Pierre BourdieuL’an passé, la sociologie française commémorait les 20 ans 10 ans [1] de la disparition de Pierre Bourdieu. Comme sur Morbleu !, on est parfois un peu à la bourre, ce n’est que cette année que nous prenons la peine de regarder derrière [2]. Mais de quelle façon ! Voici un petit catéchisme bourdieusien faisant le tour de quelques concepts, qui, espérons-le, sera suffisamment clair à qui veut s’initier à la pensée du sociologue béarnais. Avec, en bonus, une petite critique de Pierre Bourdieu par Bernard Lahire. Oui. Ça clashe.

Que l’homme est fort et intelligent, et la femme souple et émotive

Pour dénouer la pelote théorique bourdieusienne, commençons très arbitrairement par tirer sur le fil de la notion d’« oppositions symboliques ». Les oppositions symboliques sont pour Bourdieu des grandes oppositions assez binaires entre des concepts qui paraissent aller de soi, à partir desquels les individus sont tentés d’appréhender le social pour le comprendre. Par exemple, ce sont les oppositions masculin/féminin, mobile/immobile, actif/passif, haut/bas, intelligence/émotion, esprit/corps, force/souplesse, etc. Des associations s’établissent ensuite entre certains termes de ces différentes oppositions. Par exemple, le sens commun (que Bourdieu nomme la doxa) considère souvent comme allant de soi que masculin = force = intelligence = …, lesquels s’opposent à féminin = souplesse = émotion = …

Toutes ces oppositions et systèmes d’oppositions, évidemment, sont en fait assez arbitraires. Elles sont le produit à la fois d’un processus historique et d’un processus sociologique. Les individus les incorporent cependant, et sont tentés de penser le social selon ces catégories comme si elles allaient de soi, en valorisant l’un ou l’autre terme de l’opposition suivant leur place dans l’espace social. C’est pourquoi il importe à la sociologie à la fois de les repérer et de les déconstruire. Premièrement, il faut montrer quels sont ces systèmes d’oppositions pour montrer comment le sens commun pense à partir d’eux, et deuxièmement les critiquer pour montrer en quoi ces systèmes sont assez arbitraires.

Cela conduit à autre point : celui de la violence symbolique. Ces systèmes symboliques d’opposition permettent de fonder un certain ordre, en privilégiant un terme sur un autre. Dans les exemples ci-dessus, c’est évidemment les associations fondées sur le masculin qui sont censées être supérieures au féminin. Par conséquent, ces oppositions permettent de fonder la domination masculine, en ce que, symboliquement, le masculin serait en adéquation avec les termes à privilégier dans chaque opposition.

Que les prolétaires aiment bien Johnny et la choucroute, et les notables Vivaldi et la Saint-Yorre

Autre exemple à propos du jugement de goût, qui a beaucoup intéressé Bourdieu. Une opposition symbolique paraît aller de soi entre la forme et la fonction, tout comme il y a une opposition, cette fois-ci plus réelle, entre les classes supérieures et les classes populaires. Or, Bourdieu remarque que les PCS+ privilégient la forme sur la fonction, pendant que les classes populaires ont tendance à faire l’inverse, en privilégiant la fonction sur la forme. Ceci à des répercussions sur les goûts des individus issus de ces classes.

DaliDu côté des PCS+, le goût pour une nourriture légère, pour l’art moderne (Mondrian, Pollock, Picasso, Dali, etc.), pour la musique instrumentale (musique classique, jazz non vocal, etc.), et aussi pour des sports mettant en avant des critères d’esthétique (aïkido, danse, équitation, golf, etc.).

Du côté des classes populaires, le goût pour une nourriture consistante, pour l’art dit « pompier » (art académique, peinture toujours figurative, hyperréalisme, etc.), pour la chanson à texte, et donc également pour des sports mettant en scène un corps outil (cyclisme, boxe, lutte, etc.).

