La société du spectacle, nommant les choses précisément par ce qu’elles ne sont plus, ne cesse d’invoquer les « discours » là où personne ne parle à personne, là où règne la loi du buzz. Au mieux, lorsqu’un personnage public propose enfin un discours, la société du spectacle le qualifie-t-elle comme un « discours de vérité ». Ultime hommage d’une société obsédée par une vérité qu’elle ne sait plus chercher, à un discours qu’elle ne sait plus entendre. Mais l’espace public est-il condamné à se voir privé de tout discours ?

Cher amis, tentons d’aller au-delà de ces mauvais mots, véritable vent mauvais, mais « que du vent ».

Un discours, c’est la relation Je-Tu. C’est De Gaulle lançant « Je vous ai compris ». Mais ce Tu n’est guère à la mode, et Je est seul avec ses propos, ses objets, ses valeurs et ses adversaires. Ainsi Nadine parle et reparle, du « B », d’identité, et d’immigration non contrôlée. Pareil pour ses contempteurs, occupés de Nadine&B, d’ouverture et d’intolérance. Trop peu s’adressent aux migrants et aux Nadine ; parler aux pauvres, c’est chiant. — Difficile aussi de savoir quoi leur dire, d’où ma proposition à la politique de la nation, à lire ci-dessous-plus-loin.

Ainsi l’espace public, même bruyant, est-il vide, privé de discours. L’opinion est en manque, et prête à se jeter sur le premier rogaton venu. Un ministre lance « Vous en avez marre ? Et bien on va vous en débarrasser », et voilà son pseudo-discourspseudo, parce qu’il affirme des bêtises à des interlocuteurs qu’il n’hésite pas à enfermer dans le rôle de rustre — élevé en un puissant appel au peuple.

Dans ce monde obnubilé par la vérité-spectacle, le débat aussi devient un simulacre. On ne s’adresse plus aux autres, on propose des mots répétables, sans ennui et à l’envi. On ne se parle plus, on répète, on relaie, on twitte. Le propos est vrai, donc universel, donc à répéter sans y réfléchir ; pour se rassurer, pour bien faire, au service de l’information. Tout discours, destiné à d’autres qu’au on-dit, se condamne. Intrinsèquement, il devient toujours démagogique. Ne pas se livrer au prêt-à-bavarder, c’est chercher à plaire ; ne pas commencer par la vérité, c’est s’adonner à la persuasion. Le crime se lèse-vérité-spectacle est prononcé ; sans soucis du contenu.

On comprend l’agacement de certains invités de plateau-télé, pressés de produire leurs discours ou leurs pseudo-discours. Pardonnons-leur de parler par-dessus l’épaule de leur intervieweur, jusque derrière la caméra. Ils accusent leurs interlocuteurs-twitters de vanité, d’imitation paresseuse, de peur du chômage, d’ambition crasse, de pseudo-science ou de bourgeoisie bavarde. Et à voir un type persuadé que le budget de l’Etat est l’économie du pays, on les y encouragerait presque. Mais on raterait l’essentiel, le crédit qu’il faut accorder aux débats tels qu’ils sont, et avec, la précision de notre contre-modèle.

Les adeptes de la vérité-spectacle nous parlent, mais rêvent d’action politique. Leurs discours encombrent nos oreilles, mais s’adressent au Léviathan. Les premiers cherchent l’Oreille, du prince, de ses conseillers, de ses influences, ou du peuple qui vote pour lui ; il leur faut donc parler dans toutes les directions. Le discours des suivants commence par parler dans toutes les directions, plus certains de dire vrai que de conseiller. Finalement on crie, on buzz. Mais passons au-delà de l’écho bavard, et plongeons dans la tête de nos Tiresias et Cassandre.

Ce n’est pas tant leur égocentrisme qui les trompe, mais bien plutôt leur altruisme. Nos analystes les plus fins, trop souvent, s’imaginent être l’esprit ou l’entendement de la nation. Ils réfléchissent, débattent, débusquent les erreurs. Si l’on s’accuse de populisme, d’angélisme, d’idéologie, de compromission, c’est que nombre partagent une même crainte : se tromper, et causer du tort. Leur disputes sont altruistes : en car d’erreur, l’Oreille se trompera, le corps fera n’importe quoi, et ce sera la guerre, le désordre, l’oppression, le chômage, la décroissance, la pollution, la chienlit. Remarquons un défaut : ils ne s’adressent pas au corps du Léviathan (les plus malins s’y emploient, mais ce ne sont plus nos contre-modèles). Pourtant ce corps est fait de gens, et les gens vont mieux quand on les estime, et si tu parle pas aux aux gens, comment veux-tu nourrir leur estime ? [1]

Voici leur modèle : celui de l’action individuelle. 1) ça pense, 2) ça décide, 3) ça agit. C’est le grand modèle de la politique, de Rousseau à Rawls, en passant par Kant, Marx ou Hegel. Mais c’est un mauvais modèle si l’on s’autorise à s’arrêter à 1). On pense, on parle, et l’essentiel est fait. Paradoxe d’un modèle de l’action individuelle qui pousse à ne pas agir. L’action, c’est les autres. Si personne n’agit, j’ai parlé ; j’ai fait ma part. Ce n’est ni penser en homme d’action, ni agir en homme de pensée.

