, passé des heures à former les élèves dont j’avais la charge à la méthodologie de la dissertation et du commentaire, à corriger leurs copies, à leur prodiguer conseils et encouragements – et voilà que j’étais sommé de prouver que je valais quelque chose, entendant par là réaliser une dissertation en six heures pour être noté par des personnes qui étaient potentiellement les collègues que je croisais au quotidien. J’ai arrêté d’écrire. J’ai attendu d’avoir le droit de quitter la salle et suis parti sans me retourner.
Lorsque j’annonçai, quelques temps plus tard, à mon IPR que je ne comptais pas accepter la proposition d’affectation qu’il me faisait pour la rentrée à venir (15h répartis entre deux établissements, dont l’un à 70km de chez moi), il me signifia d’abord son regret de voir partir un enseignant qu’il jugeait sérieux et qualifié, ne manquant pas d’invoquer au passage le sacro-saint « intérêt des élèves », avant de me rappeler qu’il s’agissait toutefois d’une « offre intéressante » à ne pas décliner à la légère. Je lui répondis que j’appréciais à sa juste valeur la confiance qu’il avait placée en moi et l’opportunité qu’il m’avait donnée de découvrir le métier d’enseignant, mais que pour la raison même qu’il qualifiait cette offre « d’intéressante », je ne pouvais que la décliner. Intéressant, de se lever à l’aube, de prendre la route dans un véhicule branlant (difficile de faire un crédit à la consommation lorsqu’on occupe un emploi précaire), d’exercer le métier d’enseignant avec toutes les responsabilités afférentes, et dans deux établissements s’il vous plaît, de rentrer à temps pour entrevoir son enfant avant qu’il ne parte se coucher, et le tout pour une poignée d’euros en plus du SMIC versés erratiquement selon le bon vouloir des services du rectorat, sans aucune autre perspective d’évolution professionnelle qu’un concours que nos missions mêmes, si on les remplit avec diligence, nous empêchent de préparer? Peut-être, mais pas pour moi. J’ai donc renoncé à l’enseignement, mais pas à la philosophie, que je pratique avec d’autant plus de plaisir que je suis à présent libre de mes lectures et non plus contraint par ce prisme déformant des fameuses « notions » dont vous pointez à juste titre l’arbitraire. J’ai utilisé mon chômage pour me former à un autre métier, que j’exerce aujourd’hui sans déplaisir, tout en continuant parfois à m’émerveiller du fait que l’Etat puisse se permettre des agissements qui enverraient n’importe quel employeur privé aux Prud’hommes en quatrième vitesse.
Il n’y a pas de morale à cela, simplement cet étonnement persistant face à l’énormité du paradoxe qui conduit l’Institution à employer des professionnels sous-qualifiés (puisqu’ils sont sommés de justifier de leur compétence) pour effectuer le travail de professionnels introuvables car surqualifiés.
Cela a probablement à voir avec « l’intérêt des élèves ».
Bien à vous.
22 avril 2014 à 11:16 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Merci pour ce témoignage, qui montre hélas ! si bien les choses.
22 avril 2014 à 12:48 Mathieu[Citer] [Répondre]
Merci à vous plutôt, pour la qualité de votre analyse (je pense tout particulièrement au portrait du prof de philo en directeur de conscience, chargé de diffuser un catéchisme républicain de bon aloi). Que vous soyez enseignant labellisé NF ou pas importe peu, en effet : ce n’est pas tout les jours que l’on tombe sur un billet aussi fin, érudit, pertinent et drôle que celui-ci. Et sur ce, j’arrête les compliments parce qu’il ne s’agirait pas de se reposer sur ses lauriers.
Au plaisir!
23 avril 2014 à 15:35 Gnouros[Citer] [Répondre]
Et bien, il n’empêche, re-merci ! Et si ce n’est pas trop indiscret, de quelle façon vous êtes vous reconverti après avoir fait vos adieux au music-hall de la philosophie républicaine ?
24 avril 2014 à 10:20 Mathieu[Citer] [Répondre]
Oh, rien que de très banal : l’habituelle reconversion dans les ressources humaines, comme consultant et formateur. Monde qui, soit dit en passant, entretient une fascination aussi inexplicable que stérile pour la philosophie, ou plutôt la figure des philosophes, qui subissent régulièrement les derniers outrages dans les manuels et séminaires de management. Mais le métier, s’il tient pour beaucoup de la posture rhétorique, n’est pas sans intérêt avec le temps – ne serait-ce que parce qu’il permet de passer un peu plus de temps dans la Cité et moins en compagnie de ceux qui professent des théories éculées sur la vertu formatrice du Travail ou la juste rigueur des Lois sans avoir jamais vécu avec un SMIC ou assisté à un licenciement abusif. Sur le coup, je me revendiquerais presque de Schopenhauer et de sa sublime métaphore comparant les enseignants de philosophie à des personnes qui considèrent le réel comme une terre lointaine accessible uniquement au travers des récits de quelques explorateurs, et en oublient qu’il est présent juste sous leurs yeux. Soit dit sans généralisation abusive, cela s’entend.