Une violence symbolique se manifeste alors d’un côté et de l’autre, au travers d’expressions que l’on s’envoie au visage, et que chacun connaît : « ce n’est pas de la nourriture/de l’art/de la musique/du sport ». Le goût des uns est le dégoût des autres, et réciproquement, comme le remarquait déjà David Hume dans De la norme du goût.

Dans le champ des pratiques sportives, on constate alors une superposition du système des sports et de l’espace social. Ceci découle immédiatement de ce qui vient d’être exposé. Il y a d’un côté le système des sports, qui permet de positionner les sports en fonction des différentes oppositions symboliques, comme par exemple la forme et la fonction − mais l’on peut penser à d’autres oppositions : par exemple, la classification de Jean-Paul Clément à partir de la « distance de garde » dans les sports de combat. Il y a alors une analogie, une symétrie entre d’un côté ce système des sports, et d’un autre côté l’espace social (que l’on peut construire en fonction du capital culturel et économique des individus). En somme, certains sports correspondent davantage à certaines classes sociales, ce qui se confirme empiriquement, lorsque l’on enquête et qu’on interroge les gens : le football et la lutte aux classes populaires, le tennis et l’équitation aux classes dominantes.

Que l’on vit sa condition sociale dans son corps

Marcel MaussIl y a donc une culture corporelle propre à chaque individu, mais aussi propre à chaque classe sociale, voire propre à certaines civilisations. Ce qui est en jeu ici est tout simplement la notion d’habitus corporel de Bourdieu, qui est un rediscussion de la notion de « techniques du corps » de Marcel Mauss. Or, comment cette culture corporelle s’incorpore-t-elle aux individus ?

Il y a une façon explicite, qui correspond à des choses bien visibles. Par exemple, tout ce qui relève de commandements du type : « Tiens-toi bien ! Ne mets pas les coudes sur la table ! Ne mange pas avec les mains ! En rang deux par deux ! Habillez-vous de telle façon pour venir dans ce lieu, etc. ». L’école est évidemment un des lieux privilégiés où tout cela se déroule, mais également le sport (que l’on pratique par ailleurs à l’école).

Mais tout cela se transmet également d’une façon implicite. Sans qu’il y ait besoin que l’on nous enseigne lourdement à faire les choses d’une certaine manière, nous les faisons naturellement ainsi, sans se poser de question. Par exemple, nous suivons l’exemple de l’entourage familial, nous tendons à imiter nos parents, nos frères, nos sœurs, sans pour autant que l’on nous dise de façon explicite de le faire. Les pratiques culturelles sont également le moyen de diffuser ce genre de comportement. Cela peut aussi se faire par des allusions langagières : si Maman m’emmène au McDo, et, me montrant un autre petit enfant, me dit qu’il mange comme un animal ou un sauvage, j’en déduis de moi-même que je ne dois pas manger comme ça.

Pour résumer tout cela, la norme des comportements corporels est souvent explicitement visible et lisible dans ce que l’on dit ou demande aux individus, mais elle peut aussi exister implicitement, sans que cela soit perçu directement. Dans ce dernier cas, cela fonctionne même souvent beaucoup mieux, car les gens intègrent les choses d’une façon subliminale, inconsciente, sans s’en rendre compte. Et c’est ce qui fait que les choses intégrées selon ce canal de l’implicite sont souvent beaucoup plus difficilement déracinables, comme les préjugés sexistes et homophobes. À force de s’entendre dire que l’on est pas une « gonzesse » ou un « pédé », le masculin se forge de façon inconsciente une certaine représentation, qui lui paraît presque naturelle, de l’homme, de la femme, des rapports inter et intra-sexes.