Pourtant les bavards ont le mérite de reconnaître aux (vrais) politiques une patience dont eux-mêmes sont dépourvus : s’intéresser aux râles des administrés. Ne manque plus à nos bavards que la réalité : ce râle est souvent au moins aussi vrai que leurs analyses les plus brillantes (oublions le cas des plus couillons, persuadés de saisir les méandres des inconscients sociologiques, économiques, etc. jusqu’à se vanter de pouvoir écarter les évidences, au lieu de chercher à en rendre compte). L’action politique, comme la discussion, ce n’est pas la leçon.

 

Peut-être pourrions-nous changer de modèle, ou du moins proposer un autre modèle : passer de la leçon à la discussion, et puiser dans les discours plutôt que dans les sciences. D’ailleurs discours et science ne sont pas incompatibles. Puisons par exemple dans le récit, voie d’accès une rationalité moins unilatérale que celle de la science, plus temporelle que spatiale. Un récit trace des unités, comme l’unité narrative (dramatique) au milieu des points de vue les plus irréconciliablesInscrit dans le présent, tourné vers l’avenir, il puise dans le passé (jusqu’à son style). Cela peut être un modèle pour l’action politique menée dans le temps. [3]

A la recherche des récits perdus, cédons à la tentation du roman. Certains proposent de réveiller le roman national, celui de Michelet, où le peuple français découvre son âme vaillante en Jeanne d’Arc, et son intelligence ouverte dans les droits de l’homme — en rajoutant l’excès de confiance dans la colonisation et la lutte contre les régions. Mais d’autres le jugent trop peu scientifique. Malheureusement, si un roman national semble inopportun, ce n’est pas en tant que non scientifique, mais déjà parce que nous ne lisons plus de romans. Nous sommes insensibles à ce qu’il peut nous dire de vrai, ou même à sa façon de s’adresser à nous. Ainsi du dernier Houellbecq, dont certains ne retinrent que les éléments propres aux bavardages habituels. Ils sont passé à côté d’un élément central : un héros balancé entre confort et inadéquation au monde qui l’entoure (inquiétante étrangeté), à qui on propose la même situation dans un monde totalement différent. Telle est la force du récit, montrer comment, sous des bouleversements fous, quelque chose demeure. Rien ne change, quand tout change.

Autre voie (ou tentation) : autant de récits (drames, comédies, romans, pièces, nouvelles SF, etc.), autant de modèles pour penser l’action politique, car tenir ensemble des points de vues opposés doit être possible. Ils nous faut des récits. C’est une autre leçon du bouquin de Houellbecq : y devient président celui qui propose un autre récit que les seules victoire et survie économiques (Houellbecq parle publiquement du du religieux, nous pouvons jouer ici à nous arrêter au récit). La société manque de récits, et gagnera qui lui en proposera. Peut-être faudrait-il se tourner vers le cinéma ou les séries TV. Produisons des séries télés nationales ! Lançons Un Village français de rois maudits.

Encore une autre voie : inclure des discours (Je-Tu) dans le récit (unité temporelle des contraires), et proposer la forme du discours au récit. Ça pourrait marcher. Notre roman national serait celui d’un peuple dont les membres cherchent à former un peuple qui se parle à lui-même. (On dirait une nouvelle mise en abîme par un auteur adolescent)

Jeu : Toi aussi pense le futur roman national !

Empruntant au décadentisme de Houellbecq, on rirait des solutions toutes faites, sans renoncer à voir la difficulté : produire une action douée de sens dans le présent, s’inspirant du passée, et tournée vers l’avenir. Il ne s’agirait plus d’écrire la décadence en cours sans imaginer aussi un avenir pour demain. Les héros de ce roman national ne seraient pas des écrivains cherchant quoi écrire, mais des Français s’adressant les uns aux autres – quitte à se disputer violemment, car on rajouterait une pointe d’Astérix.

Par exemple, personne ne nierait que la France fut blanche, mais aucun personnage ne pourrait affirmer que ça lui est essentiel sans qu’on lui reproche sa superficialité (mais sans chercher à l’exclure du récit, puisqu’il en est un personnage). Si vous êtes foufou, vous pourriez faire parler la France, l’imaginer s’incarnant dans telle ou telle figure ou institution. L’académie serait la langue, les stades son foie, et la campagne ses poumons. Encore plus mieux si vous sortez de l’anthropocentrisme, m’enfin c’est difficile.

A qui rappellerait la racine chrétienne de la France, on rappellerait sa latinité, ou la relation étroite du christianisme avec la laïcité, et avec l’ouverture aux autres croyances, comme celles des athées ou des Arabes. A qui insisterait sur sa latinité, on rappellerait les influences européennes, ou l’invention de la courtoisie et de la la galanterie. Et ainsi de suite.