28 octobre 2014 à 13:51 vincent[Citer] [Répondre]
Mathieu,
Tellement de points communs avec votre belle description… à la différence près que je n’ai pas encore raccroché les gants. Je me suis promis de le faire le jour où je n’aurais plus envie d’enseigner. Je m’en sens capable, l’ayant déjà fait pour un précédant emploi qui nécessitait également d’une certaine façon l’adhésion à un certain catéchisme, tout autant qu’un engagement personnel qui confine à l’apostolat laïc.
Pour tout dire, je me sens partagé. D’un coté, je ne connais que trop les servitudes du quotidien que vous évoquez, ainsi que les petites victoires qui montrent bien que malgré l’absence du tampon officiel, je ne suis pas où je suis totalement indûment(ce qui est en fait d’autant plus frustrant, comme vous le faites si bien remarquer). De l’autre, et je vous prie de croire que je ne récite pas ma leçon sur les vertus du travail, il faut quand même se rendre compte qu’enseigner est une chance, même dans des conditions qui sont loin d’être idéales. Justement parce que ce n’est pas vraiment un travail. Je précise toutefois: en tout cas pour celui qui a la chance de tomber sur un établissement à peu près correct, dans lequel il fait quelque chose qui ressemble à de l’enseignement et ne se limite pas à un rôle de garde chiourme.
En effet, je connais peu de métiers ou de fonctions où, dégagé des impératifs productifs à proprement parler, on est payé à parlotter pour moins de 20h par semaine. Peu de professions qui permettent de dégager autant de temps libre (soyons honnêtes, déplacements et emploi de temps particulièrement malencontreux mis à part, si on sait s’organiser…). Alors c’est sur, relativement à un certifié, et a fortiori à un agrégé, notre situation n’est pas enviable. Relativement à un courtier de Wall Street non plus d’ailleurs (bien que ça puisse se discuter…). Mais dans l’absolu, on pourrait se dire que cela vaut mieux que beaucoup de situations, présentes comme passées. Comme quelqu’un l’a déjà fait remarquer dans un message sur-incombant le mien, bien peu de « philosophes » vivaient de leur art. Nous le faisons, d’une certaine manière (même si encore une fois, il y aurait beaucoup à dire du rôle social prééminent et surtout dévoyé imposé actuellement à l’enseignant).
Pour le dire autrement, je préfère ma situation à celle du prolétaire chinois qui fabrique mes baskets. A celle de l’ouvrier en bâtiment qui aura le dos cassé après vingt ans à suer sang et eau. A celle de l’agriculteur qui se lève tous les jours à 4h pour vendre le fruit de son travail moins cher que son coût de production. Et pour d’autres raisons, même à celui du commercial ou du banquier, bref de tous ces métiers « ignobles » au sens propre du terme. Alors c’est sur, certains sont mieux lotis que nous. C’est la vie. Mais quand j’entends les profs se plaindre continuellement de leur « travail » alors qu’ils n’ont précisément jamais quitté l’école (la fameuse « scholé », hein…), alors qu’ils touchent un salaire et ont des conditions de vie tout juste indécentes relativement à l’histoire, je pense effectivement aux enseignements de tous ces bonshommes qu’on se plait à citer bien doctement à longueur de journée, et qui pour certains en avaient de bien accrochées.
5 décembre 2014 à 17:09 Mathieu[Citer] [Répondre]
Vincent,
Je précise qu’il ne s’agissait pas pour moi de dénoncer les conditions de travail d’un enseignant contractuel de philosophie dans l’absolu, mais bien de faire entendre ce que peut avoir d’intolérable le paradoxe d’un « enseignement à deux vitesses », impliquant que des professionnels tenus de remplir les mêmes missions, investis des mêmes responsabilités et présumés dotés des mêmes compétences (rappelons qu’il s’agit quand même de préparer des élèves à un examen national – on ne saurait dès lors soupçonner l’Institution de souhaiter compromettre leurs chances de réussite en déléguant cette mission à des personnes indignes de confiance) puissent être dans les faits traités avec une telle dissymétrie.