Chaque habitus (corporel ou non) est ainsi le révélateur d’une certaine vision du monde social. Le célèbre passage de Bourdieu dans La Distinction (p. 240) sur le choix des sports est à cet égard éclairant :

« On peut poser en loi générale qu’un sport a d’autant plus de chances d’être adopté par les membres d’une classe sociale qu’il ne contredit pas le rapport au corps dans ce qu’il a de plus profond et de plus profondément inconscient, c’est-à-dire le schéma corporel en tant qu’il est dépositaire de toute une vision du monde social, de toute une philosophie de la personne et du corps propres. »

On comprend pourquoi : chaque habitus est le produit d’une éducation familiale, mais également d’une socialisation dans un certain milieu social et culturel. On est constitué par un certain habitus en raison de notre origine sociale. Par conséquent, la façon dont on se rapporte à son propre corps trahit d’où l’on vient. Cela fait un peu cliché, mais on distingue de suite l’ouvrier de l’avocat, même à sa démarche dans la rue, même au téléphone en ne connaissant rien d’autre que sa voix. Par suite, comme dans chaque classe sociale règne une sorte de sociologie implicite des rapports sociaux, c’est en cela que l’on retrouve cette vision du monde social dans l’habitus. Le style de vie des individus appartenant à une classe sociale particulière résulte d’un système de dispositions qui se caractérise par des habitus spécifiques. Pour Bourdieu, par exemple, le style de vie des ouvriers se définit davantage par une recherche de l’utile, plutôt que par le souci de la forme, et ce dans tous les domaines (nourriture, art, sport, etc.).

Au fond, la vie est illusio

Mais la façon dont on s’oriente dans le monde social n’est pas dépendante de ces seuls facteurs. Un autre concept important de Bourdieu est celui d’illusio. Bourdieu utilise ce terme pour le distinguer du terme d’illusion. Une illusion, c’est une croyance fausse. Je crois par exemple que le bâton plongé dans l’eau est cassé, alors qu’en fait il est toujours droit : c’est une illusion d’optique. Ce que Bourdieu exprime par illusio est analogue à cette idée d’illusion, mais également s’en distingue. Il s’agit de la croyance qu’un individu va se forger quant aux finalités d’un certain champ dans lequel il va s’engager. Par exemple, le scientifique possède l’illusio que la science est la seule chose sérieuse valant la peine, l’artiste possède l’illusio que l’art est la seule chose importante dans la vie, etc. L’illusio, c’est finalement ce qui va permettre à un champ social spécifique de se constituer. C’est parce qu’il y a plein de gens animés par l’illusio que l’activité physique est bonne pour la santé ou est éducative (« un esprit sain dans un corps sain »), que le champ du sport peut exister : il y a une convergence sur une même illusio.

Or, cette croyance est évidemment très souvent arbitraire. Surtout, elle est dans tous les cas relative. En effet, l’illusio du scientifique, et celle du sportif ou du littéraire s’opposent : le premier considère que l’important est de percer les mystères de ce monde, quand le sportif juge qu’il vaut mieux transpirer plutôt que d’être un « intello » − le littéraire considérant à la fois que les nombres et les éprouvettes, ce n’est pas important, tout comme ne l’est pas courir autour d’un stade. C’est cette relativité de l’illusio qui lui donne son caractère d’illusion : chacun à l’illusion que le sens de la vie doit d’une façon véritable se subordonner à sa conception des choses, mais en définitive, rien ne permet de le justifier en vérité.

Jean-Pierre MockyL’illusio, comme on l’a vu, est ainsi lié au concept de champ social. Un champ désigne un sous-espace du social, qui possède son autonomie, ses propres règles du jeu, son fonctionnement particulier, ses enjeux spécifiques. On peut par exemple distinguer le champ artistique, le champ politique, le champ universitaire, le champ sportif, etc. Et l’on peut même distinguer des champs plus réduits, comme le champ de la philosophie, de la haute couture, etc. Les individus se positionnent dans un champ par rapport à sa logique propre, en fonction des enjeux considérés comme légitimes par l’ensemble des individus participant à ce champ (c’est-à-dire par rapport à ce qui est visé par l’illusio), lequel mobilise un type de capital spécifique. Par exemple, la position occupée dans le champ universitaire est davantage dépendante du capital culturel, plutôt que du capital économique. Cette position dans le champ est par ailleurs indépendante de la position occupée dans un autre champ. Un artiste peut par exemple être dominé économiquement en général, mais être tout à fait dominant, être reconnu dans son champ. Peut-être Jean-Pierre Mocky est-il un bon exemple dans le champ du cinéma.