Il faudrait tenter de tenir les choses ensemble, proposant aux nouveaux-venus de prendre part au récit, de proposer une histoire aux futurs nouveaux (enfants et immigrés). Et la conne se voilant impudiquement serait rabrouée comme la VRP de la peau blanche : mesdames, vous êtes superficielles, et vos histoires ne nous intéressent pas, écoutez donc la nôtre, nous écouterons ensuite les vôtres. Dans le même genre, entre Kipling, Senghor ou Ferry (Jules), on aurait à débattre sur les colonies (j’y connais rien).

Si je savais écrire tout cela, je le ferais. Mais je crois que c’est en train de s’écrire. Ou, comme on dit dans les publicités pour enfants promouvant des jouets en plastique et à piles : « A toi de jouer ! ».

Autre jeu : Toi aussi parle aux inconnus !

Un jeu plus simple : si tu n’as pas les récits, travaille les discours. Parle football, Hugo, Botticelli ou Astérix avec tes camarades.

Crée des communautés de discours, imagines-en avec n’importe quel groupe. Tu peux en reprendre des déjà existantes, comme les Lillois, les pédés, les mecs qui veulent pas qu’on dise pédé mais « gay », ou la communauté-musulmane-qui-certes-n’existe-pas-mais-dans-laquelle-certains-se-reconnaissent-un-peu-et-qui-d’ailleurs-n’aiment-pas-qu’on-parle-pour-eux-comme-lorsqu’on-veut-à-tout-prix-en-faire-des-anti-chrétiens-racistes-envers-les-athées. Le top serait d’inventer des communautés de discours, comme les gauchers, les amateurs de polar ou même les territoires. Pourquoi ne pas dire « Tu » aux lacs, forêts et montagne ? [4] Car il nous faudra bien, un jour, leur raconter une histoire plus intéressante que l’abattage industriel et le gaz de schiste. Il paraît d’ailleurs qu’il faudrait lire ceci.

Devenons-donc co-auteurs et co-destinataires de la parole publique, membre de milles communautés définies par nos discours, plutôt que par la finance, les politiques, les sociologues, ou, plus tristement, par nos habitudes. Comme écrivains nationaux, locaux, familiaux, de notre paroisse, quartier ou école, nous nous découvririons comme individus pas strictement enfermés dans les communautés où il se reconnaît. Certes, ce serait brouillon, ça sonne un peu RMC [5]. Mais rendons à RMC ce qui est à RMC : la parole publique y est aussi confiée à ceux dont les autres se contentent de parler.

Enfin comme co-auteurs de ces histoires, nous renforcerions nos estimes, personnelles et mutuelles [6]. Le discours comme pensée agissante et politique.

Bien sûr, tout est facultatif. Vous pouvez préférer vous tourner vers la vérité, et lancer des « Tu ne peux pas dire ça, tous les arabes ne sont pas musulmans, tous les musulmans ne sont pas arabes, d’ailleurs que nos arabes de viennent pas d’Arabie… » ; ou mieux « On ne peut pas dire ça… » ; ou mieux mieux « Les Français veulent/ne veulent pas entendre… ». Je vous comprends, il est urgent, et très doux, d’avoir raison. Bref, pensons en intellectuels, et non en hommes d’action. Laissons ces fadaises, et abandonnons discours et récits aux recruteurs d’hallucinés « nauséabonds ».

Très affectueusement,
Luccio

 

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[1] Si j’étais pédant, ce que je suis, je dirais qu’on tient là un gérondif objectif et subjectif. Si j’étais honnête, j’avouerais avoir tout piqué mon début à Guy Debord, La Société du spectacle. Si j’étais people, je dirais que c’est le gros défaut du pourtant aimable Alain F. (de parler des autres au lieu de parler aux autres). Si j’étais devin, j’annoncerais un plagiat de hommage à Bergson pour la fin du paragraphe suivant.
[3] Ça, je le vole plus ou moins à Paul Ricœur. Et je vous renverrais bien à Alasdaire MacIntyre (Après la vertu), qui rappelle bien qu’on n’a pas à faire sans tradition, mais qu’une tradition s’interprète.
[4] Bruno Latour propose, paraît-il, de les inviter au Sénat. Et bien t’es pas si con Bruno (surtout depuis que j’ai lu La Vie de Laboratoire, enfin presque en entier), en fait t’es même intelligent.
[5] Radio que j’ai déserté pour France Culture ; mais je continue de chérir RMC, car on n’a beau ne pas y apprendre grand chose, on a l’impression d’en être, comme un club de foot.
[6] Bon, ça c’est carrément piqué à Ricoeur, Soi-même comme un autre, étude 7, pp.210-211 : interpréter la vie bonne comme un texte. Et je dois l’avouer, le « Je-Tu » je le pique à Levinas (et pas qu’un peu !). Cet automne est rigolo.