En sciences de gestion, cela a un nom : l’externalisation. En gros, le phénomène par lequel une organisation fait payer le prix de son bon fonctionnement à des éléments qui lui sont étrangers. Bien évidemment, le secteur privé y a massivement recours (tout le monde aura à l’esprit la fameuse « variable d’ajustement »). Pour autant, on remarquera que la précarité de l’intérimaire ou du travailleur en CDD est reconnue au moins matériellement par l’existence a minima de primes censées pallier l’inconfort d’une situation incertaine, et souvent d’une rémunération plus élevée que celle des personnels réguliers (pour les intérimaires). Ajoutons à cela la possibilité (certes de plus en plus infime, mais non nulle) pour le précaire de pouvoir un jour intégrer de plein droit l’effectif de l’entreprise : bien que nous soyons loin de la panacée, force est de reconnaître que même ces quelques mesures symboliques sont totalement absentes des politiques de gestion des personnels de l’Education Nationale. Le contractuel ne tire à proprement parler aucun droit, aucune reconnaissance d’une expérience professionnelle pourtant éminemment valorisable : certes, il peut postuler au concours interne – mais cela reste un concours, avec ce que cela implique de rigidité, d’opacité, pour ne pas dire d’absurdité. Certes, il peut compter sur le CDI de droit public imposé par la loi au bout de six années (six années!) de bons et loyaux services – mais au-delà de la persistance des inégalités statutaires, ce triste Graal résulte simplement d’une contrainte juridique, et s’applique mécaniquement. Quant à ses conditions matérielles d’exercice, tout le monde sait que le temps complet tient de l’exception plus que de la règle, et que le niveau de rémunération rend dès lors pour le moins périlleux l’établissement d’un quelconque équilibre financier.
Il ne s’agit pas là de matérialisme crasse. J’adorais mon métier, et pour tout vous dire je songe aujourd’hui à y retourner. Je suis bien conscient de la chance que représente le fait d’être rémunéré pour lire et parler de sa passion, fut-ce devant un public parfois peu disposé à l’échange. Il me semble toutefois que la satisfaction personnelle ne puisse justifier à elle seule l’acceptation – car c’est de cela qu’il s’agit – d’un état des choses aussi révoltant. J’étais un bon enseignant : mon inspecteur le disait, mes chefs d’établissement le disaient, les résultats de mes élèves aux examens le traduisaient partiellement. Il était donc conforme à la mission de l’institution (« l’intérêt des élèves ») de se donner les moyens de garder dans ses effectifs un professionnel visiblement capable de remplir efficacement sa mission : nul besoin d’une titularisation pour cela, un maintien sur des postes par ailleurs restés vacants aurait pu faire l’affaire, ou bien une triviale prime compensant le préjudice matériel occasionné par le passage d’un temps plein à un temps partagé avec de gros frais de déplacement, permettant de garder « dans le circuit » un élément de bonne volonté à même de lui rendre de fiers services à l’avenir. Or elle n’en avait tout simplement pas les moyens. Personne n’est responsable, sinon les procédures. Et c’est bien cela qui m’exaspère : faire payer le prix d’une lourdeur organisationnelle inouïe aux personnes qui sont prêtes à se dévouer pour y remédier, à leur niveau, en acceptant par passion et envie de se colleter au métier d’enseignant sans pour autant prétendre encore à tous ses avantages statutaires.
Je crains d’être un peu confus, mais je me souviens qu’à l’époque il s’agissait pour moi d’une question de principe, en comprenant clairement qu’en un sens, et un sens seulement, j’agissais « contre mes intérêts ». Evidemment, je ne prétendais pas changer le monde en agissant de la sorte, mais cela aurait bien pu ressembler – oui : au respect d’un impératif catégorique.
Bien à vous.
1 juin 2015 à 12:41 Aristide O.[Citer] [Répondre]
Mathieu,
Mathieu,
Votre acte est courageux. Sur une majorité de point, mon situation et mon parcours ressemblent aux vôtres. En tant que suppléant, je vis dans la précarité, quand bien même je suis performant – je le dit et le clame, car mes résultats que Bac le prouvent. Malheureusement, je ne décroche ni le Capes ni l’Agrégation.
Je valide en totalité cet article, qui décrit bien la situation paradoxale des concours susmentionnés.
1 juin 2015 à 15:31 Tietie007[Citer] [Répondre]
Le problème ce n’est pas le programme pour le Capes ou l’Agreg, mais plutôt le nombre étique de place au concours !
4 mars 2016 à 11:26 Gnouros[Citer] [Répondre]
Même les autorités religieuses en conviennent : http://www.la-croix.com/Famille/Education/A-quoi-sert-encore-l-agregation-2016-03-01-1200743576
10 mars 2016 à 8:12 Luccio[Citer] [Répondre]
Sais-tu qu’elles semblent (puisque la croix devient les autorités) ne pas avoir la décence de te citer ?
(d’autant plus que ce billet comporte les avis de quelques lecteurs de qualité)