Que Bernard Lahire n’est pas tout à fait d’accord

Bernard LahireBernard Lahire s’est beaucoup opposé à certaines conceptions de Pierre Bourdieu, qu’il jugeait limitées pour rendre compte de certaines trajectoires individuelles. Lahire proposa ainsi le concept de « dissonance culturelle », forgé sur le modèle du concept de « dissonance cognitive » propre à la psychologie. Ce concept est proposé par Lahire afin de critiquer le concept d’habitus de Bourdieu. En effet, Lahire juge que le concept d’habitus de Bourdieu est trop abstrait, trop général, et ne rend pas bien compte de ce qui caractérise les individus. Il est rare selon lui de trouver chez un individu un système de dispositions fondé sur les habitus aussi cohérent que le voudrait Bourdieu. Au risque de caricaturer la position de Bourdieu, naître par exemple dans une classe sociale populaire condamne à n’avoir pour goût que des pratiques propres à ce milieu, et interdit d’apprécier des choses propres aux classes dominantes.

Au contraire, selon Lahire, les individus sont marqués par une pluralité d’expériences qui leur fait avoir des goûts dissonants : aimer le football et l’opéra par exemple, chose pratiquement impossible pour Bourdieu. Une « dissonance culturelle », c’est alors pour un individu participer de deux univers culturels qui, à première vue, s’excluent radicalement. Pour Bourdieu, on serait dans une forme « d’habitus clivé », qui conduirait à abandonner, tôt ou tard, l’un ou l’autre des deux habitus. Pour Lahire, cette situation de dissonance n’est pas exceptionnelle, mais est même ce qui caractérise tout individu.

Ceci rejoint le concept d’« acteur pluriel », également proposé par Lahire, à nouveau pour dépasser certaines positions de Bourdieu. Le problème de l’habitus est qu’il tend à unifier l’individu, à poser comme une essence définitive de ce qui caractérise ses dispositions. En schématisant à gros traits, un ouvrier, en tant qu’ouvrier, serait caractérisé par des choix, des goûts, des opinions particuliers, qui seraient les mêmes pour lui presque de sa naissance jusqu’à sa mort, et les mêmes pour tout autre ouvrier. Au contraire, Lahire considère que l’identité d’un individu est fuyante, sans cesse changeante, et qu’il n’est pas possible de l’enfermer dans une « boîte » particulière. L’habitus de Bourdieu constitue pour Lahire une généralisation abusive. Les individus sont en fait fondamentalement « pluriels ». La personnalité est multiple : nous sommes des « petites républiques », comme le remarquait déjà, là-aussi, David Hume. Les individus traversent en effet des mondes sociaux différents, qui « pluralisent » la subjectivité humaine.

D’un côté, selon Lahire, le système des habitus de Bourdieu n’admet pas d’exception dans les goûts, posant qu’il y a une cohérence fondamentale entre toutes les dispositions d’un individu issu d’une classe sociale particulière. D’un autre côté, Lahire considère en revanche que ce déterminisme de l’habitus est trop strict, les individus, en tant qu’ « acteurs pluriels », subissant des influences diverses en fonction des différents milieux qu’ils fréquentent, ce qui peut aboutir à des goûts contradictoires chez une même personne, sans qu’elle en souffre pour autant.
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[1] Pierre Bourdieu est décédé en 2002, ce qui faisait effectivement 10 ans l’an passé, en 2012, et non 20 années, comme nous l’avions curieusement calculé. Merci au vigilent lecteur ci-dessous (évidemment pas à Luccio, mais à Monsieur Grant Craishaue).
[2] Et comme Raymond Boudon est décédé cette année, on attendra aussi l’an prochain pour en causer.