Lorsque je lis Romain Gary, parmi mille sensations et morceaux d’intelligence, j’ai l’impression d’un mélange de Nietzsche et de Levinas : méfiance vis-à-vis du Moi, éloge du féminin, etc.
Dans mon panthéon personnel Gary est au sommet. Il a même quelques pouvoirs. Ainsi, il donne du sens aux propos apparemment abscons du philosophe juif [1], ou rend sensible à la profonde gentillesse comme à la réelle générosité qui anime les écrits de Nietzsche — qui, tel que je le lis, n’est pas un méchant mais un gentil, un Gary plus fou, plus métaphysicien. Ces penseurs font partie du même giron, que je ne maîtrise pas encore assez.
Je ne sais pas ce qu’en penserait Gary. Il ne devait pas vraiment connaître Levinas, et préférait sans doute Rimbaud à Nietzsche – en effet, lorsqu’il se méfie de Je, il n’évoque pas Nietzsche, mais la « part Rimbaud ». Sans doute s’amuserait-il qu’on aille chercher le fond de sa pensée, car est-ce si intéressant ?
Laissons au moins infuser sa pensée ; comme les idées de Nietzsche ont infusé, en lui, en d’autres, par lui et par d’autres. Gary, penseur moins fondamental mais auteur excellent, mérite aussi d’infuser. En tout cas chez moi il infuse grave. Afin de vous convaincre à coup sûr, voici un petit extrait sur lequel je suis tombé par hasard. Les derniers paragraphes sont fabuleux.
Ah, au fait, petit élément de contexte, c’est un extrait de Pour Sganarelle. Gary y interroge quelques théories littéraires, et se demande comment faire évoluer son personnage et produire un roman de valeur, le roman picaresque moderne (si j’ai tout bien compris). Lisons une ligne de la quatrième de couverture « En relisant l’ouvrage, je suis surpris et peiné par le caractère modéré et courtois du ton. Je regrette de ne pas avoir su parler de quelques outrecuidantes escroqueries, fumisteries et fourberies intellectuelles de notre époque avec un peu moins de retenue. »
Mais voici qu’arrive encore mieux, un extrait où Romain Gary parle de la CONDITION HUMAINE !!! Du Moi, de la mort, de la liberté (Pas mal cette présentation, non ?)

« Cette « condition humaine » dans le roman est devenue une facilité d’effet, une commodité littéraire à prétention abyssale, mais sa « profondeur » se réduit finalement à une de nos plus vieilles médiations, qui n’était même plus originale chez Hamlet. Elle est une extraction d’un jus de souffrance qui n’a plus aucun goût artistique : à écarter de mon roman. Les méditations littéraires sur l’irrémédiable ont déjà tout donné et elles n’ont donné que l’irrémédiable. Ce mur des lamentations nous cache la vue : il a été, du reste, bâti par l’Eglise pour enfermer dans la « vanité de toutes choses », et surtout, bien sûr, du « jouir » de la vie. Je ne suis tenu envers la « conditions humaine » à aucun respect, à aucune pieuse vénération : elle est Moi, et je n’ai pas à Me renifler amoureusement. Au cours d’une de ces Lectures pour tous, où les écrivains sont débités chaque semaine comme des rondelles de saucisson, le cher Dumayet m’avait demandé : « Pourquoi vous moquez-vous toujours de vous-même ? » Mais je ne me moque pas de moi-même, je me moque de Je, c’est-à-dire de ce qu’il y a aussi bien de cocasse et de délirant dans moi, dans Dumayet, que dans n’importe qui. Ce Je impayable, je peux le traiter avec un manque de respect total dans les autre comme dans moi-même.
Il n’y a pas de littérature moderne plus pénétrée de la mortalité du Moi que la littérature française. Les cinquante dernières années à cet égard ont été véritablement ahurissantes : au moment où j’écris (1965) le Moi-même moi-mêmissant ne trouve plus de rassurance que dans une contemplation mesmérisée de ce qui ne meurt pas, c’est-à-dire de l’inanimée. La pierre est devenu le suprême refuge culturel de l’homme.
Pour mon personnage, au contraire, sa mortalité représente avant tout une limite à sa responsabilité, la part royale que confère à chaque homme son insignifiance. C’est d’elle qu’il tire son insouciance, sa liberté.
Lorsque, dans cet humour que l’on trouve choquant, j’écris contre moi-même, je ne cherche qu’à me libérer du Je, toujours surabondant. Peut-être parce que je suis avant tout romancier, mes rapports avec ce qu’il y a de permanent dans mon identité m’exaspèrent parce qu’ils enferment ma vie dans un seul personnage et dans un seul roman. Et lorsque le besoin d’art et de création est dévorant, les rapports avec soi-même ne peuvent être que tendus : on est vraiment trop loin du compte. »

Gary, Pour Sganarelle [2], XXVI, ed Folio, p.271-272

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[1] Bon, ça sonne un peut antisémite, mais vous êtes sur un blog sulfureux. En outre c’est un blog informé, et Levinas c’est du genre à vouloir réunir la philosophie et le judaïsme, Athènes et Jérusalem ; bref on peut jouer à écrire « philosophe juif ». Mais notons, mot facile, que Levinas est surtout philosophe quand il philosophe. Sinon j’espère arriver à pondre prochainement un semblant de lien entre Gary et Levinas, même un truc à peine allusif.

[2] Notez que ce livre est composé de petits chapitres, que personnellement je lis dans le désordre et en tout lieu. Enfin, dernière ligne de la quatrième de couverture, « Pour Sagnarelle peut donc être considéré comme une préface à un roman en cours d’élaboration : Frère Océan » ; composé en fait de La Danse de Gengis Cohn (Frère Océan II) et La Tête coupable (Frère Océan III).